David Lefebvre
Updated — 06/09/2016

Peinture « Basse Def »

Peinture « Basse Def »

Texte de Stéphane Sauzedde, 2007

Catalogue David Lefebvre, École Supérieure d'Art de Grenoble

Un poids-lourd blanc est arrivé. Le conducteur a reculé devant l'entrepôt, a éteint le moteur puis est descendu de la cabine. Il s'est éloigné, probablement pour aller chercher le réceptionniste. La porte du camion est entre-ouverte, celle du long bâtiment pâle semble l'être également. C'est le matin. Le ciel rougeoie. La journée va être belle. Tout est encore silencieux. Scène ordinaire du réveil d'une petite PME de province. Sur l'image que propose le tableau, il n'y a donc pas âme qui vive. La cour et son goudron, le petit taillis vert devant l'accueil, l'escalier : vides. Ces espaces sont luisants de rosée ; la peinture, transparente, apparaît presque glissante. Au centre, la masse horizontale et géométrique de la construction est peinte sommairement ; de toutes façons il n'y a rien à voir - l'administrateur de l'entreprise a fait au plus simple ; acier, parallélépipède blanc, fonctionnel. Et puis la masse laiteuse du bâtiment est compressée par les deux mâchoires que forment le ciel rosâtre et le sol gris et aqueux. Il fait vraiment froid même si tout à l'heure il fera beau. Pour l'instant, dans le tableau vide, le routier doit livrer sa marchandise. Ensuite il ira boire un petit noir au PMU du coin ; le cou douloureux d'avoir roulé toute la nuit.

David Lefebvre développe depuis plusieurs années une très singulière peinture de la banalité. Il réalise des tableaux qui semblent communs, relâchés, pacifiés, et qui pourtant apparaissent dans le même temps contractés et mordants. Il travaille à une peinture instable, paradoxale, qui sait être à la fois consternante de disgrâce, et dans le même temps, excessivement belle. Les images qu'il produit apparaissent le plus souvent inépuisables, et le regard s'y abîme : il y a rien à voir, ou si peu, et puis nous savons déjà tout de ce qu'elles nous présentent, et pourtant nous sommes fascinés. C'est pour cela précisément que ce travail s'inscrit dans une longue histoire de peinture qui passe, entre mille autres exemples, par les prostituées choisies comme modèles par Le Caravage, par les pilosités réalistes et militantes de Courbet, par les objets en plastique célébrés par le Pop Art, ou encore par les images découpées dans les journaux par Gerhardt Richter, puis peintes, désenchantées et sublimes. Indubitablement donc, le travail pictural de David Lefebvre est enraciné dans l'histoire de l'art ; et le fait qu'il s'agisse essentiellement d'huiles sur toile n'est pas étranger à cela.
Mais si cette œuvre relève donc bien du pictural, ce que fait David Lefebvre semble également s'inscrire dans un tout autre régime : celui de la « basse définition » - comme la plupart des images qui nous entourent. Ses tableaux apparaissent en effet quasiment semblables à des photographies prises avec un téléphone portable, ou bien à des vidéos familiales déposées sur Youtube, ou encore à une relation amoureuse résumée par quelques MMS à peine légendés. Quelque chose comme ça, en tout cas. Alors de quoi s'agit-il exactement ? De peinture « basse définition » ? Cela donnerait quoi, en fait, pour un tableau, de s'essayer à cette position : tenter de se tenir précisément au milieu des autres médias ; inséré dans la masse, le flux et le bouillon de la grande soupe visuelle ?

