Sainte-Colombe-en-Auxois, Roger Planchon, 1982
Le
monde entier n'a jamais été qu'un village, quelques collines, quelques
vignes, quelques prés ; la race humaine n'a jamais dépassé
quarante-quatre existants. Sur notre foutue planète, pour témoigner du
passage des hommes sur la terre n'ont jamais surgi que les
quarante-quatre que vous voyez. Voici quatre héros extraordinaires d'une
épopée ordinaire mais c'est une chanson de geste.
Sur un autre
satellite du soleil, à chaque seconde, des milliers d'hommes naissent en
hurlant ou s'enfoncent dans la terre, terrifiés. Ici, tout semble
paisible, apaisé, ici le nombre est simplifié comme dans les vieilles
légendes : "Adam et Eve sont au paradis terrestre : c'est un jardin avec
un arbre". Parfois ces solitaires se retrouvent sur la place pour
bavarder, dans les champs pour travailler ou chez des voisins pour fêter
des noces d'or avec le dernier curé qui vient tous les quinze jours
dire une messe au village. Entre l'église et la mairie, entre la maison
et le cimetière, chaque vie s'inscrit dans quelques hectares. Ils vivent
là, entourés de quelques pierres, de quelques champs, de quelques rêves
et de quelques outils familiers.
Regardez : il ne manque même pas
l'air qu'ils respirent : l'objectif a tout saisi. Un peu gênés, un peu
timides, ils se sont sagement plantés devant un appareil photographique
amical. À l'aide des quarante-quatre portraits proposés, rêvez
quarante-quatre biographies : à l'aide des photos exposées, rêvez des
souffrances, des joies, rêvez des vies. Rêvez du temps dont nous sommes
sortis, où la terre était une cuvette entre quatre collines, un petit
enclos où nos vies étaient parquées, un humus, un terreau familier où
dans un même élan tout semblait jaillir : les plantes, les bêtes, les
hommes et les rêves.
Voici donc la chanson du geste de
Sainte-Colombe-en-Auxois. Le photographe est un ami mais il n'a rien
maquillé ni la fatigue accululée, ni l'usure des corps engagés dans les
travaux, dans la bataille quotidienne pour survivre. Honte aux images
publicitaires artistiques qui pervertissent notre regard et falsifient
le réel. Honte aux discours qui, pour se vendre, sous prétexte
d'expliquer le monde l'aseptisent. Honte aux monologues bouffons
empruntés aux dernières trouvailles des sciences humaines ou sociales.
Ici, ils perdent leur pertinence devant ces visages démunis, désarmés,
devant ces visages livrés, devant ce vécu simple et terrible inscrit
dans les corps, dans les chairs qui ridiculisent les arrogances. Sur les
visages des héros du quotidien, les photos permettent de voir
clairement qu'ils ont fait face, qu'ils font face. Pouvons-nous les
regarder sans rougir ? On dit que les grands saints bouddhistes sont
capables d'étendre leur compassion à la totalité des créatures
souffrantes dans l'univers. Commen font-ils ? Qu'un profond amour du
réel nous submerge.
Nous redoutons, je crois, les photographes
que nous admirons. Lorsqu'ils réussissent leurs clichés, ils captent le
vrai. Ils nous font peur. Ils nous obligent à regarder. Regardons ces
images de la vie paisible où pourtant le terrible aussi s'inscrit dans
les rides, au coin des yeux, le terrible ordinaire à notre portée, que
chacun de nous doit affronter.
Un œil juste mais ébloui s'est posé devant ces vies
humbles sourcées pourtant au plus profond. Celui-là savait-il que qui garde les
vaches longtemps dans le même pré ou remue la terre d'un même champ au fil des
saisons et des ans peu à peu perçoit la respiration fabuleuse et tragique du
monde ? Peut-être même l'a-t-il captée. Des hommes, des femmes posent devant un
mur de pierres, et ces photographies permettent de bien voir qu'un passage
s'effectue. Visages et pierres sont un même tissu. Ce tissu vit. Une seule et
même coulée, l'invisible ici affleure. Je ne sais si c'est inquiétant ou
consolant. Au-dessus, des nuages déchirés par les vents. Et tout se passe comme
si l'invisible portait à bout de bras ce réel si compact, si lourd et pourtant
si peu consistant.
Quarante-trois de ces hommes et de ces femmes sont encore vivants
aujourd'hui, pourtant, sur ces photographies, ils sont déjà très loin de
nous. Ils s'enfoncent dans un temps ancien où les gestes étaient donnés
par les outils simples, où les vies étaient liées aux saisons, aux
nuages, au soleil, à la pluie. Saisi par l'objectif dans sa saveur
familière et profonde, Sainte-Colombe-en-Auxois, petit village
bourguignon happé par le temps, déjà s'enfonce dans le néant.
Mais ce photographe qui rassemble des visages, des corps, des éléments
de vie très ordinaires, que cherche-t-il ? Entre ses images il a tissé
des liens rêvés, vrais, invisibles, multiples : il a bâti une fable.
Pourquoi cette histoire ? Pourquoi cherche-t-il à nous montrer le réel ?
Pourquoi nous mermettre de l'entrevoir ? Pourquoi a-t-il rassemblé ces
images ? Peut-être pour nous inviter à nous recueillir et à entendre
dans le silence la plainte sombre qui monte de ce coin de terre comme de
tous les coins de notre terre avec tous les morts et tous les vivants
qui respirent en même temps, chœur frémissant accordé au cœur mystérieux
prodigieux et tragique du monde.
Sainte-Colombe-en-Auxois, Robert Doisneau, 1984
Le
Monsieur de la ville en promenade champêtre ne manque jamais de
rappeler ses origines paysannes, le même en visite dans le milieu
artisanal a également en réserve un arrière grand-père Compagnon du Tour
de France et porteur d'un joint à l'oreille.
Rajak n'utilise aucun objet de cette panoplie
roublarde pour se faire admettre, comme d'autres sont ventripotents ou
congestifs, il est naturellement amical.
À quoi cela tient-il ? À un poids
humain que l'on flaire instinctivement ou à cette façon qu'il a d'écouter
attentivement les autres ou bien, et c'est ma dernière trouvaille, à un sens du
rythme pour entrer dans la danse.
Avoir à ce point le don de l'approche est
chose peu banale, je peux compter sur les doigts d'une main les privilégiés que
j'ai vu réussir cet exercice.
Les
images que nous montre Rajak ont cette rare
qualité, elles rayonnent de confiance réciproque, situons-les aux
antipodes de celles qui ont été inscrites par une caméra qui, à un
moment donné, apparaissent pour les sujets apeurés comme l'équivalent du
stick ou de la matraque.
Seule
une bouffée d'amitié a pu rendre possible cette collection de portraits
qui vont résister au temps. Pour arriver à cette authenticité paisible,
il n'y a qu'une façon de faire, parfaitement anachronique, être simple
et fraternel comme Rajak.
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