Bertrand Stofleth
Updated — 13/10/2022

L'invention du territoire

L'INVENTION DU TERRITOIRE
Par Danièle Méaux, 2017
Paru dans Philippe Antoine, Danièle Méaux et Jean-Pierre Montier dir., La France en albums (XIXe-XXIe siècles), Paris, Hermann, 2017, p. 335-348.

En 2015, le photographe Bertrand Stofleth 1 publie, chez Actes Sud, un bel album de grand format intitulé Rhodanie 2 qui rassemble des vues en couleur réalisées sur les rives du Rhône, de la source du fleuve à son embouchure. Le vocable choisi pour titre n'est pas totalement inconnu puisqu'il servit à désigner une des trois républiques suisses imaginées en 1798. La « Rhodanie » devait réunir la Suisse romande et le Tessin, les deux autres républiques envisagées étant la « Tellgovie » et l'« Helvétie ». Mais ce partage ‒ conçu par le général Brune ‒ se heurta à un mécontentement général et fut rapidement révoqué : la constitution de la « République helvétique » fut adoptée le 28 mars 1798. Depuis lors, ce substantif est pour ainsi dire resté en jachère et, pour le lecteur/spectateur, le titre choisi par Bertrand Stofleth paraît plutôt dériver de l'adjectif « rhodanien », soit « ce qui est relatif à la vallée du Rhône ». Il n'en reste pas moins que « Rhodanie » sonne d'emblée comme un toponyme, désignant donc un pays, un territoire.
À dépeindre un territoire, le livre travaille en effet : les clichés et les textes qui les accompagnent ‒ les uns et les autres enclos entre les frontières de la couverture ‒ collaborent à l'étude 3 d'une entité géographique, entendue comme ensemble doué d'une identité et d'une histoire, toutes deux régies par la présence du fleuve. Mais ce pays ‒ qui possède l'épaisseur des rives du Rhône ‒ ne correspond pas à une nation reconnue. Le fleuve s'écoule des alpages suisses jusqu'à son embouchure en Camargue, sur près de 850 km ; la « Rhodanie » se présente donc comme un territoire distinct de ceux que circonscrivent les frontières établies, auxquelles il se superpose. À l'heure où l'Europe s'essaie à exister, les limites nationales perdent en herméticité, et de nouvelles entités semblent plus faciles à imaginer, au gré de considérations locales. Imaginer une aire calquée par la présence du cours d'eau suppose de ne pas se laisser arrêter par les frontières. C'est peu ou prou à l'invention d'un territoire que l'ouvrage de Bertrand Stofleth travaille : le dispositif livresque et les photographies assemblées tendent à établir l'existence d'une entité spatiale et humaine, forgée à partir du fleuve.

