Les fils du vent
Richard Crevier, 1980
"Les fils du vent" : tel est le titre de
l'exposition de photos réalisées entre 1958 et 1967 aux
Saintes-Maries-de-la-Mer par Rajak Ohanian, photographe lyonnais d'origine
arménienne. Maintenant que les Indiens des Plaines sont confinés dans des
réserves et que les tribus du désert se sédentarisent de plus en plus sous la
pression des États, les Gitans apparaissent comme les derniers nomades
irréductibles.
Ils
vivent une existence précaire, toujours en mouvement, disponibles du temps comme de l'espace. C'est d'abord cette
disponibilité dans le mouvement que le photographe s'est attaché à saisir et à
construire dans ces photos. Comme dans son travail ultérieur, il y parvient en
saisissant dans l'instant même des moments significatifs débarrassés de tout
caractère contingent ou anecdotique. Cette épuration du réel finit par
coïncider avec quelques éléments essentiels de la vie même, elle ne consiste
pas en une abstraction. Autrement dit, le sens commande la construction, celle-ci
obéit à une " non-différenciation esthétique " selon l'expression du
philosophe allemand Hans-Gorg Gadamer. Une telle approche exige une longue
familiarité avec le sujet, une connaissance normative en quelque sorte de
celui-ci, connaissance dans laquelle se dégagent des constantes, un universel
dans le particulier, à égale distance de l'exotisme et de la familiarité.
Les
Gitans, ici, posent rarement et lorsqu'ils le font, c'est de connivence avec
l'objectif, par jeu. Celui-ci est l'une des constantes dégagées par le
photographe chez les Gitans : jeu d'enfants, jeu d'instruments, danse, plus
généralement jeu de paroles et de gestes où se noue la sociabilité d'un peuple
de tradition orale, donc très communautaire. Ce jeu est mouvement, gratuité,
sans finalité, délié, labile, se déroulant soit en plein air, soit dans des
intérieurs publics comme des cafés, en tout cas toujours dans des espaces où
seul le nécessaire est préservé : voitures, roulottes, environnements sur
lesquels le quotidien laisse son désordre.
Les
contrastes noirs et blancs du vêtement gitan (ici, souvent ceux des grands
jours car nous sommes au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer) sont dans ces
photos exploités selon deux principes de composition : les lignes et les
masses, la tension entre elles créant dans la photo un "espace" de
l'action, du geste, espace ouvert, comme fait pour accueillir tant les
protagonistes de l'image que les spectateurs eux-mêmes. La construction de
l'image vient redoubler les éléments dynamiques retenus pour produire une
sensation de légèreté, d'apesanteur, laquelle tient peut-être aussi à l'absence
totale de narcissisme chez les sujets et de voyeurisme chez le photographe. Le
processus mécanique propre à la photographie se fait oublier au profit d'une
image sans artifices mais extrêmement composée, presque picturale. Les plans,
généralement frontaux ou légèrement latéraux, répartissent les volumes et les
lignes sur l'ensemble du champ, l'œil étant constamment guidé par la forte
définition de l'identification ainsi obtenue. Il en résulte une clarté, un
rythme, une présence, ceux-mêmes des sujets photographiés.
Rajak
Ohanian a poursuivi, depuis ce travail, une œuvre dont le sujet a été aussi
bien un village de Bourgogne que Chicago, Venise que l'Algérie, les Cévennes
que la Bretagne. Chacun de ces "terrains a son enjeu propre, humain et
formel, enjeu socio-anthropologique et esthétique, l'un et l'autre se
recouvrant entièrement. Autrement dit, forme et contenu sont une seule et même
chose. Nous sommes aussi éloignés ici du réalisme "passif"
enregistreur, que du formalisme constructiviste ou esthétisant.
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