Johann Rivat
Updated — 07/04/2021

Présences

Présences
Par Marc Desgrandchamps
Le dernier homme, monographie de Johann Rivat, Éditions deux-cent-cinq, 2018

Scènes d'émeutes, cowboys infernaux, divinités antiques revenues sur la terre, paysages aux architectures irradiées, crucifixion, figures de zombies dans la nuit, voici quelques-uns des motifs vus sur les tableaux de Johann Rivat.
Sous un ciel rougeoyant ou obscur, les gaz lacrymogènes qui envahissent les rues ont l'éclat d'un coucher de soleil. Cet éclat a cessé d'illuminer le monde quand apparaît "Le dernier homme", cavalier nocturne sorti d'un Westworld (série télévisée) réalisé par le Dante de la "Divine Comédie".
C'est irréel et pourtant ces représentations mythologiques ou issues de l'actualité la plus spectaculaire s'identifient par leur présence à la réalité du monde aujourd'hui, ce monde qui au travers des écrans bascule dans un état d'affects désensibilisés. Ces manifestants, dont les gestes photogéniques dignes de ceux d'un ballet, ornaient récemment l'affiche d'une exposition intitulée "Soulèvements", ont sur les toiles de Johann Rivat le regard vide des morts vivants.
Le lieu-commun de l'imagerie protestataire se mue en une image d'horreur ou de science-fiction, chorégraphie véhémente dont l'argument reste muet.
Dans notre univers néo-libéral, les "city émeutes" surviennent périodiquement, donnant à leurs protagonistes l'illusion d'incarner un rôle historique qui s'identifie à leur volonté de détruire une société dont la ruse est d'absorber son propre négatif pour le recycler en marchandises. Ainsi la vidéo d'une voiture de police incendiée est regardée 115000 fois sur internet, la réalité se donnant à voir immédiatement comme une fiction qu'il est possible de "liker" ou non.
Certains auteurs de la mouvance situationniste avaient entrevu cette évolution en essayant de penser des stratégies dont l'efficacité tarde à subvertir une vie quotidienne aujourd'hui conditionnée par les algorithmes, un des modes récents de domination capitaliste passant par le diagnostic comportemental des populations.
Le politique semble s'être dissous en une surface sans prise, à la manière dont les peintures de Johann Rivat sont édifiées en une matière lisse et linéaire, dans l'écho de cette planéité numérique qui structure aujourd'hui l'essentiel de nos représentations.
Cependant les peintures constituent des blocs de matérialité, des objets déterminés par des formats qui en font des tableaux et non des images dématérialisées. En ce sens ils sont des outils de dissidence, voire de résistance vis-à-vis de l'ordre chaotique, virtuel et consumériste qui s'identifie au monde contemporain.
Les tableaux de Johann Rivat participent de cette dissidence. Ils restituent des fragments de cet éternel présent dans lequel s'est temporairement figée l'histoire du genre humain. Ils les restituent avec l'économie et la rigueur d'une forme figurative à l'effet visuel imparable et précis. Cette forme est la conséquence du filtre critique au travers duquel le peintre observe les multiples réalités qui coexistent dans le monde aujourd'hui.  