LE COURS DU RHÔNE
L'importance de l'entreprise doit être mesurée. Les prises de vue se sont échelonnées sur une période de sept années 4. Les premières images, faites le long des berges, ont été réalisées dans le cadre d'une commande liée au patrimoine fluvial. Puis se sont succédées quatre campagnes : la première en 2007-2008 dans la Drôme, la seconde en 2008-2009 dans la région Rhône-Alpes jusqu'au lac Léman, la troisième en 2010-2011 en Provence Alpes-Côte d'Azur et Languedoc- Roussillon, enfin une dernière en 2012-2013 du lac Léman au glacier du Rhône. L'idée de suivre le cours du fleuve ne s'est imposée que progressivement. Le financement le projet a requis du temps et des autorisations ont été dû être demandées afin d'accéder à certains lieux. Le photographe s'est également documenté sur le Rhône et son histoire. Tout cela a conditionné un commerce durable avec le fleuve.
Au sein des quatre-vingt-neuf vues réunies dans Rhodanie, le fleuve est omniprésent ; quand il ne figure pas dans l'image, des indices (aménagements, inscriptions diverses, végétation...) laissent deviner son immédiate proximité. Le retour de l'eau dans l'ensemble des photographies participe à la construction d'une isotopie. Si la taille des images n'est pas toujours identique, elles sont quasiment toutes de format paysage ; ce sont toujours des plans d'ensemble, pris en surplomb, où dominent les tonalités vertes et bleues : malgré la diversité des sites traversés, domine le sentiment d'une unité.
Les vues donnent à voir la manière dont le cours d'eau a structuré la morphologie des sites. Une première photographie montre le glacier du Rhône, dans le massif de Saint-Gothard en Suisse : les stratifications minérales sont les indices de l'érosion des roches par la glace en mouvement. Plus loin, une vue prise d'un belvédère à Leuk en Suisse 5 donne à mesurer le creusement progressif de la vallée en contre-bas. À la fin de l'ouvrage, la largeur du delta frappe près des Saintes-Maries-de-la-Mer 6. Les clichés témoignent de la manière dont le paysage fluvial s'est façonné sur le temps long de l'érosion géologique, pendant des millénaires.
Mais les photographies témoignent également des aménagements progressivement construits par les hommes afin de « vivre avec » le fleuve. Reviennent les ponts et les viaducs ; des chemins de halage bordent le cours d'eau ; de place en place, d'anciens bacs à traille, des écluses, des épis Girardon désaffectés, des barrages hydroélectriques, des digues sont visibles. L'observateur identifie une cimenterie, une usine de pâte à papier, des centrales nucléaires bâties plus récemment. Les rives donnent ainsi à lire les manières dont les hommes ont négocié avec le fleuve, pour se prémunir des inondations ou se déplacer, pour irriguer les cultures, exploiter l'énergie hydraulique ou développer l'industrie. Nombreuses sont les traces de cette longue cohabitation avec la puissance de l'eau, qu'il s'agit à la fois de contenir et d'exploiter. L'observation des images gagne à être prolongée afin que soient décelés tous les indices susceptibles de renvoyer aux moments différents de cette longue transaction des hommes avec la force de la nature. D'infinis détails traduisent la variété des dangers et des bénéfices apportés par le fleuve, concourant à conférer à l'ouvrage les allures d'une épopée.
Nombreux sont les photographes contemporains qui ont ainsi choisi de suivre des cours d'eau. John Davies a retracé l'itinéraire de la Tiretaine à Clermont-Ferrand 7, Thierry Girard a longé le Danube 8, Andrea Keen a remonté la Seine 9... Bertrand Stofleth s'inscrit somme toute dans une veine qui a fait florès ; mais rarement la manière dont l'eau travaille à la fabrique du paysage, en collaboration étroite avec les hommes, a été montrée avec une telle diversité et minutie.
L'eau est propice à la poussée de la végétation ; sur les rives, l'herbe est le plus souvent verdoyante et les arbres vigoureux. La « nature » paraît donc très présente au sein des images, mais elle est toujours intimement intriquée à des aménagements humains d'échelles variées ‒ allant d'ouvrages d'art immenses à l'installation d'un minuscule ponton, d'usines énormes à la construction d'un muret. Très éloignés d'un « état naturel » qui relève du mythe, les sites retenus par Bertrand Stofleth sont hybrides ; ils témoignent d'une participation active des hommes à la « production de l'espace 10 ». Le paysage apparaît ainsi comme « une totalité dynamique, évolutive, traversée par des flux qui sont de nature, d'intensité et de direction très variables, lui attribuant [...] une temporalité propre 11 ». Le fleuve n'est d'ailleurs pas sans évoquer en lui-même l'idée du devenir. Les trois premières photographies 12 de Rhodanie emblématisent peu ou prou le deuil d'un « état sauvage » des sites ; elles montrent le glacier du Rhône, mais aux plissements de la glace se mêlent les froissements d'une bâche servant à préserver le glacier de la fonte ; des ouvriers réparent un chemin d'accès en bois et un touriste fixe le panorama ; si ce dernier fait penser au promeneur de Caspar David Friedrich (dont il reprend peu ou prou la posture, face à la montagne), il n'en a nullement la superbe puisqu'il traîne derrière lui... un sac à roulettes.

