Christian Lhopital
Updated — 25/09/2023

Figures : le toucher de l'intime

Figures : le toucher de l'intime. Notes sur Broken Shadows
Par Éric Brunier
In Broken shadows, Editions Casino Luxembourg, 2005

Mur et feuille

La suite de dessins rehaussés Broken Shadows (BS) que Christian Lhopital réalisa entre avril et juillet 1999 est quasiment contemporaine d'une nouvelle pratique de l'artiste. Celle-ci consiste à dessiner avec de la poudre de graphite à même le mur du lieu d'exposition. C. Lhopital obtient ainsi des dessins de grandes dimensions qui ne durent que le temps de l'exposition. L'œuvre est alors une trace effaçable, un noircissement ou une salissure du mur blanc lequel retournera après le geste à une virginité supposée. Disons que le dessin éphémère, par ce qu'il a de ponctuel, suppose que le mur soit immaculé, antérieurement et postérieurement au dessin, manière d'inscrire celui-ci dans un certain laps de temps, manière donc de lui conférer une durée. En cela les dessins muraux ne sont absolument pas de l'ordre de la fresque qui est permanente qu'on veuille qu'elle ouvre une fenêtre sur le monde, décore un lieu ou transmette un message. Retenons cette idée, constitutive du dessin mural tel que l'élabore C. Lhopital, qu'il est ici pour un temps donné.

Posons que les BS sont le contre-pied de ce qui est en jeu dans les dessins muraux. Ils opposent à la virginité du support, la tache, et au passage, la permanence. Et, ce qui ne peut se déduire de leur principe respectif, ce qui ne se laisse pas totalement réduire à une détermination matérielle ou conceptuelle, ce qui ne leur est pas inhérent, le rapport que chacun de ces objets entretient avec l'espace est lui aussi absolument opposé à l'autre. Ceci, d'ailleurs, de manière tout à fait paradoxale. Le geste, le mouvement, la visibilité même des traces visent à construire une unité, une homogénéité spatiale, tout au moins du plan, un lieu unique dans les dessins muraux, alors que les BS divisent inlassablement l'espace de la feuille en trois dans le sens de la hauteur et qu'un même motif se répète et se déplace latéralement dans chaque tiers ainsi obtenu, de manière à diviser verticalement la feuille.

Dans les dessins muraux, C. Lhopital se confronte corporellement à l'œuvre à réaliser. Il y a là un rapport de surdimensionnement du mur par rapport au corps par lequel l'artiste sort littéralement de la relation narcissique avec le tableau de chevalet. Son geste ainsi se dilate, prend de l'ampleur. Le dessin mural avec son entrelacement de mouvements, de formes, de figures, est avant tout une image de lumière. Il apparente le mur à un écran de cinéma et le dessin qui s'y dépose perd de sa matière, non à cause d'une illusion, mais parce qu'il est poudre. Plus que comme un écran, il faudrait parler du mur comme d'un voile, du dessin comme un dévoilement, etc. 1 Dans les BS, l'artiste invente au contraire un système de subdivision de l'espace totalement domestiqué et normalisé de la feuille de dessin (de format 40 x 30 cm). Peut-être bien que le refus d'une image soumise à l'orthogonalité du support est le point commun à ces deux pratiques. Ce refus ne passe pas par la destruction de la surface (les dessins, muraux ou non, demeurent en deux dimensions) ou son déni illusionniste. On aurait tort, par ailleurs, de voir, dans un cas comme dans l'autre, une démonstration de maîtrise. Dans les BS C. Lhopital fait entrer une démesure par l'infime, l'infra, le mineur, et il n'y a là nulle préciosité, juste une autre manière de mettre le corps en danger (et je parle ici du sien comme du nôtre), de lui faire éprouver sur un mode moins physique sa relation à l'espace.

