Rajak Ohanian
Updated — 30/06/2021

À perte de vue

À perte de vue
Par Bernard Noël, 2009

Innommable est un mot sale alors qu'invisible est un mot propre et même noble. Ces deux mots gagneraient pourtant à être rapprochés, le premier pouvant servir à désigner cet instant où l'invisible se change en son contraire sans apparaître encore clairement. Ce n'est pas que son dévoilement soit imparfait, c'est qu'il émerge dans la vue sans cesser d'appartenir à son monde originel, qui est l'inconnu. Et l'inconnu est évidemment innommable faute d'avoir été balisé avec des mots. Il ne va pas tarder bien sûr à en recevoir les étiquettes parce que toute forme en évoque aussitôt une autre de telle sorte que la ressemblance apprivoise d'abord l'inconnu, puis l'efface.

La photographie ne s'attarde que très rarement – ou peut-être jamais – sur cet instant durant lequel l'apparition prend son apparence définitive tout en demeurant rebelle à la nomination. On croit que c'est un effet de la subjectivité de l'objectif persuadé d'être par excellence l'unique instrument de la révélation, mais cette explication ne tient pas devant le phénomène. Le regard récapitule donc ce qu'il voit : des rocs, de l'eau, des fougères, des branches, des fleurs, et il ne trouve aucune satisfaction dans ces mots-là pour la raison que la part du connu ainsi nommée lui paraît insignifiante par rapport à celle qui, devant lui, reste dans le silence.

Qu'est-ce qu'une image exacte quand son exactitude est justement ce qui, en elle, contribue à dérouter le connu ? Le regard interroge ses références, interroge la composition, s'interroge lui-même et finit par généraliser le soupçon que la nature des choses n'a pas pu agencer l'apparition saisie par Rajak Ohanian sans qu'il en ait mis en défaut le naturel. A moins que le naturel ne soit porté à son comble par l'exaltation de l'un de ses détails devenu, de ce fait, exemplaire de la capacité de solliciter l'imagination plutôt que le vocabulaire.

À partir de là, le travail de l'œil est contradictoire parce qu'il veut, d'une part, en finir avec le désordre que crée l'inconnu et, d'autre part, aller plus loin dans la découverte de ce monde où la suggestion l'emporte sur l'affirmation. Mais que penser d'une symétrie qui organise, souligne, crée des rapports, multiplie les signes, les figures et les correspondances et, dans le même temps, perturbe cet arrêt sur image qui est l'état normal de la photographie ? Est-il possible que l'instantané magnifie à ce point une observation assez patiente pour avoir, tout soudain, rassemblé tant de formes complémentaires qui, par leur réunion, font surgir des architectures initiatiques ou d'obsédantes formes minérales étrangement sexuées ?
Innommable est bien, ici, le mot nécessaire tandis que d'une photo à l'autre de Rajak Ohanian, le regard promène sa surprise sans réussir à fixer avec certitude ce qui est à l'arrêt et, par conséquent, offert sans la moindre réserve à son exploration.

Immobile, comme elle ne peut que l'être, l'image n'en finit pas cependant de se dérober en ajoutant encore du visible – ou de la visibilité – à ce qu'expose son ensemble et remettent en cause ses détails. Est-ce bien une surface rocheuse ? Est-ce bien le coude d'une vraie rivière ? Est-ce bien une chute, un clapotis, un tourbillon, une cascade ? Est-ce bien la découpe plausible d'une cavité ? Est-ce un arrangement floral ou bien le coup de chance d'un instantané ? La réponse ne saurait venir que du photographe, mais il l'a donnée en faisant tout ce qu'il pensait bon de faire sur le champ puis à la réflexion.

Il y a du jeu dans l'air des images de Rajak Ohanian, et de la gravité : celle qui accompagne le choix de tel ou tel prélèvement sur le paysage des Cévennes afin de métamorphoser l'anecdote en icône significative d'une rencontre et d'une pensée. On se souvient que devant la première photographie jamais réalisée, ses spectateurs éprouvèrent un enchantement à constater qu'elle confirmait leur vue du monde. Les photographies de Rajak Ohanian dépaysent leurs spectateurs pour exiger d'eux plus d'attention parce que le sens qu'y soufflent les forces de la nature et l'arrangement de leur matière lui importent davantage que les avatars de la ressemblance.