Bruno Carbonnet
Updated — 11/09/2020

L'atelier

L'atelier, l'atome, l'actrice
Entretien Suite étonnée avec Patrice Blouin
In Semaine n°25, Analogues, 2004

Patrice Blouin : J'aimerais que tu nous parles du lieu où nous sommes, de ton atelier, et du lien qui existe pour toi entre ce lieu et ton travail.

Bruno Carbonnet : Il est important pour moi que, dans l'endroit où je travaille, il y ait un laboratoire photographique, l'atelier de peinture à côté, une cour où j'ai installé un mur-écran pour pouvoir filmer, et que tout ça existe ensemble. Le travail commence déjà là, dans la mise en place de ce dispositif. Cette mise en place va générer quelque chose. J'ai appris ça avec la peinture. Pollock n'existe pas sans une grange obscure aux États-Unis. S'il n'y a pas la grange aux États-Unis, il n'y a pas Pollock parce qu'il n'y a pas la place pour étendre la toile au sol, tourner autour et la tirer régulièrement à l'extérieur, en ne travaillant que l'été, comme le faisait Pollock. Toute création est liée à un dispositif.

Il y a le dispositif général du lieu où l'on travaille et puis il y a les dispositifs particuliers liés à une production spécifique. Cela tient toujours du bricolage, de l'expérience de laboratoire. « Tiens, on va prendre tel élément lumineux, on va l'envoyer dans une lentille qui va renvoyer une ombre sur le mur que l'on va pouvoir peindre ou prendre en photo. » Tout se passe comme dans les premiers dispositifs de camera obscura ou dans la Black Maria de Dickson. Il s'agit, pour moi, d'être dans le lieu d'agitation des rayons lumineux via la projection ou la réflexion. Je cherche à retrouver un étonnement premier comme lorsqu'on est allongé sur son lit et que l'on voit les ombres que dessinent les persiennes au plafond.

P.B. : Avant d'être peintre, photographe ou vidéaste, tu es d'abord un bricoleur.

B.C. : J'ai eu beaucoup d'ateliers différents et j'aime bien les construire, les moduler, les habiter — peindre les murs de telle couleur, installer les tables dans un certain arrangement. Construire un lieu est un moyen de donner corps à ma pensée. La rencontre avec Aby Warburg, le projet Mnémosyne et l'idée d'une « histoire de l'art sans texte » fonctionnant par montage d'images sur un fond noir m'ont impressionné. Mon atelier est nourri d'images-signes, de trajectoires de sens, de scénarios possibles. C'est une part décisive du travail artistique. Les peintres n'ont jamais cessé de construire des dispositifs. Turner, qui avait besoin d'humidifier complètement ses papiers d'aquarelle, avait construit un système de séchage avec des pinces à linge pour ses chambres d'hôtel. Caspar David Friedrich séparait l'espace du mélange de la couleur de l'espace où il peignait. C'est un autre dispositif, une autre vision de l'univers.

P.B. : Mais quelle place occupe alors l'œuvre finale ?

B.C. : Elle vaut comme membrane d'échange. Elle vient catalyser toutes ces informations et les faire passer à l'autre. C'est sans doute quelque chose que j'ai retenu de mon séjour en Inde du Sud. Il n'y a pas besoin de sacraliser le résultat. Les moyens sont aussi importants que l'œuvre qu'ils permettent d'accomplir. Mais encore faut-il que les moyens utilisés depuis le début soient appropriés pour que la membrane porte en elle tous les espaces, les réflexions, les gestes, les incertitudes qui l'ont précédée. Alors cela peut faire révélation et c'est cela qui va être donné à voir. Ma lecture des œuvres, je la fais comme ça, en passant d'un côté ou de l'autre du miroir, de la membrane, ou en me tenant à son lieu de vibration.

P.B. : Que penses-tu que le dispositif spécifique que tu as mis en place pour "Suite étonnée" ait produit comme image filmique ?

B.C. : Je voulais que l'on soit en pays de connaissance — on voit des sphères, des ombres, des feuillages, de la nature — et que, en même temps, il y ait quelque chose d'étrange, un étonnement. Je voulais retrouver une acuité du regard dans des choses très simples comme lorsqu'on est sous un arbre et que l'on voit les feuilles bouger. Je recherchais cet état de vacuité qui permet aux choses d'arriver, un laisser-aller dans le bon sens du terme, une sorte de sieste diurne ou nocturne. D'où le titre de Suite étonnée. Pour retrouver cette acuité, j'ai rapproché des éléments cadrés, parcellaires, de la nature environnante, des plans de pure picturalité et des plans réalisés en studio, mettant en scène une sorte de cosmogonie en chambre. Je voulais que s'établisse un jeu d'échos entre différentes échelles et entre différents flux.

P.B. : Peux-tu parler des tableaux de ciels qui précèdent et accompagnent "Suite étonnée" ?

B.C. : Cela fait un peu plus de cinq ans que je m'intéresse au ciel, à des morceaux de ciel. J'aime le pari qu'ils incarnent pour la représentation. Un ciel réunit à la fois l'abstraction la plus grande et la figuration la plus simple. Toujours là, toujours en mouvement. Il suffit de baisser les paupières et tout a changé. Il y a pourtant une paradoxale appartenance d'un ciel à un territoire. Chacun a sa particularité. Le ciel asiatique n'a rien à voir avec le ciel d'ici et pourtant tout se déplace. On va retrouver des sables du Sahara au-dessus des États-Unis.

Le problème, comme disait Boudin, est de faire éclater l'azur avec la boue de la couleur. On part d'une matérialité bien déterminée, qui est celle du tableau, sur laquelle on ajoute une autre matérialité, qui est celle de la peinture, et l'ensemble doit produire une sorte de flottement de perception. Où est la surface picturale ? Est-ce qu'elle est en avant ou en arrière de la toile ? Dans quel état d'apesanteur par rapport au tableau ? Comme mes tableaux sont cadrés haut, on n'a pas de ligne d'horizon, de point de référence. (...) Ces tableaux ont plus à voir avec la tache, la macule. Tout ce qui glisse fait composition et apparaît comme dans un bac de révélateur.

P.B. : Ce travail est très lié à tes connaissances et à ta pratique de la photographie.

B.C. : Peindre et photographier ont toujours été, pour moi, des activités concomitantes qui, chacune à sa façon, interrogent la lumière. Ce qui, je crois, a pu intéresser Stieglitz ou Strindberg, en photographiant le ciel, c'est de ne presque rien mettre comme sujet entre l'émanation de lumière et la réception de la plaque sensible. Photographier un ciel, c'est avant tout photographier de la lumière. Le ciel en tant que tel n'est qu'un écran à matérialiser les fonctions lumineuses. Quand Stieglitz appuie sur l'obturateur, il ne voit pas ce qu'il fait. Il y a toute la réception et la transformation du rayon lumineux sur la plaque sensible. On trouve des densités extrêmes dans certaines de ses photographies, avec des noirs très profonds qui n'existent jamais dans le ciel. C'est combiner une référence à la nature et l'exposition du procédé photographique — procédé qui fait lui-même partie de la nature.

© Adagp, Paris