Acceptons donc que la suite BS contemporaine des dessins muraux partage avec eux un certain nombre de préoccupations auxquelles elle apporte des solutions propres. Ces préoccupations ont trait à l'espace, sa division, son organisation, plutôt que sa construction ou sa représentation. Les œuvres visent même à nier toute profondeur spatiale, par l'aspect moiré dans les dessins muraux, par l'ensemble de divisions horizontales et verticales dans BS, en quelque sorte par la mise en place de ce que l'on peut reconnaître comme une grille. L'attitude de C. Lhopital par rapport à la modernité est double. Il y a d'une part cette volonté de ne pas représenter l'espace, ou encore de ne pas créer un autre espace, cette fois-ci illusionniste, sur le lieu où il travaille (mur ou feuille). Ne pas représenter l'espace, cela signifie qu'il œuvre dans l'étendue que les supports lui proposent. La technique de la poudre de graphite en osmose absolue avec le mur, plane et pelliculaire, réagit à toutes les aspérités, pouvant occasionner au gré des accidents certaines figures par l'inflexion du mouvement. À ce niveau, le dessin peut être appréhendé comme une traduction du mur, où le corps de l'artiste agit à la manière d'un véritable pinceau vivant. Dans BS, la division interne vient répéter la division qu'est une feuille de papier, c'est-à-dire que cette étendue plus petite, à la main de l'artiste, doit encore être réduite jusqu'à échapper à cette main, jusqu'à ce moment, dans la division, où le contact entre la feuille et la main se perd. Ce qui indique assez, encore une fois, que l'enjeu n'est pas démonstratif par le recouvrement du mur ou la dextérité. Mais il y a d'autre part un renversement qui est opéré par rapport à ce qu'une certaine vision de la modernité nous a laissé. Car dans les dessins muraux, comme dans BS, nous ne sommes pas purement et simplement face à l'exécution d'un processus mécanique et matériel. Le processus est aussi soumis à l'élaboration de figures, de projets dessinés. Pour le dire autrement, il y a un "sujet" dans l'œuvre qui, non pas préexiste à sa réalisation, mais rend nécessaire cette mise en crise de la représentation. Ici apparaît ce qui à première vue peut sembler être un paradoxe mais situe bien l'œuvre de C. Lhopital. Selon moi, dans BS, le sujet a imposé le travail sur la division systématique de l'espace dans les dessins sur feuille, alors qu'il a, dans les dessins muraux, totalement effacé cette référence ou cet usage. Je parle de paradoxe parce que l'on nous a souvent présenté la grille comme étant un moyen pour évacuer toute présence du sujet d'une part, et pour ne pas tenir compte des caractéristiques de dimension d'autre part, la grille permettant la réalisation de l'œuvre dans des dimensions variables par le biais d'un report.

Ce n'est pas de la grille comme modèle formel dont il s'agit, mais d'une systématicité. La question, pour moi, est celle-ci : pourquoi C. Lhopital recourt-il à un système qui divise l'espace dans les BS au moment où, ailleurs, il se lance dans le dessin mural ? La question est double : il y a d'une part le rapport spécifique du systématisme avec la division spatiale (ce que l'on appelle couramment une grille) ; il y a d'autre part l'espace particulier de la division, l'espace morcelé. C'est à la première partie de la question qu'il faut d'abord répondre. Elle concerne quasiment l'ensemble des œuvres dites « procédurales », la grille jouant dans cette affaire un rôle d'opérateur de présentation. J'en donnerai deux exemples qui, à des titres divers, me semblent concerner l'œuvre de C. Lhopital. Dans la Recherche sur l'origine (1974), Robert Filliou met en œuvre le principe d'équivalence "Bien fait, mal fait, pas fait". Il en décrit ainsi le fonctionnement : "La proposition artistique initiale est qu'en termes de création permanente, il est équivalent qu'une œuvre - une pensée, un concept, une naissance, une croissance, etc. [sic] - soit bien faite, mal faite ou pas faite. Pour illustrer cette proposition, chaque élément de Recherche sur l'origine est présenté trois fois : Bien fait - Mal fait - Pas Fait. Ensuite ce Bien fait - Mal fait - Pas Fait, du moment qu'il existe, est considéré dans son ensemble comme un Bien Fait auquel un nouveau Mal fait et un nouveau Pas Fait doivent être apposés. [...] 