La peinture serait « basse def » peut-être d'abord par ses motifs : des objets quotidiens, des visages déjà croisés, des corps pesants et malhabiles ; des choses communes donc. Et chez David Lefebvre, cela donne des intérieurs de voitures, des photos de vacances, des pages de magazine, de courts moments de télévision, des pavillons Bouygues ou Leroy Merlin, des soirées entre amis, des petits chiens, des petits chats, des visuels d'agence de voyage, des paysages de montagne pour soirées diapos, des filles appuyées contre des voitures, etc. etc. etc. Rien qui ne sorte de l'ordinaire donc. Rien qui ne porte à notre regard le résultat d'une quête ou d'une recherche précise, ambitieuse et héroïque, comme l'étaient les sujets de la peinture classique. Tous les motifs de cette peinture sont « déjà là », disponibles. Il suffit de les saisir et de les enregistrer, comme le fait n'importe quel appareil à images basse définition. Et si la peinture à l'huile est moins rapide qu'une webcam ou qu'un téléphone troisième génération, indexer la banalité du réel, elle aussi elle sait le faire.
Et puis, au-delà de ses motifs, la peinture ici sait également être « basse def » parce que techniquement elle accepte d'être mineure et imparfaite. Elle sait qu'il existe des équivalents professionnels aux petites choses peintes qu'elle propose (par exemple les céréales hyper-réalistes de Jeff Koons, les parfaits paysages pittoresques vendus Place des Vosges, ou les corps à peau diaphane peints par John Currin), et elle choisit donc en conscience de délaisser l'idéal de la technique maîtrisée. Et d'ailleurs pourquoi pas ? Lorsqu'il y a un photographe professionnel à un mariage, des centaines de petites images médiocres n'y sont-elles pas également réalisées ? De la même manière, David Lefebvre semble saisir ce qui pourrait être intense, ce qui pourrait être sublimé par la peinture (deux femmes au bord d'une piscine, une locomotive traversant un paysage asséché par le soleil, un bateau de pêcheur vu du ciel...), mais il choisit de ne rien élever par la technique. Il peint vite. Il accepte que la peinture coule. Il laisse des espaces blancs et bruts, non peints. Il tolère que les images, dès lors que l'on s'en approche, révèlent leurs imperfections, dévoilent leurs traits de construction, et finalement se dissolvent. Alors si par moment il fait mine de courtiser la peinture commerciale, si à l'occasion il met modestement en avant sa technique, c'est pour mieux la regarder s'effondrer et pour aboutir à la ruiner : la peinture « basse def », comme les maladroites photographies numériques qui envahissent les ordinateurs, bouleverse les certitudes des professionnels. Quelque chose de cet ordre est à l'œuvre dans le travail de David Lefebvre : sans heurts, délicatement, presque en silence, des ruines sont fabriquées. Et nous, de notre côté, en spectateur, nous les regardons longuement pour nous apercevoir que nous y tenons beaucoup. Elles sont maladroites, elles avouent leur faiblesse, et nous y sommes liés par une extrême douceur. Il s'agit de ruines, comme proposées par un amateur, et nous y sommes attachés, c'est certain.
Et ce point est d'ailleurs peut-être le dernier élément « basse def » de la peinture de David Lefebvre : elle apparaît proche à maints égards de celle de l'amateur. Non pas parce qu'elle serait farouchement anti-professionnelle (elle se moque même d'à peu près toutes les oppositions : comme un disque dur d'ordinateur, elle semble accepter de tout consigner : vaches, chiens, voitures, camions, jeunes, vieux, ivrognes, cubes, etc.), mais plutôt parce qu'il y a dans cette peinture quelque chose de l'appétit insatiable de l'amateur, qui étymologiquement est « celui qui aime et qui aime encore ».

Pourquoi peindre en effet un Chihuahua au regard vitreux ? Parce que c'est indifférent et vain ? Certes, mais aussi parce que c'est vraiment mignon, un petit chien chien à sa maman.

« Hummm, là, je vais me régaler... » dit le peintre quand il voit une image comme ça ; et il dessine avec son doigt, dans l'air, le motif en question, afin que l'on comprenne bien.
La peinture basse définition de David Lefebvre apparaît donc comme le résultat d'un goût ambigu pour les choses, et comme les blogs hébergés sur MySpace, elle s'appuie sur un simple appétit de gestes. Faire quelque chose avec un peu de spontanéité. Tout est là : une sincère envie de faire. Car sur le moment, en effet, l'amateur est totalement présent et sincère. Ce n'est pas qu'il soit « authentique » (c'est quoi l'authenticité ?), mais sur le moment il aime vraiment. Comme Don Juan, le grand aristocrate libertin, qui aime vraiment cette jeune paysanne qu'il rencontre au bord d'un fleuve ; Don Juan veut vraiment l'épouser cette beauté crasseuse qui le conduit dans sa cahute, près du feu. Dans quelques heures, évidemment, il l'aura oublié, mais l'amateur, sur le moment, aime et « aime encore » cette belle petite... S'il était peintre, comme David Lefebvre, il ferait sûrement un tableau. Peut-être pas un chef d'œuvre pour l'éternité des siècles, certes, mais une peinture « basse def » glissée au milieu de toutes les autres images ; pas forcément plus réussie ou plus forte, mais pas plus faible non plus. Une peinture comme une ruine, peut-être, mais une peinture à laquelle nous serions indubitablement attachés.