UN DISPOSITIF PROPICE À L'ENQUÊTE
Toutes les photographies sont prises à la chambre, autrement dit au moyen d'un matériel lourd qui interdit improvisation et précipitation : chaque vue est concertée. La chambre autorise la richesse des détails et permet des agrandissements importants ; mais elle fait aussi de la pratique photographique une collecte lente et minutieuse, bien loin de la saisie du kairos. Cependant le dispositif de prise de vue ne s'en tient pas là, puisque Bertrand Stofleth se déplace avec un camion doté d'une nacelle élévatrice (qui peut être placée entre cinq et dix mètres de hauteur) autorisant la réalisation d'images en surplomb et en déport. Cette vision plongeante permet d'englober une large portion de terrain, d'échelonner les éléments dans la profondeur du champ en donnant à chacun d'entre eux plus de lisibilité.
Ce dispositif de prise de vue (chambre + camion nacelle) organise la composition des images ‒ qui, à rebours, rend perceptible le positionnement de l'opérateur. Ce double appareillage se trouve également décrit par Bertrand Stofleth dans un entretien figurant en fin de volume 13. Le protocole adopté se trouve clairement affiché ; du grec « prôtocollon » (« ce qui est collé en premier »), il conditionne la composition des images, tout comme leur examen par le lecteur/spectateur. Il se donne comme une méthode, qui détermine l'expérience du photographe, comme la démarche adoptée par le scientifique conditionne les résultats de la recherche.
Le point de vue surélevé ‒ qui gouverne la perception de l'espace ‒ se trouve mis en abîme dans un certain nombre de clichés. Le volume s'ouvre sur la représentation d'un promeneur contemplant le glacier du Rhône depuis un petit promontoire 14 ; il n'est pas indifférent que l'hôtel qui figure au premier plan d'un autre cliché soit celui du « Belvédère 15 » ; ailleurs, un homme est assis sur un banc proposant un point de vue privilégié sur la vallée située en contre-bas 16 ; sur la route de Genève, un ouvrage militaire permet aux touristes de plonger leur regard dans une gorge profonde 17 ; à Châteauneuf-du-Rhône, c'est un pont métallique qui amène un groupe de visiteurs à surplomber la rivière 18... Au fil du livre, reviennent des organisations spatiales qui font écho à la situation même de l'opérateur par rapport aux sites qu'il met en image. Ce dispositif ‒ conférant à l'observateur une vision surplombante ‒ est celui du belvédère, de l'italien bello (beau) et vedere (voir). L'attrait de Bertrand Stofleth pour cette organisation du regard n'est pas récent, puisqu'il a antérieurement consacré deux séries à ce dispositif : « Autour du belvédère » (2002-2005) et « Belvédère » (2006). Le surplomb qui permet d'embrasser l'espace renvoie à une ambition de compréhension de l'intrication des phénomènes, naturels et artificiels, inanimés et humains 19 ; il les fait dialoguer les uns avec les autres, dans un milieu ressenti comme complexe.
Le protocole de prise de vue adopté est contraignant. Il cantonne les déplacements de l'opérateur aux voies carrossables. Il lui interdit la discrétion (le plus souvent recherchée par le photoreporter) ; les sujets animés qui figurent sur les images ne peuvent en effet ignorer la présence de Bertrand Stofleth. Ce dernier confie qu'il est souvent amené à dialoguer avec les personnes présentes dans le champ, afin de solliciter leur accord pour la prise de vue ou de leur demander de « rejouer » certaines situations. À bien des égards, la réalité présentée sur les photographies ne correspond donc pas à celle que pourrait saisir un promeneur ; il ne s'agit pas d'un spectacle préexistant qui serait enregistré, mais d'une organisation des choses que le dispositif engendre. Son caractère ostensible permet de désamorcer l'illusion de la représentation d'un déjà-là. L'entreprise de Bertrand Stofleth n'est pas de l'ordre de l'enregistrement, mais de « l'enquête » ‒ celle-ci lui permettant de faire accéder au visible des configurations jusque-là inaperçues. « Enquête » vient du mot latin « inquaesita », soit ce qui n'est « pas encore examiné », qui mérite encore l'investigation. Le dispositif employé permet au photographe de reconsidérer les rives du fleuve pour y déceler des phénomènes inédits, sur le plan de la forme comme du sens. Le dualisme de la représentation se trouve dépassé, au bénéfice d'une démarche dynamique qui autorise la production, la découverte d'une organisation visible et de relations intelligibles. Cette approche pragmatique est proche de celle de l'enquête, tendue dans un effort d'investigation, telle qu'elle peut être conçue dans le champ des sciences humaines 20. Le dispositif produit somme toute la réalité qu'il retient ensuite. Tout débat sur la transparence du médium perd dès lors sa pertinence, puisqu'il s'agit de faire advenir au regard ce qui auparavant ne lui était pas perceptible. La construction de l'image du monde participe d'une dynamique de production de connaissances ‒ qui est inséparable de la méthode utilisée.
Dans le même temps, la visibilité du dispositif n'est pas sans instaurer une forme de distanciation. La révélation de la posture du photographe participe d'une « dénaturalisation » de la réalité donnée à voir. Cette artificialité n'est toutefois pas subjectivité, mais parti-pris du chercheur qui ausculte un terrain en lui appliquant un protocole concerté afin de progresser dans son exploration du réel, par-delà ce qui est immédiatement donné.

