Jan Kopp
Updated — 29/09/2020

Changer un minute ou le temps des métissages

Changer un minute ou le temps des métissages
Par Annie Claustres
In Jan Kopp - Techniques Rappolder, Isthme Édtions, Paris, 2005

Une enceinte circulaire d'un diamètre de cinq mètres, sobre dans sa fabrique, présentant une surface lisse et couleur de bois clair, constitue une cellule fort spécifique au cœur de cet établissement public voué à l'enseignement secondaire dans la région de Lille Sud. Lycéens et enseignants, nombreux sont ceux qui en ont poussé la porte depuis janvier 2003. Situé dans un quartier populaire, spécialisé dans l'enseignement des langues, le lycée européen de Montebello accueille deux catégories d'élèves : l'une de quartier, de milieu modeste et d'origine essentiellement maghrébine ; l'autre issue de milieu favorisé, attirée par la qualité de l'enseignement. Alors que ce lycée valorise la communication par le langage et la découverte de différentes cultures, la disparité des classes sociales ne parvient pas à se résorber pour créer un groupe social unifié. En effet, malgré la présence d'un certain potentiel, les échanges sont limités, ce qui ne permet pas au lieu de trouver une identité cohérente et homogène. Située dans ce contexte, l'intervention de Jan Kopp interroge plus particulièrement les possibles d'une communication entre les deux groupes d'élèves mais aussi leurs identités plurielles.

Le principe de départ, simple, s'appuie sur le rôle du langage dans la constitution et l'affirmation de l'identité personnelle. Les élèves, mais aussi les enseignants du lycée, sont invités à s'exprimer dans ce mini-studio d'enregistrement (son-image) placé à l'intérieur de l'établissement. Ils doivent respecter la règle instaurée par l'artiste : prononcer douze mots de leur choix durant la minute impartie à chacun. Placé devant un fond noir - fond de nulle part dans la haute tradition picturale - qui extrait la scène du quotidien, chacun des intervenants est filmé par l'artiste selon le mode du plan fixe avec cadrage serré en buste. Séquence par séquence, les visages, vus de face, se succèdent dans la sobriété de leur présence dense. Une adolescente blonde en blouson marine, un jeune homme brun aux cheveux longs, un professeur d'italien, une jeune black aux longues tresses mode rasta, une enseignante à lunettes en veste sévère, un adolescent d'origine orientale, une jeune fille au profil de bonne famille, etc., entrent en scène successivement. Une transition par fondu d'images crée un court instant la superposition de deux visages, sans engendrer cependant quelque effet sophistiqué de morphing, mais suscite bien plutôt un surprenant effet de rencontre éphémère comme en suspens dans le déroulement linéaire de la projection.

C'est avec retenue mais sur un mode toutefois affirmé que ces acteurs d'une minute ont prononcé les douze mots de leur choix qui acquièrent d'autant une importance qu'ils incarnent le seul libre arbitre de chacun dans cette brève orchestration de leur existence. Acteurs d'un rôle en creux, dessaisis de leurs repères habituels, habités par les mots de l'Autre, chacun des intervenants accepte de participer à la création d'une situation paradoxale et dotée de syncrétisme dont il ignore la finalité. La théâtralisation de la mise en scène donne aux mots scandés, comme sous la coupe d'un métronome, leur plein volume dans l'espace, entités valant aussi comme fragments d'une histoire au récit lacunaire et non déterminé au préalable. Car il s'agit bien de théâtre ici et non pas tant de cinéma. Ou bien l'on pourrait dire qu'il s'agit d'un théâtre qui emprunte au cinéma l'élémentaire d'une rhétorique (cadrage, plan fixe, montage). En cela, mais aussi en bien d'autres points, Changer une minute n'est pas sans évoquer la création d'un Claude Régy dont chacune des mises en scène théâtrales convoquent fond noir, acteurs en face à face avec le public (et côte à côte), qui jamais ne se rencontrent par l'échange de regards, faible intérêt pour le dialogue et les personnages joués, plein volume des mots projetés dans l'espace sous un mode tenu et scandé 1. Il s'agit de créer un espace-temps potentiellement riche car indéterminé : « Je pense qu'il faudrait des espaces perdus. Des espaces perdus, ce serait aussi des espaces flottants, indéterminés, d'aucune spécificité particulière. 2 »

