Linda Sanchez
Updated — 11/01/2017

Intervention de Tim Ingold

Intervention de Tim Ingold,
professeur d'anthropologie sociale à l'Université d'Aberdeen, auteur de Une brève histoire de lignes
Éditions Zones Sensibles, 2011
Conférence à l'ENSBA Paris, 2014 — Traduction Jean-François Caro

 

C'est un travail merveilleux. Le problème, c'est qu'il y a tellement de choses à dire que je ne sais pas par où commencer ! Je vais débuter en évoquant le poète romain Lucrèce. Dans De rerum natura, si je me souviens bien, Lucrèce explique que dans le vide, les atomes tomberaient en suivant des trajectoires parallèles. Un seul élément minuscule suffit à faire dévier une ligne vers une autre ligne, ce qui entraîne de nouvelles déviations, et ainsi de suite, comme une réaction en chaîne. Lucrèce avançait que toutes les formes naturelles sont issues de ces déviations en chaîne des lignes parallèles. Vous avez redécouvert un principe élémentaire, énoncé il y a des millénaires, mais que la physique et la biologie modernes ont complètement oublié. Cela me rappelle également un ouvrage sur la mémoire du psychologue David Rubin, que j'apprécie beaucoup. Rubin estime qu'il existe deux types d'explication à tous les phénomènes du vivant : la métaphore de la structure complexe et la métaphore du processus complexe. On peut envisager le monde comme un ensemble de structures extrêmement complexes qui se reproduisent mécaniquement à travers des mécanismes extrêmement simples ; on peut aussi l'envisager comme une structure très simple dont les processus sont si complexes qu'ils peuvent tout générer. À ses yeux, la science moderne se fie presque entièrement au modèle de la structure complexe. Aussi, quand elle examine le vivant, la science moderne recherche une molécule extrêmement complexe qui peut se reproduire et se répliquer très simplement, comme l'ADN. La biologie moderne étudie le vivant en recherchant une structure encodée dans des molécules complexes qui se reproduisent elles aussi très simplement. Vous avez choisi d'adopter la métaphore du processus complexe, qui est tout aussi opérante. Prenons l'eau, par exemple. C'est une structure moléculaire est très simple – H2O. Et pourtant, lorsqu'elle est en mouvement, ses propriétés dynamiques sont si complexes que personne n'est encore parvenu à les comprendre. La physique la plus avancée ne parvient pas encore à comprendre les formes provoquées par l'écoulement de l'eau. Votre travail démontre qu'en observant les mouvements de l'eau, vous êtes capable de générer de manière très simple quasiment toutes les propriétés d'une forme vivante. Nous n'avons pas besoin de maîtriser la génétique ou la structure de l'ADN pour comprendre le vivant.

Cela me semblait un point important. Votre travail évoque en outre les surfaces. Cela m'interpelle parce qu'on constate un intérêt récent envers les surfaces dans un certain nombre de disciplines. Il y a un parallèle entre votre travail et cet intérêt soudain pour les surfaces en sociologie, en anthropologie et même en psychologie. Un beau jour, les scientifiques se sont rendu compte qu'ils prenaient les surfaces pour acquises. Nous pensions comme cela parce que nous confondions surface et superficiel. La pensée moderne présuppose structurellement que ce qui est important réside à l'intérieur, et que la surface n'est qu'un « autre côté » qui nous empêche de voir ces choses importantes à l'intérieur. Et nous commençons à peine à nous rendre compte que ce qui est important se déroule à la surface. Une telle chose a des conséquences énormes. Imaginons par exemple un anthropologue expliquant les interactions humaines. Au lieu de dire : « Voici une personne, avec sa structure interne, son esprit ; et voilà une autre personne, avec son esprit. Quelque part entre ces deux personnes, il y a une surface qui n'est qu'une sorte d'enveloppe extérieure. Si, lorsque deux personnes interagissent, nous prenons conscience que tout se passe dans la formation et le contact des surfaces et non d'un côté de l'autre, cela nous offre une perspective radicalement différente. Dans cette conférence ici même, dans laquelle un certain nombre d'entre nous s'intéresse évidemment aux lignes, nous commençons à nous passionner de questions qui ont trait aux surfaces. Nous commençons à évoquer la peau, les vêtements. Les surfaces commencent a être très importantes pour nous, tout comme elles le sont dans votre travail.

