Guillaume Perez
Updated — 17/12/2019

Conversation dans la reliure

Conversation dans la reliure, par Julie Portier, 2016
Publié dans la revue ÇA PRESSE n°67, éditée par l'URDLA - Centre international estampe & livre, Villeurbanne,
pour l'exposition Doppelgänger avec Alex Chevalier

— Vous êtes là ?

— Oui bien sûr, je ne vous quitte jamais !... Oh, ne faites pas cette tête.

— Quelle tête ?

— Vous semblez déçu.

— ... Je vous rappelle que ni vous ni moi n'avons de tête. Nous ne sommes que des répliques ; je veux dire, du langage.

— Certes. Rassurez-vous, je suis bien ici même avec vous. Mais nous sommes aussi dans l'exemplaire de ÇA PRESSE n° 67 qui était posé au-dessus de celui-ci, et qui est sans doute parti le soir du vernissage dans d'autres mains. Il sera peut-être oublié au fond d'un sac, ou sur un banc, et nous y tenons cette même conversation.

— Ah oui tiens un banc, ce serait plus confortable qu'une page.

— Cela dépend. La page est accueillante elle aussi, la preuve ici – enfin un peu plus loin – les deux commissaires y invitent d'autres artistes, comme ils le font dans les différentes publications qu'ils mènent : en voilà deux pour qui la page est un espace, disons une zone habitable, un territoire à occuper, un lieu de rencontre, et même un espace d'exposition.

— On s'y perd : artistes, commissaires, rédacteurs en chef...

— Je crois que l'attribution des rôles leur importe peu. Nous-même sommes interchangeables n'est-ce pas ? Il suffit d'inverser nos places dans le texte pour jouer la partie de l'autre. Bref. La question déterminante semble plutôt porter sur ce qu'ils font et ils le font.

— Ils font une exposition dans un journal.

— C'est juste.

— Et toutes les œuvres sont ici, mais aussi dans le numéro qui a été oublié dans le sac, celui sur le banc et tout le reste de la pile. Si je vous suis.

— Oui, c'est le propre de l'édition ou du multiple si vous préférez, toutes ses copies sont des originaux, et elles ne réfèrent à aucune œuvre dont elles formeraient la documentation par exemple, elles sont les œuvres. Aussi, ce numéro de ÇA PRESSE ne fait-il pas office de publication sur l'exposition Doppelgänger.

— L'exposition est ailleurs...

— Ou bien ici et en même temps, cela dépend si vous feuilletez ce que nous avons défini ensemble comme une exposition éditée dans l'espace d'exposition plutôt qu'ailleurs, au bistrot par exemple.

— C'est malin !

— En outre, il n'y a pas de « reproduction » des œuvres de l'exposition dans ces pages.

— Alors même que l'exposition n'est faite pour ainsi dire que d'œuvres reproductibles, et ce même quand elles sont uniques, car après tout, tous les gestes peuvent se re-faire et à cette heure, peindre c'est toujours re-peindre, et écrire ré-écrire.

— Exact mais vous allez trop vite – c'est de circonstance, je vous l'accorde !

— Alors arrêtons-nous sur ces images manquantes de l'exposition dans l'édition. J'aime l'idée qu'elle se compose de leur absence. Les images des œuvres seraient présentes en filigrane, dans d'autres images, faites par d'autres selon d'autres prétextes...

— Ainsi que dans les textes écrits par d'autres ! En effet, l'emprunt et la citation sans note de bas de page sont des pratiques qui ne sont pas étrangères à leur génération.

— Tandis que la critique d'art elle, n'a plus beaucoup d'autres ressorts que de produire des images, et pour la plus désœuvrée, de la fiction. Par cette porte, elle s'invite dans l'œuvre, faisant admettre par un effort de rhétorique qu'une place vacante l'y attendait... Ah j'y suis ! C'est là que nous entrons en scène ! Bien sûr ! L'exposition est un décor et nous en sommes les personnages ! C'est l'exposition qui nous attend et non l'inverse !

— Vous parlez comme si elle avait déjà lieu. Vous savez bien que nous dépendons du temps de fabrication d'une publicatlon, nous serons à l'impression que le montage aura à peine commencé.

— Peu importe si A vient avant B, vous l'avez dit vous-même !

— Vous êtes sûr ? Était-ce moi ou vous ?

— En tout cas, mon hypothèse est bien plus excitante que cette idée qu'il serait vain de défendre, car trop admise, du spectateur-lecteur ou du regardeur-acteur, même par une allégorie qui s'appuierait sur la scénographie. Quelque chose me dit que nos deux artistes ont une idée plus complexe des moyens dont l'art dispose pour s'adresser au public.

— Sans doute, mais si vous pensez occuper le premier rôle, vous vous faîtes du cinéma (ou plutôt du théâtre). Je commence à croire que vous êtes manipulé par votre auteur et nous ferions mieux de nous en méfier.
Vous faites allusion à ces motifs du rideau, du paravent ou de la palissade dans l'exposition ; mais laissez-moi vous signaler que ce ne sont pas des éléments de scénographie, mais des peintures ou des dessins. Si je dois leur trouver une fonction allégorique, ce serait plutôt celle de dissimuler.

— Qu'est-ce que ces œuvres auraient à cacher ?

— Voyons, le décor n'a d'autre intention que de désigner ce qu'il y a derrière.

— Mais derrière les œuvres, il y a encore des œuvres.