2". Le Principe d'Équivalence qu'il avait mis au point dès 1968 se trouve ici développé. En fait c'est moins la position prise à l'égard de l'œuvre d'art (elle peut être faite, bien ou mal faite, ou encore elle peut ne pas être faite) que R. Filliou met ici en relief, que le formidable potentiel créatif du principe. Dès sa première mise en œuvre, Filliou entrevoyait le caractère exponentiel de celui-ci. Dans la Recherche sur l'Origine c'est sa systématicité dans son rapport à l'origine qui est explorée. La théorie du TAO occupe une place importante dans cette œuvre puisque c'est avec ce terme que s'applique le Principe d'Équivalence. Le départ est donc le terme TAO écrit dans un carré. C'est aussi le premier moment dans la création de l'univers dont la signification est celle-ci : "Il y avait quelque chose d'indéterminé avant la naissance de l'univers. Ce quelque chose est muet et vide. Il est indépendant et inaltérable. Il circule partout sans se lasser jamais. Il doit être la mère de l'univers. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme TAO 3". À ce premier objet est appliqué le Principe d'équivalence, qui devient trois carrés, le premier où est écrit TAO, le second T=O, le troisième restant vide. Cet ensemble est considéré comme "bien fait", R. Filliou le réalise une nouvelle fois en "mal fait" et une fois en "pas fait" et ainsi de suite. L'œuvre entière occupe un tissu de trois mètres de haut par quarante mètres de long. Dans cette progression, R. Filliou repère des moments "clés" du développement de l'univers. Du premier moment qui est celui de l'indétermination, au dernier moment qui de nouveau est TAO "sans nom, il représente l'origine de l'univers. Avec un nom (TAO) il constitue la mère de tous les êtres ... Non-Être et Être sortant d'un fond unique ne se différenciant que par leurs noms. Ce fond unique s'appelle l'obscurité 4", l'œuvre va du "sans nom" à ce qui en a un, de l'indétermination originelle à ce qui se détermine par le nom. Recherche de l'origine déploie dans un schéma rigide le lien complexe entre un signe graphique et un moment de l'histoire de l'univers. Dans ce déploiement, le principe formel de la grille est tout à fait respecté. Tout se passe comme si la grille, comme forme de présentation, ne pouvait pas être affectée par le Principe d'Équivalence lui-même 5. Ce qui est intéressant, c'est que l'on trouve de manière générale des cadres carrés ou rectangulaires accrochés d'une manière ou d'une autre, matériellement ou conceptuellement, à d'autres cadres dans l'œuvre de R. Filliou. La systématicité provient d'un désir de classement où, par exemple, comme cela se passe dans Sémantique générale (1962) se concilie l'inconciliable : la lettre, le mot, la chose. C'est ce désir de classement qui dans le Principe d'Équivalence se transforme en système. Avec Recherche sur l'origine un pas de plus est franchi. Ici le système, à partir de son caractère exponentiel est rabattu sur la question de l'origine. Au-delà de l'identité triviale établie entre un potentiel de développement (le Principe d'Équivalence) et le récit vulgarisé de la création de l'univers, depuis un point d'origine inconnu jusqu'à l'apparition du vivant, R. Filliou dans cette œuvre marque la tension entre l'indéterminé et le nom en produisant un moment de rencontre entre le visible et le principe de classement. Recherche sur l'origine montre comment, dans l'ordre du visible, le classement permet de passer de l'indéterminé au nom. C. Lhopital partage-t-il cette idée que l'art a un rapport privilégié avec l'origine qui ici ne peut plus être comprise ni comme commencement ni dans les termes d'une évolution ou d'un progrès, mais comme un tracé se dépose, perdure, prolifère ? On peut retrouver un certain principe d'équivalence dans BS. avec la répétition d'un motif qui est toujours de moins en moins fait, de moins en moins défini. À moins que chacun des exemples du motif ne soit mal fait, s'inscrivant ainsi entre le bien fait et le pas fait. Quelle que soit la solution retenue, ce qui importe, c'est que C. Lhopital renonce, quant à lui, à un principe discontinu pour produire des séquences, ce qui a pour effet d'inscrire l'origine dans le tremblement des figures.

