Fabrice Croux
Updated — 31/08/2015

Sylvains

Sylvains
Stéphane Sauzedde, 2012
Extrait du catalogue Autres, Être sauvage de Rousseau à nos jours, Les presses du réel

Des petits tas ont été formés sur le sol. Formes bosselées, massives ou serpentines, tas modelés isolés les uns des autres, ici contre un mur, là mangeant un angle ou un pilier ; ailleurs au centre de la pièce, dans le passage, comme une borne faisant signal au milieu d'une plaine.
Les Sylvains de Fabrice Croux, sont des sculptures de sable, parfois ocre, parfois noir, mais aussi beige, bleu, rouge, voire multicolore, animées de points de lumière qui clignotent discrètement. Elles semblent être des termitières chargées d'électronique, ou bien des constructions spatiales pour on ne sait quelle planète, maquettes de films SF, ou encore des petites dunes, accumulations éoliennes figées en attente de la prochaine tempête. Elles semblent être des créatures ou des architectures, elles semblent organiques, mais aussi géologiques ; elles semblent représenter quelque choses – mais quoi ? – elles restent intensément abstraites. À vrai dire, les Sylvains sont des sculptures instables dont le sens semble toujours échapper, comme par bouffée ; comme si le sens pouvait être de la vapeur soufrée relâchée par le sol en exhalaisons irrégulières.

Parce qu'il s'agit de sculptures, les Sylvains s'inscrivent dans une histoire d'œuvres et d'artistes qui tout en produisant précisément des formes refusent le monument et préfèrent le tas, l'épanchement, la masse sur le sol : Bernar Venet utilise du charbon (Tas de charbon, 1963), Judy Chicago de la glace (Disappearing environments, 1968), Guiseppe Penone, des pommes de terres (Patate, 1977), Wolfgang Laib du pollen de noisetier (The Five Mountains Not to Climb On, 1984), Felix Gonzalez-Torres des bonbons (Sans titre, Portrait de Ross à LA, 1991),  etc. Dans cette histoire, les Sylvains sont des tas spécifiques qui négocient leur efficacité avec notre œil et notre corps – nous les reconnaissons sculpture tout en les découvrant inédits, stupéfiants.
Les Sylvains se révèlent être également de prodigieuses matrices narratives : ici, parce que le Sylvain est fait de sable de chantier, qu'il impose son beige sale sous la lumière du lieu d'exposition et que quelques points rouges clignotent faiblement, c'est tout un imaginaire de la sécheresse, de la poussière et de l'aridité qui semble convoqué. Ailleurs, parce que le sable est noir à gros grain, que le tas est modeste, étendu sur le sol, dans l'ombre, qu'il clignote confortablement de ses pastilles multicolores, l'espace du Sylvain semble devenir lounge, doucereux et vague – banquette de fin de soirée, dernières heures floues avant le matin.
Véritables concrétions narratives, les Sylvains prennent donc forme in situ en s'appuyant sur les caractéristiques du lieu, mais ils ont aussi la capacité à projeter le spectateur dans des chimères avec une rare précision. Ils tiennent du champignon : ils poussent différemment selon les sols, la lumière, l'humidité, mais ils se révèlent surtout psychotropes, tirant ou poussant le spectateur dans ses méandres cérébraux.

Ces sculptures ne seront donc jamais domestiquées. Pour qui les fréquente, elles semblent se tenir aimablement là, avec une certaine douceur, avec de la joie même, et il est aisé d'être leur compagnon. Mais bien qu'elles apparaissent instantanément familières, il ne faut pas pour autant les croire siennes : il est plus que certain qu'elles resteront sauvages. Leur nom le dit : elles partagent leur étymologie avec le « sauvage » (les « sylvains » viennent de la forêt, silva en latin, tout comme en vient l'homme sauvage, l'homo sylvestris, de l'époque médiévale.) Mais surtout, ensemble, rassemblées dans une pièce, il faut comprendre que ces tas forment une « meute tranquille » (titre que Fabrice Croux avait donné à sa monographie à OUI, à Grenoble, en 2008). C'est à dire qu'ils sont calmes et soignés, agréables aux sens, mais ils sont également absolument émancipés, inassignables comme une meute. Et c'est pour cela que les Sylvains sont aussi centraux dans le travail multiple, varié et généreux de Fabrice Croux. À la lisière du domestique – radicalement sauvage.