Éric Hurtado
Updated — 23/10/2012

Eric Hurtado : des noces végétales du jour et de la nuit

Eric Hurtado : des noces végétales du jour et de la nuit
Par Claude Louis-Combet
Catalogue de l'exposition Le point aveugle, Musée Hébert, La Tronche, 2009

L'invitation de l'artiste, ici photographe, est de nous initier au saisissement, en ce long instant où le paysage, ramené à l'essentiel, s'avoue en toute rareté dans la splendeur de son intimité, entre macrocosme cosmique et microcosme esthétique. Ce n'est pas l'infiniment petit, survalorisé au détriment de l'infiniment grand, mais plutôt, dans un espace aux possibilités illimitées, l'accueil du regard porté à saluer le détail, la part minime, ce que l'ordinaire vision du monde ne saisit pas : un frisson de lumière sur un bouquet de feuilles, la transparence de l'ombre au clair de lune, l'échange des reflets dans l'obscurité du monde. Le spectateur, immobilisé entre voyeurisme et contemplation, découvre que sa passion est ici sans objet. Il entre, presque insensiblement, dans l'intériorité du miroir – envers et secret de ce que la lumière du jour empêche de reconnaître et de considérer. La nuit, entre crépuscule et aube, est comme une longue et lente saison, dans le quasi immobile mouvement de laquelle – rythme étendu à l'infini – le regard est incité à s'immerger et à se perdre, sans violence, sans distance, sans autre logique que celle de l'osmose et de la dilution, expérience vécue comme expérience du cœur, moins intellectuelle que musicale et, par là, tactile au moins autant que visuelle – car les sens qui nous guident sont, à présent, ceux qui nous égarent, en cette nuit où tous les chats sont gris, en cette heure inqualifiable et incommensurable, que l'on dit entre chien et loup, où se produit cette phase étrange dans l'expansion de la conscience : ce trouble que diffuse l'apparence, quand l'incertaine identité hésite entre ce qui demeure de la claire assurance du jour et ce qui monte en menace de l'indécision de la nuit. Alors, rien n'est plus semblable au chien que le loup, rien n'est plus proche du gouffre que le buisson, rien n'évoque davantage le reptile que telle racine saillante dans le tapis des herbes, rien n'est plus inquiétant que l'ombre courant après son ombre dans le miroir brisé du jour qui n'est déjà plus le jour et de la nuit des signes avant-coureurs de toutes les angoisses. Cela se laisse percevoir dans cette introduction aux abîmes que constitue le travail d'Eric Hurtado, simplement dévolu au parc ou jardin tel qu'exhaussé par le regard de l'artiste- photographe, et qui s'adresse au promeneur contemplatif, pour lui révéler, à quelques degrés de surprise et de dépaysement, la face latente du monde végétal soudain versé dans la ténèbre des origines – celle d'avant le regard, d'avant la pensée, d'avant les mots, ténèbre grosse d'une lumière sans rapport avec celle que répand le soleil : elle émane presque imperceptiblement, encore que puissamment, de sa plus profonde profondeur comme de ses entrailles ontologiques ; lumière sombre et somptueuse qui ne se laisse saisir que dans les mobiles reflets des feuillages, des herbages, des cailloux. Ailleurs, la nuit est totale, dans un ciel sans lune et selon une courbure infinie, englobante de la terre entière et des âmes qui y séjournent, en sorte qu'elle se mêle à la respiration et descend jusque dans l'apaisement du désir. On dit : nuit sereine et nuit de la plus belle saison. Les végétaux sentent bien ce bonheur d'être. L'objectif d'Eric Hurtado les a saisis dans le moment de ce contentement. Il a réagi à la lumière noire venue de la terre et remontée avec la sève depuis les fleurs les plus minuscules jusqu'aux plus hautes frondaisons et jusqu'à la feuille ultime des arbres les plus altiers. Et l'artiste et nous autres contemplateurs, à l'écoute plus encore qu'au spectacle du monde et de la nature, nous pénétrons, sur la pointe de l'esprit, en ce qui se passe, ici, et qui remplit l'espace et le temps : les préparatifs des noces hiérogamiques de la terre avec le ciel. La fiancée se prépare au bonheur, elle tremble du désir d'être en proie au soleil, elle fomente son accomplissement, disposant ses buissons, ses branchages, ses prairies et ses fleurs, comme les éléments d'un chant sacré – l'offertoire absolu de ce qui ne vit qu'au suprême degré de la fidélité à sa propre essence. On a beau jeu de dire que le monde végétal est entièrement soumis au conditionnement physique que lui imposent le climat et les saisons. Avec un peu plus d'âme que n'en exige la science, on peut comprendre tout aussi bien que la parfaite soumission aux lois de la nature requiert passivité, consentement, adhésion au destin, négation de soi, abandon. Et c'est en cela que le végétal s'affiche comme un riche pourvoyeur de métaphores en territoires de spiritualité et de mystique. La végétalité indique les voies très mystérieuses et silencieuses de la croissance intérieure, appréhendée dans sa continuité et sa durée, tandis que la viridité, expression chère à Hildegarde de Bingen, évoque le jaillissement de la ferveur et le buissonnement inépuisable des aspirations du cœur. Et donc, lorsque Eric Hurtado s'approche au plus près de l'intimité de l'univers végétal, excluant toute présence humaine, c'est bien à quelque fondement de l'être vivant qu'il nous entraîne afin de considérer, d'un œil nouveau, ce que nous n'aurions jamais pensé que nous étions aussi, que nous avions été, et dont l'ignorance ou l'oubli nous tenaient en grande pauvreté. La  connaissance de l'âme des végétaux est propre à nous éclairer sur la connaissance de notre humanité. La démarche pour y parvenir, on l'entend bien, ne peut être d'ordre scientifique. L'empathie radicale qu'elle met en jeu appartient à l'artiste et au poète. Elle appartient à tout homme sachant écouter ce qui n'a pas de voix et contempler ce qui ne sort jamais de l'ombre.