DES ESPACES HABITÉS
Depuis les années 70, les photographes se sont massivement détournés d'une figuration de la « nature » pour donner à voir des sites modifiés par les activités humaines. L'exposition « New Topographics : Photographs of a Man-altered Landscape », organisée en 1975 à la George Eastman House de Rochester, a marqué un tournant majeur vers de formes inédites de représentation du paysage prenant en compte l'investissement des territoires par l'homme. La Mission Photographique de la DATAR 21, impulsée en France au début des années 80 sous l'égide de Bernard Latarjet et François Hers, s'est attelée à « créer de nouvelles représentations du territoire pour saisir un moment singulier de son évolution 22 » : ce sont des sites fortement anthropisés qui sont alors majoritairement photographiés. Cette tendance s'est ensuite poursuivie, en phase avec l'attention accrue qui était désormais portée à l'aménagement et à la préservation des paysages comme au développement durable 23. Incontestablement, Bertrand Stofleth s'inscrit dans cette filiation. Depuis 2005, il a d'ailleurs mené plusieurs « Observatoires Photographiques du Paysage » ; avec Geoffroy Mathieu, il a construit le projet « Paysages usagés » sur le GR 2013 à la périphérie de la métropole marseillaise 24.
Dans le même temps, la photographie contemporaine de paysage s'est caractérisée par une éviction de la figure humaine. Les sites sont le plus souvent montrés vides d'êtres animés. Cette absence de vie induit une focalisation de l'attention du spectateur sur l'organisation des espaces, l'aménagement, voire l'architecture ; elle l'incline à porter son attention sur les traces de l'activité sociale et économique, sur la stratification des dépôts de l'histoire. Chez Bertrand Stofleth, la manière dont les hommes ont aménagé le cours d'eau est d'ailleurs patente : des constructions diverses en témoignent ; mais elle ne s'accompagne nullement de l'élimination de la figure humaine. Sur la plupart des vues, apparaissent des « personnages ». De petite taille, ils ne polarisent pas l'attention ; leur physionomie n'étant pas décelable, c'est davantage l'activité dans laquelle ils sont engagés (marche, pêche, golf, promenade, jogging, conversation, jardinage, travail...) qui ressort. Généralement, leur occupation s'inscrit dans une relation avec le fleuve ou avec des équipements environnants ‒ dont certains se trouvent détournés de leur vocation première. Parfois ces « personnages » communiquent entre eux, les rives se donnant comme un espace de sociabilité. Les individus présents ne regardent jamais en direction du photographe : nulle trace ici de la théâtralité analysée par Michael Fried 25. Une observation minutieuse des vues permet d'identifier des saynètes : groupe de jeunes plongeant d'un muret, baigneurs bronzant sur une pelouse, pêcheurs attendant la prise... Ces scénettes ‒ qui ressortissent au quotidien ‒ rappellent celles qui agrémentent les paysages de Poussin ou Le Lorrain. Le fait que « Rhodanie » rime avec « Arcadie » (région mythique établie au sud du Péloponnèse), œuvre au sentiment d'un accord entre l'être humain et les paysages qu'il habite. Les usages ordinaires que le fleuve suscite s'offrent en tout cas au regard du lecteur/spectateur, au fil d'une observation qui s'en trouve dilatée.
Le retour appuyé de la figure humaine mérite d'être noté, tant il s'écarte d'une tendance dominante. La présence quasiment constante des hommes fait du lieu figuré un espace habité. Un faisceau de liens se tisse entre les êtres et le paysage, dont ils dépendent et qu'ils contribuent à constituer. L'espace paraît également fait de la population qui le fréquente et les êtres sont partie prenante d'un milieu. On pense dès lors aux théories d'Augustin Berque qui a montré que le paysage était fait de relations 26. L'homme se présente en retour comme un « être de paysage 27 ».
Il resterait encore à remarquer que la plupart des activités mises en image relèvent de la sphère des loisirs ou du délassement ; les gens semblent venir au bord de l'eau pour se reposer, courir, jouer, flirter, promener leur chien... ‒ les berges se présentant comme une aire propice à la détente et au développement de comportements faiblement normalisés.

