Bertrand Stofleth
Updated — 13/10/2022

La ville

La ville, la nature, et le temps qui passe...
Par Véronique Mure, 2020

« Ne forge pas d'image du monde pour la lui substituer » 1

Toutes les villes sont pétries de leur passé, quelques fois vieux de 2000 ans. Il en résulte une structure de la ville dont on peut repérer les marqueurs forts, même s'ils s'estompent au fil du temps, enfouis sous de multiples couches. Toutes ces traces racontent l'histoire de la cité, de son organisation et de ses rapports au vivant. Pour David Lowenthal 2 « les paysages, fabriqués par les sociétés, sont porteurs des significations culturelles, ou tout simplement des manières de percevoir et d'imaginer qui sont caractéristiques de ces sociétés (...). Ce qui exclut toute relation purement quantitative avec le paysage, mais exige au contraire une reconnaissance de sa valeur mémorielle et patrimoniale, et au fond de la responsabilité vis-à-vis de son avenir. » 3
Le végétal est tissé dans la ville, formant une trame dite « verte ». Penser à une communauté végétale urbaine c'est confronter les rapports entre la ville et son biotope*, son sol, sa topographie, son climat, mais aussi, et peut-être surtout, entre la ville et le vivant, à partir de son histoire. Ceci pour envisager une nature qui lui colle à la peau. Faut-il alors s'en référer au sauvage, au champêtre, à la ruralité pour entrevoir ce que pourrait être un écosystème* urbain ? N'existerait-il pas une « nature » spécifique à la ville ? Une biocénose* qui aurait évolué avec elle, comme la flore insulaire, née de son isolement, ou encore la flore méditerranéenne née des contraintes d'un milieu frugal, aride même et minéral, façonné par l'homme depuis des millénaires.
À première vue, les scientifiques nous enseignent la « banalisation » des espèces au fur et à mesure que le bâti se densifie. L'urbanisation y est considérée comme l'une des causes majeure de la standardisation du vivant, avec une homogénéisation des espèces qui se révèlent être plus ou moins toutes les mêmes dans toutes les villes 4. Mais en y regardant de plus près, les adaptations de certaines espèces inféodées aux milieux urbains, nous inciteraient à nous placer sur une autre échelle, temporelle plus que spatiale.
Le Crépis de Nîmes (Crepis sancta subsp. nemausensis (Vill.) Babc.) une Asteracée, autrement nommée Herbe rousse, Crépide sainte, Ptérothèque de Nîmes, Engraisse-mouton, Salade de lièvre... fleurit de février à mai et a la particularité de produire deux types de fruits : une majorité de petits akènes secs et plumeux, au sommet de l'inflorescence, transportés au loin par le vent et une minorité de même fruits secs mais plus gros, sur les côtés, dont le poids les amène à tomber au pied de leur parent. Deux types de fruits pour deux destinations, multipliant ainsi les chances de reproduction au loin ou plus près en cas de nécessité.
Des scientifiques montpelliérains ont observé qu'en ville, l'espèce a tendance à produire un plus grand nombre de gros akènes que dans les champs. Ainsi, en réponse à la bétonisation de son habitat dû à une urbanisation croissante, la plante, pour assurer sa survie, privilégie la proximité plutôt que la conquête aléatoire d'un territoire possiblement stérilisé. Une stratégie qui pourrait venir éclairer l'évolution d'autres espèces végétales dans les écosystèmes soumis à la contrainte du tout bitume. 5
Ne faudrait-il pas voir cette aptitude comme la propriété première du vivant dans la ville ?
Ne faudrait-il pas considérer la ville comme créant les conditions d'un processus, qui, pour autant que l'homme ne vienne pas l'entraver en cherchant à lutter contre, peut engendrer une biodiversité spécifique ?
Ne faudrait-il pas enfin suivre Gilles Tiberghien qui voit dans les jardins qu'il décrit, non pas un monde « à retrouver dans sa nature première » mais « une réalité en transformation, transitoire et historiquement marquée » 6 ?
Nous sommes ici à Saint-Étienne, une des villes les plus élevées d'Europe (600 mètres d'altitude en moyenne), traversée par la ligne de partage des eaux entre les bassins versants de la Loire et du Rhône, bordée de toutes parts par des massifs forestiers (Massif du Pilat, Monts du Lyonnais, Monts d'Or...), et maillée de 7 collines.
Là, plus de deux siècles d'activité industrielle ont généré 5 crassiers, des milliers de jardins ouvriers, une grande rue, formant une ligne droite de six kilomètre et demi, axe lourd de transport collectif « épine dorsale de la ville linéaire industrielle », 770 ha d'espaces verts, 300 ha de boisement dans les parcs et jardins, 1507 espèces végétales, 11 000 arbres d'alignement, et plus récemment des centaines d'hectares de friches urbaines... 7
Tous ces éléments sont constitutifs de la trame végétale stéphanoise. À chacun d'eux correspond un cortège floristique spécifique.
Une végétation arborescente ou arbustive colonise désormais les flancs des crassiers, des robiniers, peupliers, trembles, sureaux noirs, genets... même si le sommet reste globalement vierge, du fait de la combustion spontanée des résidus de charbon qui n'y est toujours pas achevée... et seules quelques espèces particulièrement adaptées  y poussent, des Dysphanias botrys, Spergulas morisonii, Rumex acetosella...
Les rues et boulevards sont bordés d'alignements de platanes, tilleuls, érables, chênes, cerisiers à fleurs, poiriers de Chine, frênes.
Dans les parcs, les cèdres de l'Atlas et les robiniers dominent. Érables sycomores, frênes communs, peupliers d'Italie les accompagnent et encore des platanes, des tilleuls, des bouleaux...
Et que dire des friches et de leur diversité végétale ? Que dire de l'ailante, de la renouée du Japon, du buddleia, des molènes... toutes des espèces mal-aimées, parties à la reconquête de ces milieux délaissés avec une parfaite aisance et sans aucune assistance. Ne montrent-elles pas le chemin vers une ville résiliente ? Prenons le cas de l'ailante, au delà de sa reproduction très performante, son aptitude à pousser dans les lieux inconfortables lui vient de la capacité de son système racinaire à aller chercher l'eau en profondeur, de sa tolérance à la canicule (+40°) et d'une grande tolérance à la salinité ainsi qu'à pollution atmosphérique. À tout ceci s'ajoute d'autres particularités, comme celle de gérer la concurrence grâce à des propriétés allélopathiques et surtout, à la moindre tentative d'éradication, de stimuler l'activité de son système racinaire en y délocalisant ses réserves glucidiques, entraînant la production de nombreux rejets.
La trame du vivant dans la ville se pense bien sûr à partir de l'inventaire et de l'identification de ces communautés végétales spécifiques, mais surtout de la compréhension et de la reconnaissance des processus mis en œuvre. Il ne s'agit pas de simplement planter des espèces dites « sauvages » ou « locales » pour fabriquer de la « nature » en ville, mais bien de s'adapter à l'implantation spontanée de la végétation, seul gage d'une autonomie certaine des communautés végétales en ville, essentiellement du fait des systèmes racinaires indemnes des agressions humaines. Le rôle du paysagiste et du jardinier étant alors dans l'accompagnement du vivant plutôt que dans sa totale maîtrise.
Ainsi « la nature » en ville viendra-t-elle prolonger la trame urbaine, voire quelques fois en grignoter les contours, lorsque quelque liberté lui est accordée.
La reconnaissance par les habitants, les politiques et gestionnaires de la cité de ces écosystèmes urbains nécessitent aussi d'acquérir de nouvelles références et de changer les regards sur la nature en ville. C'est la fonction instituante et édifiante du regard de Gilles Deleuze 8, premier pas vers la reconnaissance pour le vivant non humain d'un « droit de cité ».
Ces changements sont en route.