Cela relève à mon sens de la manière dont nous définissons ce qu'est le sol. Et votre travail sur le sable illustre cette question à merveille. Au lieu de tenir le sol pour la surface sur laquelle nous nous tenons, une surface sans aucun intérêt, nous choisissons d'y voir quelque chose de fascinant qui n'est pas réellement localisable. Un jour, j'ai emmené mes étudiants à la plage. Lorsque nous avons marché sur du sable ou sur des galets, je leur ai demandé où se trouvait le sol. Le sol était-il simplement le sable ? Ils m'ont répondu que c'étaient les pierres, alors nous les avons retirés, puis j'ai à nouveau posé ma question : « Où est le sol ? » Nous avons retiré plus pierres. Peut-être allons-nous trouver le sol en creusant plus profond ? En réalité, le sol est nulle part. Ce n'est pas une plateforme sur laquelle nous nous tenons, mais plutôt une sorte de membrane perméable tissée de filaments, de grains, tout comme vous nous l'avez montré. Le sol apparaît donc comme une surface texturée semblable à un voile. Je me souviens comment John Ruskin, au XIXe siècle, dans son ouvrage sur le dessin, assimilait fréquemment la surface à un voile. Un voile constitué de fils extrêmement fins, à l'image d'une toile d'araignée. De sorte que lorsqu'on regarde le flanc d'une montagne recouvert de végétation, d'arbres et de rochers, ce n'est pas une surface dure que nous voyons – à la place, c'est comme si la montagne était parée d'un habit très fin, presque transparent, déchiré par endroits, et nous pouvons à peine voir à travers. Mais le voile est une texture fine, composée de lignes qui forment la surface. La surface cesse d'être une barrière solide et impénétrable, mais devient quelque chose à travers laquelle nous pouvons voir, parce qu'elle est composée de traces très fines. Cela ma fait penser à ce que vous dites sur l'atmosphère. Au-delà des surfaces, on constate aussi un regain d'intérêt pour les atmosphères, et cela dans un grand nombre de disciplines – architecture géographie culturelle, anthropologie. Les esthéticiens – c'est-à-dire ceux qui s'intéressent à l'esthétique – recourent fréquemment au concept d'atmosphère. On utilise le terme désigner l'ambiance qui règne dans une pièce. Les météorologues l'emploient dans un sens strictement scientifique. Le problème qui se pose est comment associer ces deux sens – le sens affectif ou esthétique, et le sens météorologique ou scientifique. Comment relier ces deux concepts ? J'ai récemment consulté l'article d'un géographe britannique, Derek McCormack, pour qui la meilleure manière de rapprocher ces concepts – et cela renvoie directement à votre travail – est de penser aux ballons et à la manière dont ils volent. On ne peut pas imaginer l'espace que le ballon parcourt en volant sans associer les flux dynamiques d'un monde en perpétuel mouvement et l'effet de ces dynamiques sur les éléments physiques de l'air. J'ai fait une autre expérience avec mes étudiants, dans le but de leur expliquer que notre être corporel ne se limite pas à son enveloppe charnelle. Dans une petite salle de séminaire, nous avons suspendu un ballon gonflable au plafond, puis j'ai lancé une discussion animée. Le ballon s'est mis à bouger, non pas parce que quelqu'un l'a touché, mais parce que les étudiants créaient des courants d'air en parlant. Ils provoquaient des mouvements d'air très violents qui ont mis le ballon en mouvement. On se rend compte que si nous pouvions photographier les courants d'air créés par les gens– je pense que c'est possible –, nous cesserions de nous considérer comme des créatures « fermées », chacune à l'intérieur de sa propre coquille. Et l'on se rendrait compte que les interactions sont un phénomène incessant. Nous inspirons et expirons le même air, voilà  la dimension atmosphérique de la situation. Je pensais donc également à cela, notamment dans l'œuvre où vous utilisez du papier et où vous créez un effet de dominos. Dès qu'une personne entre et crée un courant d'air, ils tombent les uns sur les autres, et cela ma fait penser à la manière dont les lignes et les schémas peuvent se former dans une atmosphère si l'on peut respirer ensemble, sans songer aux lignes et aux flux, sans songer à l'atmosphère.