Le second exemple est l'œuvre de Sol LeWitt dont les réalisations des années soixante-dix auront fait entrer le dessin mural dans la modernité sous le nom de wall drawing. Brenda Richardson écrit que "les premiers wall drawings étaient précisément cela : des transferts sur le mur des dessins sur papier de LeWitt, exquis, délicats, presque éthérés. [...] Ces premiers wall drawings n'ont pas de relations propres (inhérent relationship) avec leur emplacement (location) 6". Ces dessins reposent justement sur l'utilisation de la grille. À l'intérieur des carreaux définis par celle-ci, des lignes les remplissent dans différentes directions selon des systèmes variés : soit un carreau ne contient que des lignes qui sont toutes dans la même direction, par exemple verticale, le carreau d'à côté se remplissant de lignes qui ont une autre direction, par exemple horizontale, et ainsi de suite ; soit au sein d'un même carreau les lignes de différentes directions se superposent, soit encore ces deux systèmes se combinent, ou encore l'un de ces systèmes avec des couleurs, etc. Sol LeWitt obtient ainsi une vibration uniforme de la surface du dessin sur la feuille et sur le mur. Ce principe évacuerait toute présence du sujet 7, dans le sens d'une subjectivité qui décide. Avec la série justement intitulée Location qui débute en 1972, les choses changent. Dans Depuis le mot "art" : les lignes bleues aux quatre angles, les lignes vertes aux quatre côtés et les lignes rouges entre les mots "art" sur la page imprimée (1972), il s'agit de créer un réseau de lignes de trois couleurs sur un texte. Dans d'autres œuvres de cette série, il peut s'agir de construire et de placer une figure géométrique dans un espace. Dans ces œuvres ce n'est plus la vibration uniforme qui est recherchée, mais par le principe de l'intersection de lignes, des points de focalisations. Le systématisme évolue d'une "opérativité sans sujet" pour en reprendre l'idée à Rosalind Krauss 8, c'est-à-dire où il n'y a pas de centre, à une forme où émerge ça et là des points de focalisation, c'est-à-dire un sujet. On remarquera que cela se fait avec le mot "art" et sur la construction de figures. Disons que coexistent pendant un certain temps deux systèmes : l'un où n'apparaît absolument aucun centre, aucun point de convergence, l'autre qui se constitue à partir de croisements ; espace non orienté dans le premier cas, espace orienté dans le second. Ceci permet de reformuler cette idée d'"opérativité sans sujet", ce que ne manquera pas de faire R. Krauss elle-même dans un texte de 1993 9. Ce qui est en cause c'est l'intersection que forment des lignes qui se croisent. R. Krauss pense cette particularité en rapprochant le travail de S. LeWitt de celui de Piero della Francesca. Pour le dire vite, comme la croix, dans le cycle de fresque intitulé la Légende de la vraie croix peint par Piero à Arezzo au XVe siècle, est à la fois une métaphore de la perspective à point central et que celle-ci permet au spectateur d'entrer en relation avec ce qui est peint - ce qui peut nous conduire à penser que dans le cas de cette fresque c'est bien de l'expérience de la "vraie" croix qu'il s'agit pour chaque sujet grâce au dispositif de la perspective - l'intersection des lignes chez S. LeWitt transforme le spectateur en opérateur des œuvres de celui-ci. L' "opérativité sans sujet" dont j'ai parlé ne signifie donc pas qu'il n'y a pas de sujet, mais que celui-ci est déplacé du fait même que l'œuvre procède d'une systématicité 10. Il y a bien sûr un glissement, que l'on peut, il me semble, qualifier de sémantique, entre une première idée où le sujet désigne celui qui décide, ce que l'on appelle généralement un auteur et une nouvelle idée où le sujet désigne une opération. Selon cette seconde idée, là où quelque chose opère, il y a du sujet. L'œuvre murale de S. LeWitt comme celle de C. Lhopital ont pour effet de nous renvoyer à la muralité du mur (ce qui n'est pas une "muraille de peinture" comme on a pu le dire de l'œuvre de Jackson Pollock), c'est-à-dire de nous renvoyer à une expérience du lieu où le mur existe comme opacité et comme limite, ce qu'une certaine architecture des musées tente parfois de nous faire oublier. En usant de manière implicite de la grille dans BS, c'est bien encore à la réalité de la feuille que C. Lhopital soumet son dessin. Le système cependant, à la différence de ce qui fut peut-être le cas chez S. LeWitt, est apparu au profit d'un travail sur la figure et de son morcellement.

