Bertrand Stofleth
Updated — 13/10/2022

Théâtres du regard

Théâtres du regard
Par Jean-Emmanuel Denave
In Le traitement contemporain n°2, Éditions Le Bleu du Ciel, 2005

"Nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde" (J. Lacan)

Les Belvédères de Bertrand Stofleth se proposent comme fragments épars d'une archéologie du regard. De ce regard que l'individu contemporain porte sur le temps et l'espace où, à la fois, il s'inscrit et est inscrit. Qu'est-ce en effet qu'un belvédère, sinon ce lieu où nous sommes convoqués à voir le monde. Cette place précise qui nous est assignée afin de percevoir de manière idoine la coulée du temps (monuments) et la découpe de l'espace (paysages)...
L'étymologie s'avère ici précieuse : belvédère, terme datant de 1512 (de la Renaissance donc et ce n'est pas un hasard), est issu de l'italien "bel-vedere", soit le "beau voir". "Beau voir" qui, par glissement de sens, se confond très vite avec le "bon regard". Bertrand Stofleth traque, interroge, creuse, réfléchit ce "bon regard". Montrant et démontant ses conditions de possibilité, ses dispositifs matériels, ses mises en scène ou en abyme, ses théâtres innombrables.
Il est en effet des "belvédères" de toutes natures et de tous artifices... La salle vide et austère d'un planétarium dont l'écran vierge s'offre comme réceptacle intérieur et incurvé (dessinant une sorte de moule) à n'importe quelle représentation de lointains extérieurs. Le théâtre baroque d'une chapelle italienne où l'œil du visiteur est convié à se placer selon un angle déterminé afin de contempler une scène religieuse édifiante, composée d'un incroyable imbroglio de peintures, de trompe-l'œil, de sculptures et d'architectures sommaires. Le cadre translucide d'un restaurant panoramique d'hippodrome qui s'ouvre sur le champ de course, et clôture par là-même champ de vision et course du regard.
D'autres belvédères n'ont d'existence que virtuelle ou aléatoire : comme celui, latent, d'une aire caillouteuse en bordure de route, actualisé seulement par le stationnement en demi-cercle de plusieurs voitures de touristes. L'oisiveté, la nonchalance et le simple réflexe collectif viennent ici répéter, rejouer, un schème inconscient. Parfois encore, c'est la nature qui s'en mêle : voilant d'un fin rideau d'arbres la scène au second plan d'un théâtre imaginaire. Ce qui suscite, induit, provoque des visibilités, peut d'ailleurs se manifester aussi sous forme de voile ou d'écran. Ainsi cette icône publicitaire sur bâche recouvrant, dérobant, l'image de ceux qui travaillent derrière elle. Ou encore cette vue méconnaissable de la Sagrada Familia, saturée et brouillée d'un enchevêtrement inextricable de lignes et de matériaux hétérogènes.
Fenêtres et transparences, écrans et voiles : Bertrand Stofleth met sous les yeux mêmes du spectateur ce qui les oriente ou les assujettit. De l'épaisseur des images, il dégage des régimes de visibilité dominants, mais aussi parfois des luttes entre différentes strates de visibilité. Ses images, en nous donnant conscience de l'ordre même qui les institue et en y insufflant un trouble discret, rouvrent le jeu des possibles : à nous d'inventer d'autres belvédères, ou de les transformer. Si notre regard y perd son innocence, il y recouvre sa liberté et sa créativité.