  • — 1.

    B.Brecht, mot d'ordre inscrit dans l'ouvrage de photos de Roger Oleszczak : « C'était Manufrance »

  • — 2.

    David Lowenthal, « Passage du temps sur le paysage ». Traduit de l'anglais par Marianne Enckell. Gollion, Infolio, 2008 . - Collection Archigraphy Témoignages. - p.334  - SBN 978-2-88474-513-0

  • — 3.

    Jean-Marc Besse, « Le Paysage : entre la perte et l'histoire », Critique d'art [En ligne], 32 | Automne 2008, mis en ligne le 09 février 2012, consulté le 14 mars 2015. URL : http://critiquedart.revues.org/698

  • — 4.

    Magali Deschamps-Cottin et al. « Nature urbaine à Marseille : Quels possibles pour une trame verte ? » In Trames vertes urbaines, sous la direction de Ph. Clergeau & N. Blanc, Ed. du Moniteur, 2013

  • — 5.

    P.-O. Cheptou et al., PNAS 2008 ; 105 : 3796-3799

  • — 6.

    Gilles Tiberghien, « Paysages et jardins divers », Paris : Ed. Mix, 2008

  • — 7.

    Trame verte et bleue de la ville de Saint-Étienne, Coloco, Gilles Clément, Véronique Mure, 2017

  • — 8.

    Gilles Deleuze, « Pourparlers », Éditions de minuit, 1990, p.235

LEXIQUE
- Allélopathie : Phénomène biologique par lequel une plante produit une ou plusieurs substances biochimiques qui influencent la croissance d'autres organismes dans son aire de vie.
- Biocénose : Ensemble des êtres vivants qui occupent un milieu donné (le biotope), en interaction les uns avec les autres et avec ce milieu.
- Biotope : lieu de vie défini par des caractéristiques physiques et chimiques déterminées relativement uniformes.
- Écosystème : Système formé par un environnement (biotope) et par l'ensemble des espèces (biocénose) qui y vivent, s'y nourrissent et s'y reproduisent.