Baptiste Croze
Updated — 17/01/2018

Keep your distance

Keep your distance
À propos des "ponçages" de Baptiste Croze : de l'objet décoratif à la photographie en passant par la sculpture.
Pierre Tillet, 2014

Dans son travail en cours, dont SEKHMET_MARIEJESUS_FEMME(BENIN)_MOINEPLEUREUR_TOTEM
3SINGES_PYRAMIDE
, 20141, est, à ce jour, l'exemple le plus abouti, Baptiste Croze poursuit la déconstruction des limites entre les médiums artistiques. Cette entreprise caractérisait déjà une série de trois œuvres faisant exposition, rassemblées sous le titre générique Sculptural Studies 2. Le protocole de ces dernières peut être résumé de la façon suivante. Pour les réaliser, Croze collecte des objets verticaux, renvoyant à l'aspect phallique de la sculpture traditionnelle. Puis il les dispose dans l'espace d'exposition selon leurs formes, couleurs et volumétrie. Le résultat relève à la fois de l'art en trois dimensions, de la peinture (le sol étant ici l'équivalent d'une toile vierge) et de l'installation (dans la mesure où ces œuvres sont éphémères, in situ, et spatialisées – les spectateurs sont invités à y pénétrer).

De même que les Sculptural Studies, les "ponçages" de Croze sont le fruit d'un processus visant à explorer la porosité entre plusieurs domaines. L'artiste glane tout d'abord des objets décoratifs de différentes natures. Ce sont des statuettes, parfois de simples bibelots, voire des produits utilitaires, moulés ou fabriqués à la main dans une sorte d'artisanat à la chaîne. Muni de différentes machines, Croze altère leur surface en les ponçant, dans le but de supprimer leur caractère figuratif. De cette manière, il transforme ces objets multiples en œuvres uniques. L'absence de propriétés mimétiques de ces sculptures abstraites rend leur identification presque impossible. À ce stade, le spectateur se trouve confronté à différents effets sensibles et à plusieurs strates de sens. En effet, la métamorphose d'objets décoratifs en sculptures est une action plus complexe qu'il n'y paraît. Certes, les objets sont dénaturés d'une manière agressive, mécanique et laborieuse. Mais ils acquièrent dans le même temps le statut de sculptures qui ne renvoient à rien d'autre qu'à elles-mêmes. La perte de valeur liée à la disparition de toute qualité figurative est donc associée à l'attribution d'une valeur plus grande, propre à l'œuvre d'art. Une autre facette de cette première étape est la révélation de la matérialité de ces objets. Ôtant partiellement ou totalement la finition des objets décoratifs, Croze rend visible le plâtre, le bois, la résine ou le métal dont ils sont faits, et, dans le même temps, leur confère l'aspect de vestiges sans qualité.

Baptiste Croze pourrait s'arrêter là, et exposer tels quels ces readymade rectifiés. On aura deviné que ce n'est pas le cas, puisqu'il photographie chaque objet sur un fond de couleur pastel. Les sculptures en elles-mêmes n'ont pas vocation à devenir œuvres. Elles n'existent qu'au travers des images qui les montrent. L'une des propriétés essentielles de la sculpture est donc neutralisée : le spectateur ne peut plus faire le tour des œuvres pour en contempler les différentes facettes. En outre, le passage à l'image photographique est synonyme de perte de relief. Ceci vaut au sens littéral, car l'opération s'accompagne d'un "aplatissement" des œuvres. Mais cette transformation a aussi un sens symbolique : elle renvoie au devenir photographique de toute forme d'art auquel invite la reproduction des œuvres.3 Une autre dégradation que Croze fait subir aux sculptures tient à la manière dont il produit les représentations elles-mêmes. Certes, les images ont un impact visuel, dû à l'angle de prise de vue, aux fonds colorés (dont les tons sont simultanément neutres et décoratifs), et au code iconographique adopté (qui cite, sur un mode parodique, la photographie d'objets ethnologiques). Pourtant, cette esthétisation ne peut faire oublier une déperdition plus importante. Chaque objet poncé est cadré de la même manière que les autres, de sorte qu'il occupe peu ou prou la même place dans les images. Par la photographie, une sculpture de 5 cm de hauteur peut être rapprochée d'une autre cinq fois plus élevée. Ainsi, Croze relativise les quatre critères qui, selon Robert Morris, définissent toute sculpture : échelle, proportion, forme et masse.4