L'indéterminé adopte dans la création de Kopp le registre de l'hybride à travers les modalités du portrait et les processus langagiers. Mais cependant - écart des générations -, Changer une minute ne s'inscrit aucunement dans une quête du sacré ; cette œuvre procède davantage d'un théâtre séculier, d'un théâtre qui se souvient d'une agora antique, espace public offert à la démocratie. Les mots déployés dans l'espace sont d'ailleurs ceux de tout un chacun, tant la frontière entre public et privé est ténue. L'un prononcera donc les mots d'un autre : « Aimer, renard, abeille, rose, rêve, vouloir, étoile, clarté, invisible, sublime, rêve, au-delà », ou bien encore « zaza, zygomatique, zizanie, zèbre, zouave, zigoto, zébu, zanzibar, zéro, zombi, zeste, zazou », et sous un mode plus sérieux « sourire, sombre, contradiction, réflexion, insouciance, blessure, esprit, destin, lumière, encre, noir ». Il ne ressort pas de ce processus langagier une quelconque connotation essentialiste.
Malgré la récurrence de certains termes - amour, amitié, sexe, peur - aucune métaphysique n'est ici recherchée. Celle-ci serait d'ailleurs rapidement mise à mal. En effet, ici « brouette » succède à « délire », qui précède « BTS » ; quand là « amour » se confronte à « cornichon ». Ou bien encore, un vocable chinois croise le mot « basket », alors qu'un peu plus loin « patriotisme » poursuit « señora », sans parler du « Schtroumpf » apparaissant après « poète ».

À longuement regarder les portraits se succéder sur le large écran de projection (5 x 4 m.), le spectateur ne parvient plus peu à peu à garder en mémoire la morphologie précise des visages, bien que la puissance du noir cisèle avec précision les traits et leur donne une belle présence. Le souvenir des visages s'amenuise, ainsi que celui des mots prononcés sous le registre de l'échange. Mais il ne s'agit pas de lassitude. De minute en minute, on passe à l'appréhension d'une autre dimension du temps, celle d'un temps suspendu où ne demeure que la conscience et la trace visuelle de rencontres plurielles, de croisements inattendus. Cette perception de différentes instances temporelles au cœur de l'expérience esthétique est récurrente dans la création de l'artiste. On notera ainsi mention de cette question en 1998 dans un des premiers entretiens publiés de Jan Kopp. « La notion d'évènement m'intéresse. J'ai l'impression qu'elle touche directement notre sensibilité, parce qu'elle fait appel à l'expérience ; parce que s'inscrit dans la mémoire une chose qui a eu lieu et qui a disparu. Mon intérêt est de trouver un moment éphémère, sorte de concentré d'espace-temps, qui se vit comme une expérience pour s'effacer ensuite et ne laisser qu'une trace dans la mémoire. 3 »

L'enregistrement vidéo prend acte du passage d'un état à un autre : Changer une minute. À partir d'un état duel (scission à l'intérieur de l'établissement), une transition s'opère. Jan Kopp crée une œuvre-évènement au sein de l'espace public à travers lequel il explore la mesure des déplacements rendus possibles par les processus de dénomination inhérents au langage.

La question de l'identité occupe une position centrale dans la création de Jan Kopp depuis le début des années quatre-vingt-dix. Le genre artistique du portrait, délesté de tout hiératisme et de toute autorité, est revisité sur un mode qui vient davantage perturber la conscience de notre image que la conforter. En 1997, il place dans différents lieux (Lubeck, Strasbourg, Kiel, Beyrouth...) deux photomatons « re-désignés » version flight-case installés en deux lieux différents. Mais après la pause traditionnelle, l'utilisateur recevra en guise de portrait celui d'un autre, alors que le sien est donné en retour à un autre usager (Perfectly Strange). À propos de cette œuvre, l'artiste note en 1998 : « La question du portrait m'intéresse depuis un certain temps. Cela a commencé à Helsinki où j'ai filmé le regard des passants devant la galerie pour ensuite projeter ces regards sur la grande vitrine qui donnait sur la rue, avec cette idée d'aller-retour entre celui qui regarde et celui qui est regardé. [...] De là est venue l'idée de ce photomaton : faire un portrait de quelqu'un qui ne se ressemble pas. C'est le jeu sur le portrait en tant que quelque chose de flou qui est échangeable, où il y a une sorte de détournement de l'idée de sa propre identité, jusqu'à la perte de sa propre identité. 4 »

