Richard Monnier
Updated — 16/09/2012

Cotton Candy

Cotton Candy
Par Frédéric Valabrègue
In Manifeste Ductile, Carré des arts, Paris, 2002

Richard Monnier et moi prenons rendez-vous tous les quatre ou cinq ans. Il m'amène dans ce qu'il nomme atelier, mais qui tient plus du coin de chantier où l'on se chauffe autour d'un brasero. C'est dans la buée de nos respirations que nous échangeons nos remarques, sautant sur nos jambes engourdies par le froid et tapant dans nos gants.

L'atelier, ce lieu de La Grande Empoignade, il n'en a pas l'utilité. Je ne lui en ai connu qu'à titre temporaire. Je me souviens d'un qui venait de brûler. Nous parlions parmi de gros fusains vitrifiés par l'eau gelée des lances d'incendie. Il m'avait montré une sculpture dont il ne reste pas d'autres traces que photographiques et qu'il avait intitulée, justement, selon son usage malicieux des titres: Œuvre d'atelier (1986).
C'était une rose des sables, obtenue en brisant un plan d'eau gelé et en disposant à la verticale et en quinconce les plaques ou les éclats. Ils étaient pris à leur tour par le froid qui saisissait leur feuilletage. Je contemplais la simple et habile merveille qui ne passerait pas la saison. Je me didais que Richard s'était débarrassé du problème le plus embarrassant du sculpteur : le stockage. Il n'avait à emmagasiner que des formules. Une formule, c'est indestructible. Pour cela, dans un premier temps, un coin de table suffit.


Une formule, ça peut toujours se répéter. Cela ne veut pas dire que la réalisation soit facultative. Il ne faudrait pas se hâter de généraliser. L'œuvre de Monnier réfute les généralisations. Disons, dans un premier temps, que la formule est un pari, un défi. Que la réalisation est une mise en place, une rectification, un aménagement de la formule. Jamais une preuve de sa validité. La formule n'est bonne qu'au risque de la réalisation. Elle est d'autant meilleure qu'elle invite à ce risque. Les calculs sont toujours un peu faux, le résultat souvent imprévisible. Mais ce qui ne va pas de soi, ce qui ne marche pas du premier coup cerne et circonscrit le terrain même de l'épreuve, de l'expérimentation.
Comme ses campements de fortune, les réalisations de Monnier ne sont jamais spectaculaires ni agréables. Pas la moindre coquetterie. Elles ont pourtant le caractère d'une merveille ou d'un miracle. C'est qu'elles sont souvent suspendues entre deux états : leur formation et leur dégradation. Si ses réalisations ne sont pas des objets, c'est parce qu'elles nous entretiennent de l'histoire de leur formation comme de l'imminence de leur défaite. Elles fonctionnent comme des organismes. Jamais de forme mais une formation, comme on parle d'une formation calcaire.

Lors d'une autre visite, nous étions descendus dans la cave de son immeuble, une sorte de réduit. Il était occupé depuis un certain temps à tremper une structure de tiges de métal dans du ciment liquide. Après chaque immersion, il fallait attendre que le nappage sèche autour de la structure pour, de bain en bain, constituer une sédimentation équivalente à des stalactites. Il parvenait ainsi à immobiliser la façon dont le liquide se répand autour des tiges de métal. Cette opération devait être répétée pendant une longue période pour obtenir la concrétion désirée (Dommage au Carré, 1991). Je considérais cette pièce comme une sorte d'arrêt sur image, de "prise de temps". J'associais ce geste au long temps de pose des photographies qu'il prenait à ce moment-là, des fenêtres de son appartement, pour suivre le parcours du soleil ou de la lune, selon les différentes positions au dessus des montagnes.

Toutes ses réalisations sont les rebondissements successifs d'un nombre de formules limitées. Il n'y a pas de séries, mais une trame, un réseau de liens. Il n'est pas difficile de relier une œuvre ancienne comme Ce sol I (1977) à une récente comme Mon verre à travers la figure (1991). Il ne serait pas abusif de regrouper les sculptures en familles, avec, pour origine, l'intuition des métamorphoses qu'offre un matériau. Ainsi, il y aurait la famille Sable, avec le cousinage du verre et le rude parent du gravier béton, la nobiliaire Tubes de P.V.C, celle du grillage et du papier, puis il y aurait les hybrides, les métissages, les mariages contre-nature et les enfants naturels. Par exemple, Sable et Papier ont convolé un temps.