Corps sans tête, tête sans corps

Une certaine pensée du système, que l'accent soit mis sur le classement comme chez R. Filliou, ou qu'il soit mis sur le croisement comme chez S. LeWitt, opère dans l'œuvre de C. Lhopital. Chez ce dernier , l'introduction d'un travail direct sur la figure (ainsi que l'on a parlé d'un travail sur le motif dans le as de Cézanne) en aura déplacé la donne. On peut aussi inverser le propos, et dire que c'est la prise en compte, de manière volontaire ou non, d'une certaine systématicitité à l'œuvre dans l'art de son temps qui aura amené C. Lhopital à travailler différemment la figure. Le fait qui importe c'est que le couplage des deux se réalise dans une pratique du dessin, sinon de peinture, ce qui, il me semble, était moins le cas de ses prédécesseurs.

Je reprends donc le dispositif spatial de BS : trois bandes horizontales divisent la feuille dans sa hauteur dans des tiers à peu près égaux entre eux et réguliers d'un dessin à l'autre. À cette première division en bandeau vient s'ajouter la répétition de figures la plupart du temps humaines, parfois animales, ou, moins souvent, d'objets ou de taches colorées où la présence d'un regard vient néanmoins suggérer une figure. Ceci a pour effet de diviser le dessin dans la verticale, le nombre de ces divisions étant variable. Elles ne sont par ailleurs pas rectilignes, mais forment plutôt de grands S ou des accolades. Rien de tout cela n'est systématique, chaque division dépend du motif dessiné. Un motif peut être répété six fois ou au contraire trois fois selon qu'il est plus ou moins large. De même, à un examen plus attentif, le nombre de bandes en hauteur peut être supérieur à trois selon le degré d'intrications des figures, c'est-à-dire leur capacité à se fondre dans un motif unique. Si l'on prend par exemple le dessin du 6 mai 1999 on peut voir six bandeaux qui se superposent. Tout en bas un sol terreux, au-dessus une forme blanche qui peut faire penser à un fantôme (Gaspard ?), au-dessus encore une moitié de tête avec le nez, la bouche et le menton absents, ensuite un torse de femme sans tête, puis une citation libre d'un tableau de baigneuse de Picasso et enfin, qui surmonte l'ensemble, des bosses où apparaît un horizon bleuté dans les creux. On rencontre ici un autre problème qui est celui de la cohérence des images qui forment le dessin. Y a-t-il ici un thème unique, celui de la plage, qui permettrait d'interpréter l'ensemble, un tas de sable en bas, une tête de nageur ce qui expliquerait que la tête, enfoncée dans l'eau, sa moitié inférieure disparaisse, une femme dans l'eau jusqu'à la taille, le dessin d'une baigneuse comme genre pictural et les fesses d'un corps allongé au-delà desquelles on voit la ligne d'horizon se teinter du bleu de la mer ? De ce dessin de bord de mer, il convient de faire encore quelques remarques. Ce monticule fait de peinture blanche est une raie. Elle reposerait sur un fond marin brun qui est au bas de la feuille. Il faut noter cette équivalence du bas et du fond. Cependant la verticalité de cette raie insiste et me fait voir les deux yeux comme ceux d'un fantôme. Quant au fond, elle ne repose justement pas sur celui de la feuille, l'artiste ayant jugé nécessaire de l'en défaire par cette couche d'acrylique blanche, c'est-à-dire de la déposer sur un fond de peinture. Au-dessus, trois fois le visage d'un nageur dont le bas n'est pas fait. Ces têtes voisinent depuis la surface de l'eau avec le fond où se trouverait la raie. Alors que la raie ne repose pas sur la feuille elle même, la partie absente du visage du nageur est mangée par ce fond. Entre ces têtes, d'autres traits semblent s'assembler en visage. Le buste de femme tronqué du dessus est lui répété quatre fois, comme le dessin de baigneuse qui le surmonte. À la jonction de ces deux motifs, un poisson. Celui-ci, entre les jambes de la baigneuse, est-il une reprise de la raie ? Montre-t-il ce qu'on ne voit pas ? Mais oublions le poisson pour un instant. Il y a cette citation d'un tableau de Picasso, une baigneuse, la Baigneuse au ballon du 30 août 1932 peut-être, une citation libre, de mémoire, qui, en fait, amalgame différents styles de Picasso. La jonction avec la figure du dessous est des plus intéressantes. La baigneuse dessinée sur le tableau qui, comme lui, devrait être derrière, passe devant le buste de la femme et efface sa tête. Si l'on regarde encore plus attentivement le dessin, les choses ne sont pas simples. Le trait qui dessine les fesses proéminentes de la baigneuse reprend et prolonge celui qui, partant du haut, dessinait l'épaule puis le dos enfin le début des fesses. Le trait qui reprend commence au creux du dos, fait la hanche et la fesse et termine en esquissant la cuisse. Mais ce même trait pourrait très bien appartenir au personnage du dessous, dont il indiquerait le profil du visage penché. Ceci est particulièrement visible dans le second de la série. Seules les hachures obliques roses et noires créent ici une "matière" comme une culotte de bain. S'agit-il d'un buste sans tête ? Que dire de ce postérieur ? Et du poisson puisque c'est lui qui "traverse" le dessin d'un tableau, faisant le lien entre espace représenté et espace de la feuille ? Que dire aussi de ces traits plus noirs, plus appuyés qui hachent la baigneuse comme autant de scarifications infligées à la figure elle-même, à son procédé ? Qu'en est-il de telles interprétations et qu'ont-t-elles à voir avec la division et la répétition ?

La division provient des figures, ou du motif, comme le nombre de répétitions. Ils sont structurellement liés. C. Lhopital dessine sur une feuille "réelle" des figures "réelles" qui prennent plus ou moins de places. Ceci pourrait être la loi de ces dessins, loi que vient dérégler le poisson dans le dessin du 6 mai (on pourrait évidemment trouver d'autres exemples). Ainsi dans le dessin du 22 avril, premier du cycle, la figure de la fille qui pose en pied et qui nous regarde fixement - à moins qu'elle ne se regarde, nous ne voyons que son reflet dans un miroir qui se répète cinq fois à côté, chaque répétition lui faisant perdre de sa netteté ? - sa hauteur est déterminée par la taille de la reproduction qui est ici collée. C. Lhopital n'a fait que reproduire ce collage. Il a même encadré le dessin de la fille, ce qui est une manière de signifier le collage, ou un miroir, interprétation que renforcent les sortes de pieds qui sont placés à chaque angle inférieur des cadres. La loi de ces dessins, comme je l'ai suggérée, serait de dessiner des figures "réelles", est-ce à dire des reflets ? Quand ailleurs les corps sont morcelés, qu'il n'y a qu'une tête, qu'un buste avec ou sans tête, qu'un tronc, c'est d'abord qu'ils sont raccourcis, non pas comme on le fait de façon à donner l'illusion qu'ils sont entiers, mais raccourcis, coupés, littéralement.

