Bruno Silva
Updated — 03/10/2023

Oh Bruno I see you beneath the archway of aerodynamics 1

Oh Bruno I see you beneath the archway of aerodynamics 1
Texte de Simon Feydieu, 2014

Dans la ville où je suis né, Bordeaux, il n'y avait à̀ l'époque que deux ponts sur les quais du centre-ville, la passerelle ferroviaire Eiffel, du nom de l'ingénieur industriel ayant développé la charpente métallique en France et participé à la construction de la statue de la liberté, et le Pont de Pierre, construit sous Napoléon, du nom d'un empereur à qui les voyages lointains n'ont pas très réussis.
Dans la ville où je vis, Lyon, il y a un certain nombre de ponts dont je ne connais pas les noms. Je les confonds parfois, je les regarde peu. Je nomme alors les ponts selon les quartiers qu'ils relient. Le pont entre X et Y. Aujourd'hui je les traverse rarement à pieds. Quand c'est le cas, je regarde le dos ou les fesses des gens. Pas trop dans les yeux. Je me méfie des vélos que je croise à contresens. Je ne prête pas attention aux bribes de conversation. Je regarde distraitement l'architecture inhabitée, je regarde la ville, ses bâtiments sans me poser de questions sur leurs usagers. Je suis distrait, mou, rarement pressé. Peut-être sexy cool 2. J'ai une réelle admiration pour les constructeurs de ponts. C'est peut-être le seul ouvrage qui mérite encore le qualificatif d'innovation technique et artistique. L'étude de faisabilité est colossale bien que l'ouvrage achevé ne requiert de la part de ses usagers qu'une activité élémentaire : traverser. Traverser en camion, en bus, en voiture, en moto, en scooter, en vélo, en skate, en roller, en trottinette, à pieds, voir en chaussettes.

« Faites du vélib' la nuit
Sous ecstasy
La nuit
A Paris » 2
Parivélib', Philippe Katerine

C'est un peu ainsi que l'on pourrait qualifier la situation de l'artiste Bruno Silva dans sa vidéo. Une promenade marginale à un moment donné dans une ville au nom très évocateur. Bruno Silva traverse, à pieds et en chaussettes, chaussures à la main, le pont de Brooklyn (a-t-il un nom propre, je l'ignore). Plan séquence muet. C'est long mais on ne s'ennuie pas (c'est un peu le temps que je passerais à relire Heidegger). On ne pense pas à l'eau qui coule dessous. La vidéo est muette. C'est étrange comme les sourds doivent tout de même considérer New York comme une ville bruyante. La skyline ressemble à un mirage, hors de portée. On regarde le rêve rebondissant d'une filature avec une « caméra subjective ».

« To be inside someone else's dream: could this not be a definition for the experience of art ? »
Mieke Bal

Si l'on a tendance à restreindre le travail d'un artiste expatrié à travers le prisme de sa culture d'origine et de sa nationalité (Bruno Silva, artiste portugais, vit et travaille à Clermont-Ferrand, France. Point. Se rend à New York. Point d'exclamation.), il existe un certain nombre de villes, peu en définitive, qui submerge notre propre culture, l'absorbant immédiatement. Aussi quand j'ai regardé la vidéo de Bruno Silva où l'on peut le voir de dos traverser le pont de Brooklyn en chaussettes, je me suis demandé si je n'aurais pas désiré effectivement traverser, dans un anonymat jubilatoire, ce pont, fantasme ultime de l'européen occidental, influencé par une culture outre-atlantique ressentie comme à sens unique. Je rêverai la nuit suivante de le faire en écoutant quelques morceaux de musique dans mes écouteurs.
Les artistes français sont envieux.
J'ai commencé par regarder les chaussures dans la main droite de l'artiste, ses chaussettes puis son dos. Puis la skyline et enfin le pont. Les gens qu'il croise, de temps à autre. Cela dépend surtout de leur inertie et de leurs yeux. Je me demande qui a bâti ce pont, qui a influencé l'urbanisme de New York, sa skyline. Les américains ont une manière très singulière d'exporter leur Dream. Pour moi, Eiffel 3 sera éternellement une figure héroïque, Napoléon un colon (Christophe) qui s'est planté de direction, Kurt Russel un anti-héros borgne 4, et Bruno Silva, un marcheur tranquille, ici, là-bas, comme à la maison.

Je suis Bruno. Ce pont est le prolongement de mon voyage, d'une attitude ; l'artiste, le vecteur migrant.

Sexy cool.
Un rêve américain, une après-midi américaine.

  • — 1.

    "Oh Alexander I see you beneath the archway of aerodynamics", paroles de la chanson Alec Eiffel des Pixies.

  • — 2.

    "Sexy Cool", concept flou, développé par Philippe Katerine dans son album Magnum (2014).

  • — 3.

    Gustave Eiffel, qui travaillait sur la passerelle, sauva la vie d'un ouvrier tombé dans la Garonne en plongeant dans le fleuve pour le sortir de l'eau avant qu'il se noie.

  • — 4.

    Dans le film de science-fiction New York 1997 de John Carpenter, tous les ponts de la ville sont impraticables car minés.