Guillaume Robert
Updated — 19/12/2022

Le bouc blanc

Le bouc blanc, l'agneau, le printemps (notes de voyage)
Par Guillaume Robert
Voies transalpines, nous quittons la France, deux voitures lourdes et lentes.
Dormons sur un bord de route italienne. Les torches des carabinieri rompent le sommeil. Nous montrons nos passeports, ils partent. Se souvenir de Carlo Giuliani, et de la jeep comme elle passait sur son corps.

Les voitures sont pleines, basses. Métal, bois, tissus imprimés, outils, trois petits bancs de hêtre, grande table à couture, machine à coudre, batteries de voiture, matériel d'enregistrement audio et vidéo, ordinateur, disques durs, une vaisselle en merisier, quelques livres (1)...

D'Ancône à Patra il pleut sur le pont du ferry. Nous arriverons en Arcadie par le nord, voir le lac de Stymphale, et j'imaginais ses oiseaux. Il y a quelques hérons, mais le lac demeure celui d'Héraclès, marécageux, impraticable, concentration de roseaux, terre molle imbibée d'eau. Un berger pakistanais nous prévient des moustiques, petites vipères, trop hostile, nous partons.

"Connais-tu le pays qui ressemble à un vaste atelier, mais qui se déploie sous le plus beau des ciels ?" Voilà ce que nous cherchions. Et la pluie est là, inonde les Balkans, le Péloponnèse. On nous dit rare un printemps aussi pluvieux : en contre-partie, bientôt, nous aurons une végétation plus dense et colorée que jamais, le jaune des genêts ployant sur les routes des montagnes.
Quelques jours au bord du cours d'eau qui coule depuis le barrage du lac Doxis. Nous assemblons les charpentes, le mobilier, huilons les bois, côtoyons quelques chevaux, ils paissent autour du lac, les naseaux au-dessus des grenouilles. Toujours la pluie, et cet oiseau la nuit qui chante infiniment.

Nous roulons vers le sud-est, franchissons les cols, traversons la plaine de Néméa vers la côte est, Argos, Astros. Longer quelques kilomètres la mer Égée, puis bifurquer vers les montagnes et franchir la porte sud-est de l'Arcadie. Nous cherchons les chèvres. Là, mille qui gravissent la route. Chaque matin elles grimpent vers les hauts pâturages pour redescendre le soir. Nous devinons encore leur silhouette au sommet des falaises.
Nous nous installons proche de la bergerie, sur une prairie fleurie, au dessus des ruches.
Au fond de la vallée nous apercevons le village de Kastanitsa.
Les chiens s'offusquent de notre arrivée, le chevrier nous met en garde, dit de nous méfier de la meute. Nous avons des bâtons pour les effrayer. Nous les amadouons à coup de blocs de féta, alors ils viendront en quête de nourritures, de vaisselles sales, plus trop agressifs.
Parfois un brouillard de montagne nous enveloppe, mouvant, couvrant, découvrant le paysage et les chèvres immobiles qui nous observent.

Nous quittons les montagnes de Kastanitsa, roulons vers le nord-ouest, dans les forêts de résineux nous cherchons notre route. Nous traversons l'Arcadie, jusqu'au temple de Bassae. Aujourd'hui le temple est sauvegardé sous une immense tente blanche. Un arc-en-ciel. La pluie. Jean-Daniel Pollet.

Nous espérions beaucoup du fleuve Alphée, de ses berges. L'avons longé via les "dirt roads" qui conduisent aux gorges. Sans succès, trop de terres inondées, trop de branchages charriés sur les quelques plages de galets.
Nous grimpons vers Lyssarea, le village dont est originaire la famille de Gregory Markopoulos. Le village est retiré, il s'y s'organise un festival autour de l'oeuvre du cinéaste. Les quelques personnes rencontrées sont particulièrement attachantes, fières et heureuses d'accueillir tous les quatre ans une petite communauté de cinéphiles venus du monde entier. Mais aucun terrain propice à notre recherche. Il n'y a qu'une chèvre dans ce village. Il n'y a pas de cours d'eau qui nous permettrait de nous laver, boire.

Nous souhaitions repousser le moment de nous installer au bord du Loussios, car nous connaissions le site. L'an passé nous y avions trouvé l'Arcadie et déjà nous devons nous résoudre à y retourner, nous ne trouvons pas mieux et la météo est incertaine.
Nous retrouvons la bergère albanaise que nous avions rencontrée. Elle vient ici faire paître les chèvres. Le terrain, nous le comprendrons plus tard, elle le loue aux monastères nichés depuis dix siècles plus haut dans les gorges. Le projet finit de cristalliser ici, il trouve sa forme, et bascule vers la prééminence du jeu avec les chèvres. Elles font des spectatrices admirables bien qu'elles fuient le soleil et s'abritent sous les arbres, dans les arbustes, les bosquets. Elles sont curieuses, patientes, tâtent, sentent, goûtent les tissus de coton. Et les boucs souverains comme des gorilles argentés : Ô bêtes, chardons, Ô genêts, pluie, brouillard, rivières sèches, le bouc blanc, l'agneau, le printemps.

Un. L'artefact opaque, exogène que coud l'homme, et qu'il vient dresser sur la pâture, sous le noyer, masque, fend l'idéal arcadien qui tout autour prospère. Fissurer au rythme de la machine à coudre, le fil, les aiguilles, les ciseaux, confectionner un sarcophage, un signe, un recueil.
Deux. L'artefact opaque, exogène que coud l'homme, et qu'il vient dresser sur la pâture, sous le noyer, masque les structures porteuses, l'acier, l'industrie, les plastiques, protège l'idéal arcadien qui tout autour prospère. Protéger, isoler au rythme de la machine à coudre, le fil, les aiguilles, les ciseaux, habiller les écueils.

On se lave les dents au ruisseau, on s'effraye des couleuvres rouille, le troupeau nous fixe, la lune fait le ciel bleu. Et parfois pour un torrent trop proche surgit une musique de knackis, pour une casquette trop rouge, une pilosité qui s'étoffe, Magnum. Pour prévenir les serpents dans les herbes, nous battons la terre devant nos pieds, cette année nous ne verrons pas de tortues. Bergère gutturale, petite, sac à dos épais, noir, sur lequel insole une image de manga, on ne voit pas ton visage sous ta visière, ni tes bras sous ton anorak. Tu n'as pas de bâton mais ta voix se projette.
(1)
Bucoliques, Virgile
Vivre au désert, Saint Jérôme
Le Paysage de la forêt, William Gilpin
Les Cantos, Ezra Pound
La Vie sur Terre, Baudouin de Bodinat
La Fabrique de l'homme endetté, Maurizio Lazzarato