UN LIVRE-TERRITOIRE
Au sein de l'ouvrage, les photographies se trouvent réparties en quatre séquences, dont l'ordonnancement va de la source du fleuve à son embouchure : vient d'abord le Haut-Rhône en Suisse, puis le Rhône-Amont, ensuite la vallée du Rhône, enfin la région du delta (chacun de ces ensembles étant constitué d'une vingtaine d'images). Une quarantaine de plages blanches, disséminées entre les vues, crée un rythme qui fait contrepoint à cette organisation déterminée par la géographie. Le cours du fleuve acquiert ainsi une certaine musicalité. La présence du texte est discrète, et repoussée en fin d'ouvrage. Des légendes sont alors livrées au côté de petites vignettes répliquant les photographies montrées auparavant ; à chaque fois, le lieu précis et l'année se trouvent précisés. À cela s'adjoignent deux écrits : un commentaire de Gilles A. Tiberghien et une interview de Bertrand Stofleth par Nicolas Giraud.
L'objet-livre ‒ en tant qu'ensemble relié de feuillets, circonscrit par le rempart d'une couverture ‒ travaille à afficher une relative cohésion des paysages montés en séquence. Entre les mains du lecteur, il se présente comme un tout organiquement articulé. Si le feuillettement d'un ouvrage de format codex comporte une marge de liberté, son parcours reste pour ainsi dire fléché par un ordonnancement et une pagination ; de surcroît, dans Rhodanie, le sens de la lecture est guidé par la disposition géographique des sites sur le cours du Rhône, d'amont en aval. La temporalité de la découverte induite par la structure livresque s'inscrit dans une tension relative avec la coprésence spatiale des images ; pour le dire autrement, si le lecteur ne voit pas les vues en même temps, il sait qu'elles se trouvent simultanément assemblées dans les plis serrés de l'ouvrage.
Or, cette chronologie de la découverte ‒ conjuguée à la conscience d'une coexistence dans l'espace ‒ caractérise également l'expérience du voyageur au fur et à mesure qu'il parcourt un pays (qui s'étend de manière simultanée, en ses différentes parties). Les photographies assemblées ne figurent évidemment pas l'ensemble des rives du Rhône. Elles s'offrent pour ainsi dire comme les échantillons d'un territoire global. C'est par synecdoque, et au gré du montage effectué au sein du livre, que les vues réunies en viennent à évoquer un pays, la « Rhodanie ». Bertrand Stofleth affirme : « Le fleuve apparaît [...] comme un chemin, qui permet d'unifier une multitude de sites avec des enjeux, des usages et des équipements très différents les uns des autres 28. » On pourrait dire que le livre ‒ évoquant le cours du Rhône ‒ travaille à une cohésion analogue, mais cette fois-ci en ce qui concerne la représentation du territoire. Le fleuve ne se donne pas comme une ligne, il façonne une aire géographique douée d'une épaisseur : « Ce que je désigne sous le nom de Rhodanie, c'est [...] le territoire continue qui est celui du fleuve par extension de ses affluents, de ses berges et de ses environs 29 », remarque le photographe.
Rhodanie possède une dimension performative dans la mesure où il contribue à la reconnaissance d'une entité géographique ‒ dont la cohésion est déterminée par le cours du Rhône. Dans Fictions, Borges relate la manière dont une planète, totalement inventée par une société secrète, finit par s'imposer dans la réalité 30. Au gré d'un jeu savant de reprises et de relances, les indices de l'existence présumée de cette « Orbis Tertius » tendent à se multiplier jusqu'à ce que la langue et la culture de cette planète soient enseignées sur terre : ce territoire neuf semble dès lors être bel et bien passé de l'imaginaire à la réalité. Avec Rhodanie, nous sommes loin d'un tel scénario de science-fiction... Pourtant le « pays », mis en livre et en photographie par Bertrand Stofleth, paraît doué de vie, d'identité, d'histoire. À l'heure où les frontières nationales se trouvent estompées par la mise en place de l'espace Schengen, où certains particularismes culturels tendent à s'affirmer, où la décentralisation confère des pouvoirs accrus aux régions, une liberté nouvelle semble autoriser l'invention de territoires ‒ entre rêverie fantaisiste et enquête précise menée sur les lieux. Mais, après tout, l'investigation scientifique a toujours flirté avec l'imagination ‒ cette dernière contribuant à faire progresser l'intellection des phénomènes.

  • — 1.

    Voir le site du photographe : www.bertrandstofleth.com

  • — 2.

    Bertrand Stofleth, Rhodanie, Arles, Actes Sud, 2015

  • — 3.

    Le vocable peut être entendu tout à la fois au sens de travail pictural et d'enquête à visée documentaire.

  • — 4.