Dans BS les corps "raccourcis" ou les têtes sans corps sont en grand nombre. De corps entiers, il n'y en a guère que dans le premier dessin du cycle, dans celui du 5 mai, du 6 mai, du 21 mai et du 10 juin. Quant aux décapités, ils abondent : dessin du 3 mai : une femme étendue les jambes repliées dans ce qui pourrait être une pose lascive, sa tête devenue un sac noué. Le 5 mai : des jambes jusqu'à la taille seulement dans une pose proche de celle des héros antiques. Le 6 mai : torse de femme surmonté d'un poisson qui lui-même semble passer entre les jambes d'une baigneuse. Le 21 mai : un corps de chair rose auquel il manque la tête et les jambes un peu avant les genoux. Dans ce même dessin, encore ce qui semble être le reflet inversé d'un jeune homme qui se mire dans la feuille, où son reflet est devenu un corps de femme sans tête, étonnante interprétation du mythe de Narcisse. Le 5 juin : une autre femme dont la tête est remplacée par un demi-cercle bleu. Le 27 juin : les visages d'un homme et d'une femme absolument dévorés par le baiser qu'ils se donnent. Le 29 juin : une femme assise les jambes ramenées vers la poitrine, enserrées dans une bouée dont la tête de canard a pris la place de la sienne. Un autre procédé consiste moins à décapiter les corps qu'à effacer, couvrir, déformer les têtes et les visages. Ainsi le 2 mai : une sorte de silhouette de star hollywoodienne dont le corps est tacheté de couleur rose chair, les taches lui couvrant le visage. Le 10 et le 11 juin : de la même manière le visage d'une femme est défiguré par un geste latéral d'effacement ou d'étalement. Enfin le 2 et le 25 juin : la tête s'orne d'espèces d'antennes ou de grandes oreilles animales. Le plus souvent c'est à partir des corps de femme que C. Lhopital s'en prend aux têtes, soit pour les ôter purement et simplement, soit pour les déformer. Le sort des figures masculines n'est pas tellement plus enviable et il est parfois difficile d'attribuer un sexe aux motifs de corps humains (par exemple le dessin du 23 avril, celui du 19 mai). Mais d'une manière générale, quand il n'y a pas de doute possible sur l'identité sexuelle d'un corps, et cela grâce aux seins, il y a soit décapitation, soit défiguration. Les seins semblent être l'unique détail anatomique qui permette de déterminer une identité sexuelle des corps, le sexe lui-même étant toujours dérobé à la vue, soit que le corps soit tronqué au-dessus de la taille, soit qu'il soit couvert, soit enfin que la pose dissimule cette partie au regard (le dessin qui apparaît le plus éloquent à cet égard est celui du 3 mai où une femme visiblement nue qui nous fait face tourne sensiblement son bassin pour que son sexe devienne invisible). Quand tout de même un visage semble clairement un visage de femme, qu'il ne subit aucune sorte de déformation - son identité lui étant conférée par les cheveux et le maquillage - il n'y a ni sexe ni sein. Ce que l'on voit dans les dessins du 6 mai, du 30 juin et du 10 juillet. Ce dernier est très intéressant puisqu'il reprend le motif de la femme dont les genoux sont encerclés par une bouée, déjà présent dans le dessin du 29 juin. Dans ce dernier, la tête est supprimée et remplacée par celle d'un canard. Le phénomène est tout à fait plausible, les bouées à tête de canard existant. Par contre, ce qui l'est moins c'est le sein qui pointe au-dessus des genoux dans le trou central de la bouée. Le motif de la femme dans la bouée est répété trois fois et, de l'un à l'autre, l'apparition de la poitrine est de plus en plus marquée, à peine visible dans le premier sur la gauche si ce n'est au profit d'une transparence de la bouée, un sein dans celui du milieu et les deux seins la troisième fois. Quant à ce motif dans le dessin du 10 juillet, la bouée a perdu sa tête de canard, la femme ses seins, ainsi que, fait surprenant, ses bras. L'enlacement des jambes suggère ici une privation de liberté alors que dans le premier c'est la décapitation qui prime.