L'œuvre se constitue naturellement, comme les phénomènes auxquels elle emprunte. Elle propose une généalogie. Elle s'étend en réseau. Elle tend son filet. Les tiges en métal pour béton armé qui ont capturé la formation de stalactites proposent aujourd'hui un support aux fils de colle thermo-fusibles. De même, l'intérêt pour la sécrétion de l'opercule d'un escargot (1990) annonce les toiles d'araignée d'aujourd'hui.

Quand, dans un garage de la banlieue de Grenoble, Monnier m'a montré ses expérimentations récentes, je me suis senti en familiarité. Je découvrais cette nouvelle matière, en colle thermo-fusible centrifugée par une machine à faire la barbe-à-papa, et reconnaissait à quel point elle lui appartenait. Les fils de colle séchée tiennent du cocon de ver à soie ou de la chenille processionnaire. Ce sont là ses vrais Maîtres. Quand on parle de son travail, certains citent Toni Grand. Je pense qu'il a autant appris de la taupe, du fourmi-lion, la guêpe maçonne ou l'escargot.
Les vrais Maîtres ès sculptures de Richard Monnier sont les insectes et la mécanique physique naturelle. La rose des sables, le coquillage, la vesse de loup et la lentille d'eau proposent leurs formules. Elles sont éprouvées. C'est leur transcription dans d'autres matériaux qui ne l'est pas. Le risque de la réalisation, c'est celui de la translation, de la traduction : traduire le fil de la vierge en barbe-à-papa. Les éléments naturels peuvent être traduits en matériaux industriels, cela n'a pas d'importance. Ce n'est pas la nature qui est dupliquée, ce sont ses processus. Monnier est un ingénieur - un artisan, un bricoleur - du processus élémentaire translaté à une autre échelle et dans un cadre limité.

Rien de plus humble que le geste du maçon préparant la gâchée (Mon fuji à moi, 1987 - Tout tas est-il ôté d'un tout ?, 1990). Ce n'est pas là se prendre pour un démiurge, à l'instar de l'eau, de la glace et du vent sculptant la montagne. La justesse d'une réalisation ne réside pas seulement dans la beauté du geste ni dans la mise en valeur des qualités et des images intrinsèques à un matériau, mais encore dans un transport d'échelles, un contraste. Tout le sel est dans le déplacement, la translation d'une échelle à l'autre. Le phénomène naturel est dupliqué selon un temps et un espace moindres. En regard du modèle, la réalisation apparaît comme un jeu d'enfant.
Tout le sel est dans les déplacements d'échelle, comme du land art ramené au niveau d'un pâté de sable. S'il y a un idéal de l'artiste, peut-être est-ce celui de l'homme-enfant. On peut apprendre du castor, on peut apprendre de l'enfant, mais surtout d'un état d'esprit originel. N'a-t-on jamais rêvé de ces expérimentations originelles où les premiers hommes, par exemple, pouvaient tenir des animaux la connaissance de quelques plantes médicinales ? Mais il y a aussi, dans l'exemple de l'enfant, celui de l'éternel apprentissage. Toute la démarche de Monnier s'inscrit dans un apprentissage de l'originel, sans pour autant faire un mythe de l'origine.
Ses transpositions ont un caractère mineur ou minoré parce qu'elles évoquent quelque chose comme "l'enfance de l'art". Celle-ci est cousue du fil blanc de l'astuce, du culot et de la gratuité. Il faut qu'il s'y mêle quelque gourmandise, quelques gratifications à brève échéance. L'homme-enfant est homme parce qu'il a pleine conscience des tenants et aboutissants de son geste, enfant parce qu'il ne cherche pas la maîtrise, mais la surprise et l'émerveillement. Pour aller vite, l'artiste est l'idiot, c'est-à-dire quelqu'un pour qui aucune solution, aucun savoir ne constitue un acquis, une rente.
De la toile d'araignée, les hommes faisaient autrefois leurs pansements ou les résonateurs de leurs instruments de musique. Aujourd'hui, ils en garnissent les gilets pare-balles. Il n'y a rien de plus résistant aux impacts. Je ne parlerai pas de l'usage du cocon du ver à soie. Les enfants, eux, expérimentateurs premiers, se contentent de jeter quelques mouches en pâture à l'épeire, pour la voir courir sur son réseau et tricoter autour de sa victime un petit maillot qui est linceul ou sac de couchage. L'idiot fait de même, mais, savant plus curieux, peut-être va-t-il jeter d'autres types de leurre, faisant travailler la dentellière à d'autres fins que la garniture de son garde-manger ?