ohann Rivat maîtrise son médium, une maîtrise qu'il interroge contradictoirement quand parfois il montre les hors-champs de sa peinture, matérialisés par les bâches protectrices des murs et sol de son atelier. Ici agit le hasard tachiste que sa méthode est censée proscrire à la surface de la toile.
Si je voulais comparer sa manière de peindre à un discours, je dirais que ce discours est concis, sachant utiliser le mot juste et juste ce mot. Il est aussi lyrique, dans le sens où les couleurs, l'harmonie et la surréalité de certains paysages ou décors (Le repenti), l'aspect extravagant de quelques personnages, témoignent d'une étrangeté qui transcende les limites du mot juste. Et tout en éclairant l'opacité du monde, ce discours demeure énigmatique comme l'oracle de la pythie de Delphes.
Les mythes de l'antiquité hantent toujours ce cosmos où la déesse Athéna en combinaison et méduses (Athéna), tenant fermement sa lance, fait face à des guerriers qui se confondent avec les gardiens de l'ordre du jour. Les bandes horizontales de la rue structurent la moitié inférieure de la toile qui dans sa partie haute se perd dans le brouillard fluorescent des lacrymogènes, à moins que ce ne soit la brume voilant la frontière d'une autre dimension. Ces scènes se tiennent entre le vraisemblable et l'invraisemblance, le rationnel et l'irrationnel, dans le continuum d'une expérience mentale et temporelle que chacun peut éprouver au travers de la ductilité de son existence.
Ainsi la touche sèche et subtile de Johann Rivat immobilise un sujet ou une  forme qui dans le même moment se tient à l'intersection de différents espaces. L'univocité de sa présence longe d'autres états plus incertains.
Le ciel rouge visible dans "Le repenti", titre mystique qui pourrait être celui d'un western italien, ce ciel rouge est-il celui d'un incendie ou d'une vision paradisiaque ? Sur cette toile, un homme  vu de dos avance vers un bois nimbé de brume ou de fumée. Détail singulier, il porte une énorme croix, une croix semblable à celles que l'on voit dans ces nombreuses représentations christiques qui jalonnent l'histoire de l'art en Occident. S'agit-il d'une renaissance ou d'une apocalypse ? Devant une telle peinture je n'ai pas de réponse, et n'ai aucune envie d'interroger l'artiste sur ses intentions. Il a peint ce tableau et ce tableau est maintenant un fragment autonome, une chose rajoutée au monde et qui a sa propre existence, l'important étant que cette chose soit assez efficiente pour que l'on puisse s'interroger sur ce qu'elle est.
J'ai évoqué l'ambiance d'un western italien mais ce terme de "repenti" rappelle historiquement ces militants emprisonnés de l'ultra gauche italienne qui reniaient l'engagement qui avait été le leur dans l'action terroriste. Parmi les motifs qui motivaient cette repentance certains tenaient à la prise de conscience que la stratégie terroriste était une impasse par rapport à la guérilla révolutionnaire qu'ils avaient d'abord imaginée. Cela passait par une collaboration avec la police et la justice qui les faisaient apparaître comme traitres aux yeux de leurs anciens camarades. Depuis Judas, le traitre est une des figures les plus ambigües de notre imaginaire, personnage détestable et en même temps contraint par la fatalité. Il porte le poids de sa trahison comme certains portent leur croix.
Il n'est pas question d'infléchir ici un point de vue mais de décrire comment un tel tableau est objet de recherche et de pensée pour celle ou celui qui l'expérimente. C'est une plateforme qui agit au carrefour de multiples pistes mémorielles et symboliques.
Ces tableaux ont tous des titres. Donner un titre, "Cette couleur ajoutée au tableau mais non sortie du tube" pour reprendre la formule de Marcel Duchamp, n'est pas une opération neutre chez Johann Rivat. Elle participe des conditions de visibilité et d'interprétation de l'œuvre. Cette interaction entre mot et peinture évoque une collision à la fois conceptuelle et poétique.

Les couleurs de ces peintures sont souvent flamboyantes, et donnent parfois l'impression d'un "bouquet final". Elles ont aussi une tonalité artificielle, à la fois saturée et douce, leur harmonieuse beauté semblant être l'éclairage d'un parc d'attraction à l'échelle mondiale, un parc où un dysfonctionnement grave provoque une réaction en chaîne. Ce dérèglement lumineux peut prendre un aspect encore plus inquiétant (La Prophétie) et rappeler la scène finale de "Kiss me deadly", ce film de Robert Aldrich où l'obscurité nocturne se voit rompue par la blancheur éblouissante de flashs annonciateurs d'une explosion nucléaire.
C'est une lumière de fin du monde ou de fin du jour, d'état crépusculaire à son incandescence. Elle envahit les immenses plages de ciel sous lesquelles se tient une foule suivant un cercueil (L'enterrement de l'éthique). Dans cette foule où l'on peut reconnaître entre autres le Christ, Moïse, Mahomet, Gandhi et Nietzsche, le recueillement accompagne la mort de Dieu, identifié ici à l'éthique, les représentations religieuses restant visibles à l'état de formes sans contenu. La tête de squelette du cheval conduisant le cortège rappelle les cavales infernales qui mènent "Le Char de la mort" dans la grande composition de Théophile Schuller conservée au musée Unterlinden. Johann Rivat m'a parlé de ce tableau qui l'a beaucoup impressionné. On y retrouve la folie, le grotesque triomphe du néant et de l'absurde perceptibles dans d'autres de ses œuvres comme ces quatre cavaliers apocalyptiques peints comme des figures de cowboys. Trois d'entre eux sont nommés Cerbère, Charon, Nessos, le quatrième étant défini comme Le dernier homme. Ils errent dans la nuit et se consument par le feu, surgissant des ténèbres d'une plaine couverte de cendres.
Ce feu terrifiant lié au nihilisme et à la destruction se métamorphose en un objet d'espérance par l'entremise de Prométhée représenté sous les traits d'une femme. Immobile au milieu d'une montagne rougeoyante, elle porte le bâton dans lequel est caché le feu bienfaisant dérobé à la nature et aux dieux, ceci afin de l'offrir à l'espèce humaine. Dans sa main gauche des flammes témoignent de cette offrande et de sa lutte pour interrompre la mauvaise continuité du destin collectif. C'est un geste politique de résistance au sein du chaos, le manifeste d'un refus de la fatalité historique. C'est aussi toute l'entreprise picturale de Johann Rivat au travers de ses peintures et la manière dont il travaille avec le passé et le présent pour imaginer un futur.