Le fait que les corps sans tête soient surtout féminins n'est pas indifférent. Julia Kristeva dans Visions capitales a soutenu la thèse qu'"écrire la décollation - comme la peindre - serait une méditation sur la dépression et, de ce fait, une renaissance 11". Selon elle "la phase dépressive dévoile que le langage advient dans la perte des satisfactions sensorielles que procure le contact maternel 12". Sans signifier qu'un art visuel qui figure surtout une telle rupture se tiendrait en amont du langage, cette remarque qu'elle dit tenir de la clinique, opère un triple nouage. D'abord elle noue le visuel et le langage dans la dépendance de la relation à la mère et plus généralement à la femme. Ensuite, elle noue la figuration de la mère, de la femme, à la relation du visuel et du langage. Enfin, elle noue la figuration à la figure de la mère, de la femme. Selon J. Kristeva, dans un système dominé par la question de l'incarnation (que l'œuvre elle-même incarne quelque chose ou que l'on cherche par l'œuvre à incarner quelque chose), la décapitation de la femme équivaut à trouver une issue pour que la figuration ait lieu. "L'évidence du pouvoir phallique masculin en cache un autre, qui n'est pas symétrique du premier : c'est la dépendance au proto-espace maternel, antérieure à la représentation. Le féminin constitue le refoulé majeur pour les deux sexes, affirme Freud en substance, à la fin de sa vie. Le fantasme de la castration supposée de la femme et le fantasme de la castration redoutée par l'homme apparaissent comme des constructions "après-coup" (Nachträglich) de la position dépressive que ces fantasmes, précisément, permettent d'élaborer et de dépasser. Comme la Figure reprend et élabore, dans le visible et en en suivant le développement historique, des événements inscrits et cachés dans le passé" 13. Ici donc s'articule, dans la figure, ce qui lui donne une double fonction, le nécessaire détachement de la mère, la rupture du contact, le passage au visible, et son inscription dans le temps, c'est-à-dire le lien de la figure à l'histoire. Si la figure est possible comme ce qui fait voir, ce qui donne à voir ou, mieux, ce qui donne à entendre, si la figure vient au langage c'est parce qu'elle emporte avec elle quelque trace de son contact avec la mère, de son séjour dans le "proto-espace maternel". Il devient donc aussi possible de situer historiquement une œuvre dans le rapport qu'elle entretient avec la figure, comme, inversement, l'histoire d'un sujet, dit toujours quelque chose de sa relation à sa mère et du comment il a surmonté le moment de la rupture. J'ai repéré comme un trait important du travail de C. Lhopital le refus de construire un espace illusionniste, l'espace d'une représentation. Ceci, comme les nombreux motifs de corps féminins décapités, ainsi que les têtes seules, oriente donc l'interprétation de l'ensemble de l'œuvre vers l'élaboration d'une figuration non représentative. Dans le moment qui est le sien, c'est-à-dire après le modernisme, après la chute des avant-gardes tant historiques que celles des années soixante et soixante-dix, il n'est donc pas étonnant de voir l'œuvre renouer, après cette phase "dépressive", avec des motifs rappelant les "divinités maternelles" 14 : plaisir oral (les scènes de dévoration), seins, crânes, têtes, voire ces peluches animales qui, de-ci delà, apparaissent dans les dessins et avec lesquelles il élabore des sculptures.

J. Kristeva elle-même procède au déploiement historique de sa thèse, de l'époque archaïque jusqu'à cette crise de la représentation que constitue la modernité, du fétiche au visage. Nous ne suivrons pas ici l'ensemble de la démonstration, nous en rappellerons simplement quelques jalons essentiels. Elle rappelle d'abord que "le culte précoce de la féminité va de pair avec le sacrifice de la tête : tantôt carrément abolie, tantôt érigée en fétiche" 15. Après le moment du culte vient celui de Méduse, le temps du reflet auquel succède celui de l'icône avec la question de la "vraie image" qu'on appellera par la suite la "véronique". Déjà ici se profile la figure dont la réalisation idéale serait celle de saint Jean-Baptiste. Avec l'émergence de cette notion, ce n'est plus tant la tête du saint qui intéresse que celle à qui elle fut offerte. Si saint Jean-Baptiste est une figure idéale pour le XVIIe siècle, ce n'est pas par sa face, mais par le fait que deux femmes, la mère et la fille, en demandèrent la décapitation. On n'est alors pas loin du moment de la crise de la représentation qui arrive peu de temps après. Après, c'est  la Révolution française qui fut une grande époque de décapitation mais où l'abolition de la peine de mort devenait une affaire publique. La modernité c'est donc le passage à la limite de la figure, où celle-ci disparaît totalement tout en faisant de son effacement le moment de sa sacralisation : l'œuvre d'art comme visage qui culmine au moment de l'abstraction. "L'art moderne, écrit J. Kristeva, commence lorsque les artistes s'autorisent à ne croire qu'à leur propre façon de figurer l'économie des corps et de l'être. Ils abandonnent alors le spectacle, ils infiltrent les limites des apparences, ils y retrouvent une sorte de visage qui n'a pas encore trouvé sa face, qui ne la trouvera jamais, mais qui ne cesse de chercher mille et une façons de voir 16". Cette "propre façon de figurer l'économie des corps et de l'être", n'est-elle pas une appropriation par l'artiste des moyens de l'art ? Un déplacement de la subjectivité, du sujet de l'œuvre aux moyens de la faire, c'est-à-dire là où le système devient le sujet ? Ainsi on peut dire que ce sont les figures, notamment la figuration de la femme dans une certaine intimité, mais une intimité des moyens plutôt que des formes, dans l'intimité du toucher, qui forcent à la division et à la répétition, qui donnent à ce cycle son sujet.

