Bruno Carbonnet
Updated — 11/09/2020

Le regard surveillé

Le regard surveillé
Par Oscarine Bosquet
In Art Press n°148, Paris, 1990

Bruno Carbonnet fait des tableaux. Non pas un travail de mort ou de renaissance de la peinture, non pas des œuvres à propos de son mythe, de son dispositif ou de ses images, mais très précisément des tableaux. L'objet est inventé à la Renaissance et depuis lors l'énoncé le plus simple de sa fonction est : donner à voir, montrer au regard. Dans un contexte où les modalités pour faire œuvre relèvent plus du biais, de l'entre-deux que de l'évidence, ce face à face avec la fonction du tableau constitue une position. La position est radicale — c'est à ses racines que le principe du tableau est visé et sa pertinence dans le champ de l'esthétique touche au « politique : l'accès au tableau est ouvert à chaque individu ». 1 Il y a de quoi peindre, parce qu'il y a de quoi montrer à qui veut regarder. [...]

Épingler l'objet

Le rôle de la couleur — sa charge : épingler l'objet. Elle le désigne mais en même temps résiste à toute fermeture que provoquerait l'arrêt de son nom. Elle se déplace par exemple entre le contenu et le contenant, entre la figure et son lieu et fait circuler le sens. Avec des petits bruits ? : une boîte marron, dont le couvercle est soulevé pour montrer son trou opaque et plat comme une pierre tombale, est représentée en axonométrie dans un espace jaunâtre. S'il y a un corps dans la boîte, on n'en voit que la chair dans la couleur autour : le jaunissement d'un entrelacs de blanc et de rouge, d'une chair qui sèche, malade, pourrie. C'est cette sensation de chair qui se désincarne, cet incarnat morbide qui contient la boîte du corps disparu. « Je crois que dans ce corps Titien a employé de la chair pour des couleurs ». (Dolce) 2

Vrai. La figure oscille entre un œil et un vase — « n'oublions pas cette coupe qu'est notre œil » (Lacan). 3 Le tableau est petit, le format pointu, les contours de l'œil, les traces de sa construction, le contraste du noir et du blanc déchirants de précision. Seulement, une ellipse bleue, verticale, jette une ombre sur l'œil qui absorbe aussi un peu de bleu. Un peu plus bas, d'autres traces sombres viennent d'on ne sait où, « de plus loin »... L'opération du regard est entachée : l'incision de l'orange, sa luminosité coupante est sale, salie.

La couleur vise l'objet — événement coloré — et l'ouvre à sa signifiance. Son fonctionnement confond l'objet et le regard dans une humeur colorée : peinture d'un tableau.

Les tableaux de Carbonnet sont à proximité d'œuvres où le sens advient dans une zone d'excès pictural, dans un défaut de la représentation, de la figure, de la forme. C'est souvent autour de ces zones de sens que tournent les regards : le sexe de la Danae de Titien (Prado) où manque la dernière touche de peinture qui ferait la figure, un cou que Guéricault décapite et inachève, un abdomen ouvert et disséqué pour La leçon d'anatomie du docteur Joan Deyman de Rembrandt.

  • — 1.

    Bruno Carbonnet, entretien, paris, avril 1990.

  • — 2.

    Ludovico Dolce « Lettre à Mgr Alessandro Contarini », in M.W. Roskill, Dolce's « Aretino » and venetian art theory of the cinquecento, New York university press, 1968.

  • — 3.

    Jaques Lacan, Séminaire XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Ed. Seuil, 1973, p. 93.

© Adagp, Paris