    Un premier ouvrage (mince mais de très grand format) paraît en 2013 : Bertrand Stofleth, Rhodanie. Paysages déclassés. De Pont- Saint-Esprit à la mer Méditerranée, Paris, Éditions 205, 2013. Les vues réunies dans ce livre se concentrent sur le Rhône aval, soit le tronçon du fleuve qui s'écoule du sud de Montélimar à la Méditerranée. Après la crue de 2003, à partir de 2008, les partenaires du « Plan Rhône » ont décidé de soutenir divers projets culturels et artistiques afin de sensibiliser les populations aux risques du fleuve. Si certaines des vues présentées dans le livre de 2013 reviennent dans celui de 2015, d'autres ont été laissées de côté. Le premier ouvrage accorde beaucoup d'importance aux multiples aménagements du cours d'eau : orifices des pompes de ressuyage, digues de protection, ouvrages de génie civil redressant le lit du fleuve...

  • — 5.

    Bertrand Stofleth, Rhodanie, op. cit., p.18

  • — 6.

    Ibid., p.137

  • — 7.

    John Davies, Hidden River, Paris, L'Atelier d'édition / Loco, 2013

  • — 8.

    Thierry Girard, « Un voyage le long du Danube depuis sa source en Forêt-noire jusqu'à son embouchure en Mer Noire, 1994- 1999 ». Cette série a été exposée de nombreuses fois : à la Galerie Le Révèrbère à Lyon, à la Galerie Mossa à Nice, au Musée municipal de Bratislava en Slovaquie, à l'Institut français de Zagreb, Musée Vukovar en Croatie...

  • — 9.

    Andrea Keen, Le Fleuve. Un parcours le long de la vallée de la Seine, Paris, JeanMichelPlace / FRAC Haute-Normandie, 2007

  • — 10.

    Henri Lefebvre, La Production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974

  • — 11.

    Jean-Marc Besse, Le Goût du monde. Exercices de paysage, Arles, Actes Sud / ENSP, 2009, p.47

  • — 12.

    Bertrand Stofleth, Rhodanie, op. cit., p.7, 8 et 9

  • — 13.

    Ibid., p.142-147

  • — 14.

    Bertrand Stofleth, Rhodanie, op. cit., p.7

  • — 15.

    Ibid., p.11

  • — 16.

    Ibid., p.18

  • — 17.

    Ibid., p.41

  • — 18.

    Ibid., p.72

  • — 19.

    Dans l'entretien réalisé avec Nicolas Giraud, Bertrand Stofleth explicite cette volonté de compréhension des choses, ibid., p.143

  • — 20.

    Aline Caillet, Des dispositifs critiques. Le documentaire, du cinéma aux arts visuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p.23-35. Cet ouvrage traite du cinéma, mais il s'avère très stimulant pour la compréhension d'un certain nombre de démarches photographiques contemporaines. Pour Aline Caillet, il s'agit de « construire le réel, le fabriquer et non le reproduire, prendre acte qu'il n'est pas visible, mais doit être rendu visible, qu'il n'est pas immédiatement signifiant mais à signifier... » (p.35)

  • — 21.

    DATAR : Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale

  • — 22.

    François Hers et Bernard Latarjet, « L'expérience du paysage », in François Hers et Bernard Latarjet, Paysages photographies 1984- 1988. Mission photographique de la Datar, Paris, Hazan, 1989, p.13

  • — 23.

    Danièle Méaux, Géo-photographies. Une approche renouvelée des territoires, Trézélan, Éditions Filigranes, 2015, p.11

  • — 24.

    Geoffroy Mathieu, Bertrand Stofleth, 100 cartes postales 10 x 15 cm (coffret en carton) : Livre d'artiste (édition limitée, exemplaires numérotés de 1 à 250).

  • — 25.

    Michael Fried, Pourquoi la photographie a aujourd'hui forcé l'art ? [2008], Paris, Hazan, 2013

  • — 26.

    Augustin Berque, Le Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. La mésologie qu'il promeut se définit comme l'étude des milieux concrètement vécus par les êtres vivants (humains en particulier).

  • — 27.

    Catherine Chomarat-Ruiz, Précis de paysagétique, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, collection "Contrées et concepts", 2014, p.27

  • — 28.

    Bertrand Stofleth, Rhodanie, op. cit., p.144

  • — 29.

    Ibid.

  • — 30.

    Jorge Luis Borges, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, in Fictions, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, collection "Bibliothèque de la Pléiade", 1993, t. 1, p.452-467