  • — 1.

    La question est celle de la qualité matérielle de ce que l'on voit sur l'écran d'une salle de cinéma durant la projection d'un film et devant un mur couvert de graphite de C. Lhopital. De ce dernier, à tous moments, je m'attends à voir la poudre s'effondrer ainsi que cela a pu arriver à la couleur de certains personnages dans les dessins animés de mon enfance. Ce qui, un instant avant, était leur corps, est maintenant un tas de poussières. Je signale au passage que si la relation au cinéma que cette analogie suggère était confirmée par d'autres aspects plus structurants dans l'œuvre de C. Lhopital (ce que même un bref examen montrerait), cela ouvrirait une analyse qui ferait une meilleure part à la question du temps, et à sa dramaturgie, que nous le faisons ici.

  • — 2.

    R. Filliou, Recherche sur l'origine. Le Principe d'Équivalence appliqué à la Création Permanente de l'Univers, multiple édité par la Städischen Kunsthalle, Düsseldorf, 1974.

  • — 3.

    Ibid. Citation de Lao Tseu, Tao Tö King, XXV, trad. franç. Liou Kia-Hway.

  • — 4.

    Ibid., Lao Tseu, Tao Tö King, I, trad. cit.

  • — 5.

    Le multiple auquel je me réfère ici est le dessin en dimensions réduites de l'œuvre exposée en 1974 à la Kunsthalle de Düsseldorf (aujourd'hui dans la collection du Musée d'art contemporain de Lyon). Ce dessin est effectué sur le quadrillage d'un papier millimétré.

  • — 6.

    Brenda Richardson, « Unexpected Directions : Sol LeWitt's Wall Drawings », Sol LeWitt, a Retrospective, San Francisco, Museum of Modern Art, 2000.

  • — 7.

    "Les séquences permutées de LeWitt, comme les progressions mathématiques dans le travail du pionnier minimaliste Don Judd, sont employées pour obvier toute décision de faire. " Anne Romirer, "Approaches To Seriality : Sol LeWitt and His Contemporaries", Sol LeWitt, a Retrospective, op. cit.

  • — 8.

    Le terme "opérativité sans sujet" est de Patricia Falguières, "Le théâtre des opérations. Notes sur l'index, la méthode et la procédure",  Les cahiers du MNAM, n°48, 1994, p. 68. Elle rend compte par cette expression, à mon sens, du passage suivant du texte de Rosalind Krauss, "LeWitt in progress" (1978) (trad. franç., L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993) : "Pénétrer les systèmes qui régissent ces œuvres, celles de LeWitt, de Judd ou de Morris, c'est précisément s'engager dans un monde dépourvu de centre, un monde de substitution et de transpositions nulle part légitimées par les révélations d'un sujet transcendantal", trad. cit., p. 349.

  • — 9.

    R. Krauss, "The LeWitt Matrix", Sol LeWitt. Structures 1962-1993, Oxford, The Museum of Modern Art, 1993.

  • — 10.

    L'évolution de la pensée de R. Krauss concernant l'œuvre de S. LeWitt se fait à partir de la série photographique intitulée Autobiography de celui-ci. Elle écrit : "Et ce système - la grille qui présente les images - se sépare elle-même comme terme d'une polarité dont l'objet présenté est l'autre terme. Et dans cette structure qui oppose système et objet, le système est mis à égalité du sujet, avec le sujet, de la subjectivité, de soi. Des Incomplete Open Cubes à Autobiography. Du système comme objet au système comme soi." Ibid. Cependant entre le texte de 1978 et celui de 1993, il n'y a pas une modification substantielle, plutôt une mise au point plus précise de ce qui articule le système (son opérativité) au sujet.

  • — 11.

    Julia Kristeva, Visions capitales, Paris, Réunion des musées nationaux, 1998, p. 139.

  • — 12.

    Ibid., p. 24.

  • — 13.

    Ibid., p. 93-94.

  • — 14.

    Ibid., p. 25.

  • — 15.

    Ibid., p. 25.

  • — 16.

    Ibid., p. 150.

© Adagp, Paris