Baptiste Croze
Updated — 17/01/2018

Priape à terre

Priape à terre
Art, genre et politique dans les Sculptural Studies de Baptiste Croze
Par Pierre Tillet, 2014

Réalisée pour la première fois par Constantin Brancusi en 1918, La Colonne sans fin est, comme on le sait, une forme sculpturale reposant sur le principe de la répétition d'un module. Parce que les éléments qui se trouvent à ses extrémités sont tronqués, elle n'est pas close sur elle-même. Le spectateur peut l'étendre mentalement, sans limitation vers le haut ou vers le bas. En 1966, Carl Andre conçoit Lever, une sculpture constituée d'une ligne de briques réfractaires juxtaposées au sol. « Tout ce que je fais, explique-t-il, c'est mettre La Colonne sans fin de Brancusi par terre et non dans le ciel. Presque toute la sculpture est priapique avec l'organe masculin dressé. Dans mon travail, Priape est au sol. » 1 L'horizontalité de Lever implique une perte par rapport à la dimension cosmologique de La Colonne sans fin, cet « axe du monde ». 2 Elle marque un refus des conventions attachées à la sculpture, synonyme de formes érigées du bas vers le haut (c'est du moins ainsi que l'on peut aborder la statuaire, qui, jusqu'au début du siècle dernier, représentait l'essentiel des œuvres d'art en trois dimensions). Andre critique ce qu'il nomme les « postulats répressifs de la verticalité ». 3 Sa sculpture, qui ne consiste pas à façonner un matériau, mais à prendre l'espace même de la salle d'exposition comme matériau, dénonce l'idée d'un « axe vertical [qui] est l'emblème des prétentions de l'homme à l'élévation, au spirituel ». 4 Lever, œuvre ayant pour effet une désidéalisation de la sculpture, renvoie ainsi à la concrétude du sol ou de la terre, voire à l'énergie libidinale du corps venant du bas, de la « boue du réel ». 5 Cela permet de comprendre ces autres propos tenus par Andre, toujours en 1966 : « Mon travail est athée, matérialiste et communiste. Il est athée car sans forme transcendante, sans qualité intellectuelle ou spirituelle. Matérialiste parce qu'il est réalisé avec des matériaux qui ne prétendent pas en être d'autres. Et communiste parce que la forme est également accessible à tout le monde. » 6

Bien sûr, Andre n'est pas le seul artiste à avoir développé cette analyse liant la verticalité de certaines formes artistiques à l'idée de domination masculine. On peut rappeler, parmi d'innombrables exemples, le Portrait d'une jeune fille américaine dans l'état de nudité, dessin mécanomorphe à l'encre de Picabia datant de 1915, où la collectionneuse Agnes Ernst-Meyer apparaît sous la forme d'une bougie de moteur portant l'ironique inscription « FOR-EVER » ; ou Batcolumn (1977), monumentale batte de base-ball en résille métallique dressée dans l'espace public par Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen, à Chicago, avec l'intention de moquer la virilité du sportif instrument, comme de l'architecture de certains gratte-ciel de la ville ; ou, enfin, la structure de Vito Acconci, High Rise (1980), volume dépliable en aluminium, bois et plastique, élevé à l'aide de corde et de poulies, jusqu'à constituer une pseudo architecture sur laquelle est peint en rouge le grotesque contour d'un phallus.

Lorsque Baptiste Croze intitule Sculptural Studies une série comprenant trois œuvres – Sculptural Studies à Moly-Sabata (Isère), en 2012, puis Sculptural Studies (Grey Scale) à la Galleria Alessio Moitre (Turin, Italie), en 2014, et Sculptural Studies (E. O.), au Musée des Moulages de Lyon, la même année – il se situe en quelque manière dans la continuité de Picabia, Andre, Oldenburg ou Acconci, en prenant pour point de départ de sa réflexion le caractère phallique de la sculpture. Cela se traduit chez lui non par des réalisations horizontales comme chez Andre, mais par des installations d'objets verticaux n'excédant pas la « hauteur du genou ».7 Ces objets sont extrêmement divers ; collectés en divers lieux, parfois en rapport direct avec l'espace d'exposition investi, il peut s'agir d'un pied de table, un flacon de lessive, un appareil de radio dont l'antenne pointe vers le haut, une quille de bowling, un support de rouleau à peindre, un vase, une lampe-torche, un bilboquet, un fragment d'aile provenant d'un moulage abîmé de la Victoire de Samothrace... Certains sont des objets produits en masse, comme dans les premières œuvres de Tony Cragg. La plupart sont porteurs d'une histoire spécifique, que le spectateur ignore le plus souvent, mais qu'il perçoit plus ou moins consciemment (voire qui appelle une projection d'un fragment de sa propre histoire). Au musée des moulages, parmi les objets déployés – plus de huit cent – on trouve aussi des par d'autres artistes8. Le travail présenté repose alors, de manière secondaire mais significative, sur l'idée d'une dilution de la notion d'auteur, une orientation héritée de l'art, de la littérature et de la philosophie des années 1970-1980 9. Il n'est pas anodin, de ce point de vue, que Sculptural Studies (E.O.) ait été produite par Croze avec cinq étudiants de l'Université Louis Lumière Lyon 2 (ce dont on trouve un rappel dans le titre de l'œuvre, puisque « E.O. » signifie « Étudiants en Option »). 10