Je souhaiterais rajouter une dernière chose au sujet de la goutte d'eau. J'aime beaucoup les gouttes d'eau, parce que quand j'étais enfant, ma famille possédait – mon père était botaniste – un exemplaire de l'édition originale de Forme et croissance de D'Arcy Wentworth Thompson, paru en 1917. Je ne sais pas si vous connaissez ce livre, c'est l'un des chefs-d'œuvre de la biologie du XXe siècle. Dans ce livre, Thompson, qui est antidarwiniste, essaye de prouver que l'on peut comprendre la vie organique en analysant les propriétés thermodynamiques de la matière en mouvement. Le livre est illustré par de superbes planches photographiques. C'était une prouesse technique pour l'époque. On voit par exemple la décomposition de la chute d'une goutte d'eau dans un vase : la goutte descend, touche le vase, on voit le cratère et l'éclaboussure, puis on revoit la goutte à nouveau. Quand une goutte d'eau tombe, un rebond se produit. Thompson a saisi tout cela et a démontré comment on pouvait trouver les mêmes formes dans la nature – en anatomie, et dans le formes des nuage, qui dépendent d'une propriété fondamentale, la tension de surface. Je m'intéresse particulièrement à la rythmicité du mouvement de la goutte d'eau. Elle se déplace par à-coups. Ce n'est pas un mouvement continu : l'eau s'accumule vers l'avant, jusqu'à ce que la tension de surface devienne trop importante et que le renflement éclate. Alors la goutte avance, puis s'arrête à cause des gouttelettes qui reviennent vers l'avant, attirées par la tension de surface. C'est donc un mouvement en plusieurs étapes : la goutte avance, se dépose, puis la traînée s'accumule à nouveau vers l'avant. On peut réfléchir à cela en termes de propriétés communes. Les escargots se déplacent exactement de la même manière : ils se contractent, s'allongent, et ainsi de suite. Je pense que ce mouvement rythmique est une manière de comprendre la relation qui unit les lignes tracées par un mouvement et l'atmosphère puisée dans le mouvement, et c'est identique à la respiration. On expire et inspire avec un mouvement similaire, et l'on trouve la même rythmicité dans le mouvement de la goutte d'eau, dans celui de la limace, et dans celui d'un humain qui respire. Le mouvement d'une tempête dans le ciel est similaire à mon sens. Elle n'est pas animée par une énergie unique et cohérente. C'est quelque chose qui croît, qui s'accumule, qui éclate en dépassant un seuil, qui s'élève, qui repart vers avant dans le même mouvement rythmique, et je trouve que cette expérience le montre d'une très belle manière.


Je souhaiterais enfin dire un mot sur la coopération entre la science et l'art. Il existe plusieurs façon de faire, certaines sont bonnes, d'autres non ; j'ignore quelle est la situation en France, mais en Grande-Bretagne, on dépense actuellement des sommes colossales dans se que l'on désigne sous le nom de « science art » ou « sci-art ». La plupart de ces collaborations sont abominables, parce que la grande majorité des scientifiques envisagent l'art comme un instrument de relations publiques, une manière de traduire l'activité scientifique en des images agréables, colorées, séduisantes, que l'on exposera afin d'ébahir le public, qui se dira que si ces images sont belles, alors la science doit être belle elle aussi. D'une certaine manière, les artistes, même s'il n'apprécient pas ce programme, ont décidé de jouer le jeu, parce que cela leur permet d'obtenir des subventions, du travail et leur offre la possibilité d'exposer. Votre travail démontre cependant qu'il est possible de trouver des formes de collaboration bien plus productives, dans lesquelles artistes et scientifiques peuvent effectuer des expériences d'un type différent. Il ne s'agit pas l'expérimentation scientifique traditionnelle dans laquelle on établit une hypothèse que l'on teste avant de communiquer ses résultats, mais un mode dans lequel on peut mettre certains processus en mouvement pour observer ce qui se produit et modeler ces observations sur le fonctionnement du monde, et comprendre comment les araignées tissent leur toile, voir le monde que nous habitons dans toute sa complexité. Ainsi, l'art peut réellement apporter une perspective nouvelle sur la pratique de la science – c'est quelque chose que nous devons peut-être à Goethe, parce que cela peut nous permettre d'améliorer la science, à la condition de trouver des scientifiques et des ingénieurs prêts à recourir à cette approche, bien qu'ils se fassent rares à notre époque.