Les repères sont brouillés, voire un sentiment de perte d'identité personnelle s'inscrit dans la conscience, mais le renversement opéré crée aussi une relation inédite entre le Je et le Nous. Il ne serait plus temps d'exister sous le mode d'un Je individuel, isolé mode Narcisse voire néo-romantique, mais de repenser la nature des liens entre les individus. La question de la perte des repères identitaires, d'une nouvelle nature du lien social à envisager, d'un second état de la démocratie dans nos sociétés contemporaines fait actuellement l'objet de nombreuses recherches dans le champ de la sociologie. L'essai récent de François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien 5 prend ainsi acte d'un devenir à penser. Mais la question de l'identité peut être interrogée dans l'œuvre de Jan Kopp sous d'autres modalités que le portrait. Ainsi, en 1993, la floraison de graines de coquelicots plantées dans un terrain vague de la ville d'Ivry (espace public) aboutira à la création d'un jardin éphémère. Le spectateur citoyen investira-t-il toujours le lieu comme espace public ? Et qu'en est-il exactement de l'identité du lieu ? Toute friche se distingue par une absence d'identité manifeste. Et pourtant, l'intervention artistique révèle une identité potentielle de ce lieu, à même de devenir pour une courte durée La Butte aux coquelicots. En résulte-t-il un changement d'identité effectif ? Le processus de dénomination rendu effectif par le titre de l'œuvre pose à nouveau la question du langage comme facteur de renversement. Il apparaît donc que Changer une minute condense plusieurs instances présentes antérieurement dans l'œuvre de l'artiste pour interroger la notion d'identité - portrait et langage. Ce processus de condensation multiplie les possibles du questionnement identitaire. Ainsi, il n'est pas si aisé d'identifier la sexualité de cette jeune fille gracile aux sourcils denses mais à la voix masculine ou celle de cet adolescent aux longs cheveux bruns et aux traits fins habité par une voix féminine. Femme ? Homme ? Mettre en scène des adolescents qui incarnent l'âge où l'identité est encore indéterminée, précisément, mais aussi l'âge de la représentation - celui où l'on construit son image par la représentation de soi -, renforce la dimension corrélative à l'hybride du projet de Jan Kopp. Il s'agit à nouveau de prendre la mesure d'un certain déplacement possible, d'une extension potentielle, dans la saisie de l'identité. La démultiplication des instances relatives à cette notion d'identité (identité nationale, identité sexuelle, identité sociale), pointe le métissage culturel et identitaire inhérent au contexte de la mondialisation et l'accélération des échanges. Ce phénomène, que d'aucuns acceptent comme allant de soi, fait l'objet d'une étude serrée par Serge Gruzinski à travers les voies de l'anthropologie dans son ouvrage La pensée métisse 6. Il convient en effet de s'interroger sur la manière dont les cultures se mélangent, dans quelles circonstances, de quelle manière, sous quels registres temporels. Si Gruzinski pointe le danger de ne pas prendre en compte la complexité de ce phénomène au sein de nos sociétés contemporaines et de le banaliser, il ne reconnaît pas moins l'existence de ce qu'il nomme « un idiome planétaire » : Cet idiome planétaire est aussi l'expression d'une rhétorique plus élaborée qui se veut postmoderne ou postcoloniale, où l'hybride permettrait de s'émanciper d'une modernité condamnée parce qu'elle est occidentale et unidimensionnelle. [...] Il convient de tenir compte de cet « idiome planétaire », ne serait-ce que pour se démarquer d'un langage à la mode ou d'idéologies qui occupent un espace grandissant. Il n'empêche qu'en dépit de ses excès, la critique postmoderne a parfois visé juste, et que bien des créateurs, artistes et écrivains, apportent sur les mélanges du monde des éclairages nouveaux que ne fournissent pas toujours les sciences sociales. 7 »

