Johann Rivat
Updated — 07/04/2021

Du Point de vue du collectionneur

Du Point de vue du collectionneur...
Par Gabriel Nallet
In Johann Rivat, Éditions ESAD Grenoble-Valence, 2012

« Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? »
Claude Roy

S'il y a un charme à l'activité de collectionner c'est celui de l'amateurisme au sens premier du terme. Ce privilège d'aimer les œuvres en toute subjectivité, en pure dilettante.

Mais collectionner c'est également posséder. Non pas en raison d'un avide besoin de propriété mais bien plutôt pour pouvoir jouir du travail de l'artiste, s'y confronter, vivre auprès d'elle.

Et c'est là que se situe son luxe inouï (quoique égoïste) : il a du temps à partager avec son tableau au même titre que le peintre qui l'a enfanté.

Ainsi le premier tableau de Johann qu'il m'ait été possible d'acquérir figure encore à mes yeux au nombre des plus beaux. Il en est ainsi de l'affection, elle n'est guère aisément divisible. La découverte de « The Last Gasoline » lors de la présentation des diplômés dans la galerie des beaux-arts m'a immédiatement captivé.

Il y a en ce paysage en quête d'occupant les germes d'un scénario de David Lynch ou de films d'épouvantes. Un paysage singulier confinant à l'abstraction se révèle au sein d'une lumière qui paraît irréelle, encore qu'elle puisse sembler plausible. Il y règne une atmosphère cinématographique où l'inquiétude, l'incompréhension et la fascination se conjuguent.

Il en est fréquemment ainsi de la représentation du paysage chez Johann Rivat, des lieux volontairement inanimés, des sujets qui se soustraient à leur propre description. Une représentation de la nature qui échappe à elle-même tout en conservant une trace quasi ethnographique d'une activité humaine (ici un mur, là une caravane ou encore une station service). Et la représentation humaine y brille généralement par son absence... Même lorsqu'il peint un bosquet d'arbres, il en figure un ordonnancement qui fait preuve d'une plantation raisonnée.

Pas de forêt primaire donc, pas de mythologie romantique d'un paysage qui révélerait un Éden intact de toute activité humaine. Pas de romantisme ? Il faudrait cependant questionner ce « romantisme contemporain » désabusé qui n'exclut pas le minimal.

Ces « non-lieux » révèlent en réalité des espaces désincarnés (des bretelles d'autoroute, un parc de jeux d'enfant, un aéroport) qui paraissent parfois à l'abandon. Même la virginité du ciel bleu est zébrée par la traînée d'un long courrier...

Il en est ainsi de la peinture de Johann, elle se situe à l'imminence d'un échec, aux confins d'un scénario de fictions sinon d'une catastrophe (un incendie, une tempête de sable et pourquoi pas le grand soir ?). La solitude y est valeur cardinale. La figure humaine y semble absente sinon superfétatoire.

Mais n'est-ce pas pour mieux la révéler ? Ce qui échappe au regard ne saute-t'il pas aux yeux ?

Il ne faut pas pour autant penser que la figure humaine est absente de son travail. Ses carnets de croquis nous contrediraient... Mais cette série de personnages ne forme pas de galerie de portraits mais plutôt un catalogue de figures archétypales en des postures qui ne le sont généralement pas moins (un cow-boy devant sa Cadillac, un Haré-krishna saluant de la main, superman ou le Capitaine Crochet devant un supermarché...). Un bréviaire absurde de l'humanité.

Même représentée, la figure humaine brille par son absence. Au point de penser que Johann s'efforce de peindre l'irréel, et ce du mieux qu'il peut, le plus physiquement qu'il s'avérera possible.

Là le collectionneur jouit de son entier privilège de posséder l'œuvre. Il a le loisir d'en contempler quotidiennement la texture, de questionner les coulures nervurées qui strient le bleu pétrole de la nuit, de scruter les reflets de la peinture glycérophtalique au sein d'un ciel ou de se fasciner des effets d'aplat d'une peinture de carrossier.

Je dois me désoler pour le lecteur de ce catalogue mais aucune photo, même exceptionnelle, ne saura restituer l'expérience physique de la contemplation d'un tableau. C'est la victoire de la peinture que l'on disait mort-née depuis l'avènement de la photographie. Elle fait échec à sa concurrente. La peinture force à la rencontre et ne vient pas à vous.

Il y a là une ironie certaine à devoir se déplacer pour venir contempler ces peintures de « non-lieux », ces paysages inanimés sinon abstraits... Mais pourtant force est de faire l'expérience que leur contemplation révèle un ordonnancement d'architecte, une mise en ordre de l'espace, un jeu avec la matière et autant de savoirs qui n'appartiennent qu'au peintre.

Au contemplatif la peinture de Johann offrira donc un second voyage, au-delà de la représentation du tableau, au cœur de la matière.

Il faut alors scruter la peinture, tourner autour d'elle, s'en rapprocher ou s'en détourner pour profiter des reflets de l'acrylique, des marbrures de la glycéro, des effets de collages ou des profondeurs de l'huile. C'est un cheminement à l'intérieur du tableau qui se dessine. Quels aléas ont précédé ces effets de coulure ? D'où provient cet effet de lumière ? Comment cet aplat fusionne avec cet ajout ? Où débute le hasard et quand advient la nécessité de décider que le tableau est achevé ?

Un second voyage donc, au sein du mystère de l'objet.

On sait que ce sont des heures entières qui peuvent occuper les peintres à ces histoires de textures, de coulures, de surcharge et de teintes. Ils ne manquent pas d'aller interroger la science de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains. A cet égard on découvrira dans la peinture de Johann Rivat une lente expérimentation des techniques d'un Peter Doig ou une interrogation de la palette chromatique d'un Daniel Richter. On sait qu'il existe aussi des échanges tutélaires avec Marc Desgrandchamps. En revenant, plus avant, on pourra citer les paysagistes Vénitiens, Courbet et pourquoi pas Caspar David Friedrich (pour laisser irrésolue cette question du romantisme...).

Cela peut déplaire au jeune peintre que l'on cite des contemporains qui manifestement nourrissent sa pratique. Il aurait tort. Il en va des peintres comme des piliers de rugby, l'apprentissage de leur art réclame du temps et autant de labeur. Il leur faut se frotter à leurs aînés pour s'aguerrir. Il y a de l'indicible dans leurs sciences, des vérités apprises au contact de la pratique et qui ne pourront appartenir qu'à eux. Elles s'exprimeront ensuite en une technique, des gestes et des entendements qui supplanteront le langage.

On devient peintre dans ce conflit avec la matière. Il y est question de cuisants échecs, de tentatives avortées et nécessairement de solitude.

Johann n'est qu'au début de cette longue joute avec la peinture. Mais déjà il sert la peinture plutôt qu'il ne s'en sert. Déjà sa manière à lui de « faire » l'irréel n'appartient qu'à lui. Il lui reste assurément bien des mystères à transcrire et à expérimenter par et grâce à la peinture. Et déjà ses tableaux nous ouvrent des voyages vers des contrées que l'on aurait tort de croire inanimées tant nombre de forces y sont actives.