— Et à l'envers du décor il y a toujours un décor, ces deux-là le savent bien, tout comme leurs œuvres ont en commun de révéler davantage qu'elles n'éclipsent. Supposons alors ces éléments de décor mettent à nu une certaine nature de la peinture, plus précisément de la peinture abstraite dont la chute du mythe moderniste a permis de revoir les origines du côté des arts appliqués tandis que l'ultime tableau se destine à retomber dans le décor comme l'a bien montré Jacques Soulillou : « Le dernier tableau est celui qui s'identifie presque au mur, autrement dit au décor. Mondrian : "le tableau abstrait-réaliste pourra disparaître aussitôt que nous pourrons reporter sa beauté plastique autour de nous par la division en couleur de la chambre" ».

— Je ne me souvenais pas de ce terme : "tableau abstrait réaliste". Il pourrait plaire à ces deux artistes. Mais je vous trouve pressé vous aussi. Si j'essaie de me projeter dans l'exposition, je vois par exemple ce mur rose, qui n'est autre qu'une peinture, une peinture sur laquelle sont accrochées des gravures. Mais avant que d'augurer du devenir motif de tous ces gestes, je note dans celui d'une telle superposition, la mise en abîme de l'exposition.

— Et cela ne vous rappelle rien ?

— Si bien sûr, toute une histoire de l'œuvre comme dispositif d'exposition et pour commencer l'acte critique de Buren avec son "exposition d'une exposition" à Cassel en 72.

— Une réduction du geste pictural à un signe, fait motif, puis décliné en papier peint, support d'une mise en abîme de l'exposition... Je crois que nous touchons quelque chose.

— Et un motif qui provient des arts décoratifs et se retrouve au rayon ameublement dans une réédition chargée du mythe de l'artiste, ou du moins de l'histoire de l'art, pour qui voudra la reconnaître.

— De même que les images usées par leurs multiples reproductions peuvent recouvrer une intensité certaine en apparaissant une énième fois à l'endroit de l'art, les motifs n'ont pas dit leur dernier mot.

— Je dirais même plus, les motifs qui, avant d'arriver sur les serviettes en papier des compagnies aériennes trouvent leur origine dans le plus pur formalisme, c'est-à-dire la quête de l'art pour l'art.

— Ainsi de ce carré noir exécuté à la manière noire ou de cette grille dessinée à l'eau-forte.

— Et tandis que le vocabulaire de l'abstraction géométrique est réengagé, ailleurs, c'est la spécificité du médium qui est affirmée, comme avec cette xylogravure qui n'imprime que les veinures de la planche de bois. Aussi, la quête moderniste du dernier tableau – qu'il mène à la peinture la plus pure ou à sa dissolution dans le décor, selon le récit choisi – serait-elle rejouée avec le savoir faire de l'estampe, lui-même approprié par ces deux graveurs novices.

— Ce trait est plus épais que je ne pensais.

— Il est aussi le gage de l'authenticité de cette recherche d'économie plastique, dans le geste ou l'usage des matériaux, qui est à l'œuvre chez chacun des artistes et qui n'est, apparemment, pas une histoire close, pas plus que celle de la peinture ! Pour preuve, le soin porté à la maitrise d'une technique artisanale ou l'énergie dépensée à couvrir des surfaces monochromes au graphite ou au stylo bille.

— Mais voilà, cette authenticité ne saurait être entière sans embrasser les contradictions et jouer le double jeu ou la valse des faux prétendants, comme une condition historique.

— Ouf, vous commencez à comprendre.

— Et cette ambiguïté se situe aussi dans ces gestes autographes dans un médium reproductible, dont le pendant serait peut-être l'acte pictural reconductible. Autographe qui, s'il tente de retenir l'intervention de la main, revient à un geste primitif de peinture, le crachis sur la pierre, soit une tache qui n'est autre que la manifestation du souffle de l'artiste (retrouvant ses origines de chasseur-cueilleur).

— Oui, il y a là une somme de contradictions, et c'est en feignant de tomber dans l'impasse que ces deux artistes, me semble-t-il s'emploient à les révéler.

— L'estampe par nature, retient une contradiction : son statut de multiple remet en cause le système de valeur attaché à l'œuvre d'art, alors même qu'elle est encore reliée, contrairement à la photocopie par exemple, à la main de l'auteur, aussi son tirage est limité et chaque épreuve est particulière, A1 n'est pas exactement le même que A2 et A3...

— C'est alors que l'eau-forte est photocopiée et la grille devient décor, ou cadre, et on ne sait plus ici non plus si A vient avant B, le bord coupé de la grille sur l'estampe la faisant apparaître non pas comme sa source mais comme un extrait de la photocopie.

— C'est peut-être dans ce passage de l'un à l'autre, disons plutôt l'aller-retour, que se conjugue ce qui pourrait se présenter théoriquement comme autant de postures artistiques contradictoires, comme celle de reprendre la conquête du geste pur et de l'autoréférentialité du médium qui ont conduit à affirmer l'autonomie de l'art...

— Alors que le support, ici, provient directement du réel, ce qui leur permet de parler "d'abstraction ready-made", on est pas loin du "tableau abstrait réaliste" !

— Alors entre le tableau et l'œuvre éditée qui est historiquement la négation de tout le système de valeur et mode d'existence de l'art qu'incarne le tableau : l'œuvre unique, autographe et accessible dans un rapport direct dans l'espace désigné de l'art, il semble qu'une marge soit ménagée, et qu'elle pourrait se présenter avec la distance que permet le décor.

— Je songe à ce tableau blanc, muni de ce qui ressemble à des œillets comme pour l'accrocher et le décrocher facilement, et je voudrais conclure en empruntant ces mots : "Le dernier tableau adhère au mur et tend à se confondre avec le décor, mais il garde in extremis une marge de liberté, car pour pouvoir être décroché, le tableau doit être identifié et donc se distinguer du mur."1

  • — 1.

    Jacques Soulillou, « Du décorum au dernier tableau », in Décor & Installations, Dilecta, Paris, 2011