Que Monnier puisse aujourd'hui détourner une machine croisée près des baraques foraines, pas loin des gaufres et de la convoitise des enfants, suscite d'autres types de réflexions. S'il lui est arrivé d'extraire d'un phénomène un objet qui en résume les préalables, ou de rabattre une réalisation sur son énoncé, il est aujourd'hui loin de cette tentation. Plus exactement, il n'a pas cessé d'inquiéter cette tentation.
La machine à barbe-à-papa propage et bavarde. Elle est dans le babil, la sécrétion de bave. Elle n'a pas d'autre objectif qu'une propagation un peu folle, comme ces araignées auxquelles un expérimentateur propose des substances psychotropes et qui se mettent à étendre des pièges délirants. La machine à barbe-à-papa fait mousser une substance proliférante et à peine contrôlable. Elle agit par contamination, elle est épidémique. Les différents paramètres de la machine, de sa chaleur, rendent l'expérimentation encore plus aléatoire. Le sculpteur risque des expériences dont les équations ont de plus en plus d'inconnues.

J'avais déjà constaté une telle prolifération, un semblable bourgeonnement, comme celui de cellules fabriquant une maladie, dans La colonne sans moyen (1991). Bien sûr, la logique de cette pièce était toute inscrite dans le tramé d'un grillage. Mais elle se donnait comme un désordre ou la poursuite d'un raisonnement jusqu'à son effondrement logique. D'une certaine façon, la logique était débordée par l'absurde. Aujourd'hui, Monnier se laisse déborder.
Manifeste ductile marque l'acceptation de ce débordement. La mise en boucle de l'énoncé par la réalisation est définitivement brisée. La ductilité induit qu'on se laisse mener ou conduire, qu'on est un corps conducteur et conduit à la fois. La ductilité induit que l'on ne s'attache plus aux preuves ni aux explications. Elle marque la sortie des raisonnements tautologiques. Manifeste ductile est une étape vers le dé-saisissement.
Extraire, c'était rester dans l'opération fondamentale de l'histoire de la sculpture. Conduire, c'est relier mais aussi passer, être de passage.


On relève dans l'usage des titres effectué par Monnier un goût pour le calembour. Beaucoup de ses expérimentations sont empreintes d'humour. Les dernières nous en proposent une définition différente. L'humour est un manière de montrer à quel point on ne maîtrise pas une situation.
Je me souviens avoir fustigé de l'expression, sans soute personnelle : "C'est de la barbe-à-papa", tout raisonnement alambiqué dont la matière envahissante et collante se ramène à peu de chose. Le babil de la barbe-à-papa se prend à tous les filets, s'attache à tous les supports. Il prolifère pour le plaisir. Il est expansionniste : prendre le plus d'espace avec le moins de densité possible. C'était déjà la stratégie des Expansions de César.


A un monde dur, arrêté par l'architectonie, la toile d'araignée oppose sa contestation. Ses innombrables digressions retournent les lois d'Euclide, proposant un espace élastique et suspendu où déambuler comme en apesanteur. Manifeste ductile est celui d'un matériau qui symbolise la métamorphose. Le cocon, la toile d'araignée, à installer partout, est encore plus léger qu'une Sculpture de voyage. Mais s'il opère sur le lieu une profonde métamorphose, c'est parce qu'il annonce les matériaux souples et résistants, les solutions légères de demain.

L'exposition, l'installation "in situ" est la tentative de "mise au propre" momentanée d'une expérience. Ce que le spectateur doit peut-être avant tout considérer, c'est l'ensemble d'une expérience et surtout, la justesse d'intervention d'un matériau propre à créer un ensemble de relations. Ceci dit, cette "mise au propre", relative, n'est pas une finalité. Je le répète, il n'y a pas de résultat, c'est-à-dire pas de pérennisation d'un objet. Cependant ce qui est montré se doit d'être suffisamment éloquent pour nous apporter toute une série d'informations et d'interrogations sur les possibilités nouvelles de la sculpture, dans ses techniques comme dans ses rapports avec un environnement.

Quand, dans le petit garage de Grenoble, Monnier a lancé sa machine, il s'est mis à neiger. Un voisin irascible, dans l'immeuble d'à côté, jetait son mobilier par la fenêtre. Notre conversation était ponctuée par l'écrasement des commodes, des fauteuils et des bahuts qui rebondissaient dans la cour. Mes pantalons se couvraient de fils projetés. Je voyais la barbe se prendre aux tasseaux, les fuseler de cette matière molle et crissante, qui, parfois densifiée par la chaleur, devenait lisse et transparente, comme une mue chitineuse. Une buse ou un regard abritait déjà des auréoles blanches, semblables à la mousse de salive que les insectes projettent dans l'herbe. Je ramassais des touffes de fibre pour en éprouver la matière fantastique, c'est-à-dire pour toucher du doigt son appartenance à plusieurs règnes. 





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