Ce principe d'équivalence, qui rend les sculptures plus énigmatiques encore, est en partie "compensé" par le tirage puis l'exposition des images. Cet ultime moment du processus est double. En fonction de la surface dont il dispose, Croze choisit un certain nombre de photographies d'œuvres poncées. Puis il les imprime sur papier au format affiche (120 x 80 cm), avant de les coller sur un mur ou une cimaise. Pour son exposition à Néon, il a sélectionné des images d'une statuette égyptienne, d'un objet religieux, de sculptures africaine, tibétaine, asiatique, ainsi que d'une pyramide destinée à orner un aquarium. Ce choix répond à des considérations empiriques, liées au degré de ponçage des sculptures, à leurs formes, référents, matériaux, ainsi qu'aux couleurs des fonds sur lesquels elles apparaissent. Chaque photographie dispose d'un titre allant du plus explicite (par exemple, "PYRAMIDE") au plus intriguant (qui connaît la divinité égyptienne donnant son nom à "SEKHMET" ?), leur suite permettant d'obtenir le titre de l'œuvre. En effet, Croze n'expose pas ses images de sculptures poncées isolément, mais s'en sert pour composer in situ des planches d'images. D'un esprit proche de celles que l'on trouve parfois dans les atlas scientifiques, ces planches évoquent un montage où les relations prolifèrent et ne se réduisent jamais à ses termes.

Initiée par Croze en 2014, la démarche des "ponçages" peut paraître complexe. Elle l'est à certains égards, car il joue d'allers et retours constants entre valorisation (le passage de l'objet décoratif à la sculpture) et perte (de la sculpture à la photographie), cette dernière étant suivie d'un nouveau gain esthétique (la manière dont sont tirées les photographies, leur mise en rapport et l'attribution d'un titre, seul indice permettant de se faire une idée de ce que représentaient les objets décoratifs). En les mêlant, Croze maintient les médiums qu'il emploie à distance les uns des autres. Ainsi, ce qu'il y a de noble dans un médium est rabaissé par ce qui ne l'est pas dans un autre, et inversement. Dotés d'une indéniable efficacité rétinienne, les "ponçages" apparaissent alors comme une sorte de triomphe du faux : les sculptures ne sont pas totalement abstraites, ce sont de faux vestiges ; les photographies sont de trompeuses vues d'expositions, etc. Cela pourrait bien être la manière la plus convaincante de produire de l'art, comme le montrait déjà, dans un autre registre, F for Fake (1971), où Orson Welles se dissimulait derrière de nombreux et insaisissables doubles.

  • — 1.

    Baptiste Croze, SEHKMETMARIEJESUSFEMME(BENIN)MOINEPLEUREURTOTEM3SINGES_PYRAMIDE, Néon, Lyon, 2014.

  • — 2.

    Cette série comprend Sculptural Studies réalisée en 2012 à Moly-Sabata (Isère), Sculptural Studies (Grey Scale), œuvre présentée en 2014 à la Galleria Alessio Moitre (Turin, Italie), et Sculptural Studies (E. O.), conçue la même année pour le musée des moulages de Lyon.

  • — 3.

    Ce que Walter Benjamin a thématisé dans "L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique" (1935).

  • — 4.

    Lire Robert Morris, "Notes on Sculpture, Part 1", Artforum, vol. 4, n° 6 (février 1966), reproduit dans R. Morris, Continuous Project Altered Daily, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1993, p. 4.