C'est par une mise en perspective historique qui renoue avec la Renaissance que Gruzinski parvient à proposer une analyse pointue et savante des notions de mélange, de l'hybride, et de métis qui permet de mieux cerner ces phénomènes pluriels d'interpénétration et de perte de repères. Le projet de Jan Kopp se révèle pertinent en ce qu'il explore une donnée fondamentale de notre présent. Il pointe le caractère obsolète d'une pensée dualiste (conception de l'identité du lycée par la présence de deux blocs opposés) pour proposer un espace où les liens se tissent entre les individus sous le registre de l'hybride. Le processus inhérent à la production de Changer une minute favorise certainement la richesse du tissu métisse. En effet, le programme Nouveaux commanditaires initié par la Fondation de France, qui tend à repenser une nouvelle économie de l'art, en constitue les fondements. En conséquence, un médiateur crée la rencontre entre deux mondes apparemment voués à la non cohabitation (commanditaires et artiste), gère les échanges en résultant, voire les suscite 8. C'est ainsi qu'un enseignant en arts plastiques du lycée va être amené à transmettre sa connaissance dudit programme à un groupe de personnes - enseignants, administratif, proviseur - qui va peu à peu se structurer afin d'engager une discussion quant à l'opportunité d'une intervention artistique vouée à interroger l'identité et la fragilité du tissu relationnel inhérentes au lieu. Ce contexte conduit à la mise en place d'une plate-forme de discussions à laquelle participent au final un noyau dur plus restreint et le médiateur. Alors qu'il convient au préalable de prendre acte du réel inhérent à la commande, plusieurs termes circonscrivent peu à peu les priorités corrélatives au projet, ce qui impose en conséquence le choix d'une intervention artistique spécifique. Les notions de communication, d'identité, de langage et d'appartenance ethnique émergent plus particulièrement de l'ensemble des mots-clés. Ce processus, long et dense, a permis au médiateur d'ouvrir la création de possibles et de proposer la juste intervention artistique. Les initiateurs du projet ont souhaité aussi que l'œuvre soit accessible par tous et établisse un pont entre le lycée et les habitants du quartier. Ainsi, un équipement culturel ancré à proximité, une Maison Folie plus particulièrement, accueillera un espace de diffusion semi-public. Par ailleurs, ce projet se veut évolutif. D'autres artistes interviendront par la suite à échelle européenne et enrichiront par de nouvelles propositions plastiques le processus originel. Un tissu identitaire inédit pourrait ainsi se déployer. Cependant il ne s'agit pas pour Kopp de rejouer une quelconque utopie artistique (pas de révolution, pas d'autoritarisme, pas de radicalité rigide) mais bien plutôt de proposer à tout un chacun, et ce avec un projet économe dans ses moyens, mais fort pertinent et juste dans son dessein, une expérience esthétique qui tendrait à Changer une minute pour nous permettre de questionner notre identité au temps des métissages.

  • — 1.

    Voir Claude Régy, Espaces Perdus, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 1998

  • — 2.

    Ibid., p.135

  • — 3.

    Jan Kopp, entretien avec Mai Tran, En terme de terrain vague... , in cat. Jan Kopp, Glassbox, Paris, 1998, p.6

  • — 4.

    Jan Kopp, entretien avec Mai Tran, op. cit. p.8. Au sujet de Perfectly Strange, Kopp note : « J'ai donc emprunté un vocabulaire courant pour amener le spectateur à s'asseoir dans un univers qui lui parle de l'identité. » En quelque sorte, ces propos ne pourraient-ils pas qualifier également la situation créée dans Changer une minute ?

  • — 5.

    François de Singly, Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien, Armand Colin, Paris, 2003

  • — 6.

    Serge Gruzinski, La pensée métisse, Fayard, Paris, 1999

  • — 7.

    Ibid., p. 35-36

  • — 8.

    Bruno Dupont est médiateur du projet Changer une minute. Il dirige, avec Amanda Crabtree, artconnexion, structure située à Lille, vouée à la production d'œuvres, à la conception et réalisation d'expositions et aux résidences d'artistes.

© Adagp, Paris