Pour empiriques qu'ils soient – un empirisme « à l'anglaise » –, les principes caractérisant le protocole des Sculptural Studies sont rigoureux. Afin de disposer dans l'espace les objets qu'il a glanés, Croze prend en compte leur forme, leurs qualités chromatiques et leur volumétrie. Arrangeant ces éléments en lignes obliques, par triangulation et selon des espacements apparemment aléatoires, il s'approprie avec subtilité le lieu. Cependant, la caractéristique la plus importante des Sculptural Studies réside dans leur indétermination en termes de techniques : la série relève à la fois de l'art en volume, de la peinture, en raison de l'importance que Croze accorde à la composition et à la couleur, et de l'installation.11 L'auteur, qui considère le sol comme un analogon de la toile vierge d'un tableau, propose également des œuvres pénétrables. Les spectateurs sont appelés à déambuler dans le lieu d'exposition modifié par les objets, en alternant une vue surplombante (lorsque les éléments verticaux s'élèvent, pour ainsi dire, « entre leurs jambes ») et une vue rasante sur eux. Certains prennent alors conscience de leur propre verticalité, de leur poids et taille, du volume qu'ils occupent dans l'espace – sans toutefois aller jusqu'à se considérer comme des sculptures vivantes12 –, d'autant plus qu'il leur arrive de faire tomber des éléments, ce qui ne dérange pas l'artiste, qui voit là une conséquence de l'appropriation de son travail par le public. Enfin, chaque variation des Sculptural Studies est semblable à « une prairie où les herbes chatouillent les genoux des spectateurs ». 13 Elles font donc image, et peuvent aussi renvoyer à des paysages urbains, comme s'il s'agissait de vastes maquettes de villes. Des villes poétiques où chacun serait libre de réinventer son habitus (l'habitus actif que Spinoza associe aux affects naissant de la raison ou excités par elle)14 ; des villes d'inspiration situationniste où l'on pourrait repenser l'urbanisme, l'architecture et, par extension la politique (considérée comme gouvernement de la vie dans la cité), en dehors des dogmes de la culture fonctionnaliste (15) ; des villes composées d'espaces non stéréotypés, où les voies de communication occuperaient l'essentiel de l'espace, comme la métaphore d'une circulation plus générale des appétences, projets et désirs individuels.


  • — 1.

    David Bourdon, « The Razed Sites of Carl Andre : a Sculptor Lid Low by the Brancusi Syndrome », Artforum, octobre 1966, p. 15, cité dans Sylvie Coëllier, « Brancusi/Carl Andre. Une question d'espace », Les Cahiers du Musée national d'art moderne, Paris, Éditions du Centre Pompidou, n° 47, printemps 1994, p. 86. Rappelons que Priape est un dieu mineur de la mythologie grecque, identifié par son membre viril démesuré. Ce malheureux ne connaît jamais la détente sexuelle, car sa perpétuelle tumescence est supposée exclure émission séminale et volupté. Dans les épigrammes de l'Anthologie grecque on le découvre « campé dans un jardinet [...], toujours en érection », en train de détourner « les voleurs en les effrayant ». Lire à ce sujet Maurice Olender, « Priape », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/priape

  • — 2.

    Que l'on pourrait mettre en rapport – pas seulement d'opposition – avec Le Socle du monde (1961), de Piero Manzoni.

  • — 3.

    D. Bourdon, art. cit., dans S. Coëllier, art. cit., op. cit., p. 86.

  • — 4.

    Ibid.

  • — 5.

    Rosalind Krauss, L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, coll. « Vues », dirigée par Jean-Pierre Criqui, trad. par J.-P. Criqui, 1993, p. 248.

  • — 6.

    Propos de C. Andre dans D. Bourdon, art. cit., dans Vincent Pécoil, « Le minimum, un maximum travesti ? », dans Éric Mangion, V. Pécoil, Lili Reynaud-Dewar et al., Half square half crazy, cat. d'expo., Nice, Villa Arson, Centre national d'art contemporain, Nice, Dijon, Villa Arson, les presses du réel, 2007, p. 131.

  • — 7.

    Baptiste Croze lors d'un entretien avec l'auteur réalisé à Lyon en avril 2014.

  • — 8.

    Les artistes dont des œuvres sont disséminées au sein de Sculptural Studies (E.O.) : Émilien Adage, Anne Bourse, Léo Durand, Lisa Duroux, Marc Étienne, Clément Fessy, Simon Feydieu, Guillaume Le Moine, Valérie Rallière, Josué Rauscher, Mathias Tujague.

  • — 9.

    On peut évoquer ici Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 408 et suiv.

  • — 10.

    Les étudiants ayant activement participé à la réalisation de Sculptural Studies (E.O.) sont : Elia Barou, Amaelle Dupré, Mailys Facchi, Antoine Meunier et Rémy Thomas

  • — 11.

    Nous sommes donc loin, ici, de l'idée greenbergienne selon laquelle chaque artiste, qu'il soit par exemple peintre ou sculpteur, doit chercher dans ses œuvres à affirmer la spécificité de son médium, son essence. Croze procède au contraire en effectuant des transferts d'un médium à un autre, puis encore à un autre, dans ce qui n'a pourtant pas l'ambition d'être une œuvre d'art total.

  • — 12.

    La conversion des spectateurs en sculptures vivantes est plutôt un effet produit par les Socles magiques (1961) de Manzoni.

  • — 13.

    B. Croze – voir note (7).

  • — 14.

    Lire Baruch Spinoza, Éthique, trad. et notes par Charles Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, œuvres de Spinoza, t. III, 5e partie, proposition 7, 1965, p. 311 (5e partie, proposition 7).

  • — 15.

    Lire à ce propos www.frac-centre.fr/collection/collection-art-architecture/index-des-auteurs/auteurs/sottsass-ettore-58.html?authID=180