Françoise Vergier
Updated — 20/07/2022

Échanges avec Sinziana Ravini à propos de l'exposition The Hidden Mother

Échanges avec Sinziana Ravini à propos de l'exposition The Hidden Mother
Exposition collective, Atelier Rouart, Paris, 2012

Mère semble être la figure centrale de ton travail. Raconte-moi un peu l'histoire de cette belle pièce qu'on montre dans l'exposition The Hidden Mother.

Même si je ne travaille pas uniquement la spécificité de la sculpture, il m'arrive d'être pleinement dedans, comme c'est le cas pour "La ceinture de ma mère, grise" que tu as choisie pour cette exposition. Le thème du buste a été travaillé par tous les sculpteurs, à tel point que l'emblème des sculpteurs est un buste, "Le torse du Belvédère" qui est au Vatican à Rome et qui date du 1er siècle avant J.C. Il a fallu que j'y mette mon petit grain moi aussi ! Je me suis donc mise à faire un buste de femme.
Ce n'est que lorsque l'une de mes sœurs, curieuse de voir la sculpture que je venais de modeler et qui commençait à sécher, s'est presque écriée : "Mais c'est la mère !", que j'ai "vu" ce que j'avais fait ! Dans les campagnes autrefois, nous ne disions pas "maman" mais "mère". Je ne m'en étais absolument pas rendu compte. Mon Dieu, c'était vrai ! C'est comme ça que j'ai trouvé l'idée de peindre à l'émail des paysages et de lui mettre un voile autour des hanches. Elle avait des bourrelets qui débordaient de son corset, il lui maintenait son dos et son ventre. Parfois, elle me demandait de le lui serrer. Je suis son 7ème enfant, le dernier. C'était une paysanne. J'ai fait une série de 7 torses maternels.
J'ai l'impression que ma mère est la figure centrale de mon travail. Dans le fait même de créer.

Quel est ta relation à la psychanalyse ?

Je somatise. Donc il a fallu que je comprenne pourquoi, sur le divan d'une psychothérapeute. Je l'ai compris, mais j'ai toujours le symptôme. Sans doute parce que je ne peux pas trancher. Si "je tranchais", j'ai l'impression que je m'effondrerais. Je m'imagine que ce traumatisme ancien, que je suis parvenue à repérer, peut revenir dans mon présent. Donc j'ai peur de le revivre. Le courage m'abandonne. Je crois que je ne vais pas arriver à le surmonter... En psychothérapie, j'ai compris que presque tout provient de notre affectif et des émotions, de notre rapport à l'autre, et de la façon dont on les vit.

Est-ce que tu penses qu'il y a un lien entre l'art et la psychanalyse ? En ce cas là, parle moi un peu de ce lien.

J'ai remarqué que pour moi l'art était un pouvoir de transformation de mon vécu, à la fois par l'imaginaire, le savoir, le mental, le jeu.... Qu'il était aussi du côté de l'artifice, de l'illusion, de la construction.
Cependant, il faut un certain temps de maturation "passive", entre le vécu et les réalisations, il faut que je me mette dans une sorte d'attention active mais non volontaire. En fait, "ça" se fait tout seul, il faut savoir ne rien faire, et à un moment donné "ça" arrive à la conscience, une idée, une forme apparaît, comme par enchantement ! L'art est le seul moyen d'accéder à "ma" réalité, mais décalée dans le temps. Entre la réalisation de "La ceinture de ma mère, grise" et mon regard porté sur le corps de ma mère, il y a au moins 35 ans !
Je constate que la pratique artistique n'est pas réparatrice de mon symptôme. Le symptôme est le seul réel de ma personne, vrai. Il est le langage de mon corps et de ma tête. Le symptôme est là, maintenant, il me regarde, m'interpelle et attend que je m'en occupe, que je le considère. Et je ne parviens pas à y accéder? Je ne veux pas voir ce qui devrait me sauter aux yeux ? Comme  réaliser que la sculpture "La ceinture de ma mère, grise" était en fait le buste de ma mère ?

Il y a un lien. Un manque essentiel. Celui de ma mère qui inconsciemment ne pouvait pas m'assumer, donc m'aimer. Je crée pour lui prouver que ce qu'elle a mis au monde n'est pas complètement nul. Créer est dangereux. Si ce que je fais passe dans le regard des autres, c'est gagné pour moi. C'est-à-dire, que ce qui est montré va me quitter, devenir presque étranger. La sculpture alors ne m'appartient plus. Ce passage me réconforte de ma prétention à oser montrer. Les artistes ne sont que des intermédiaires, tout le monde le sait.

Quelles sont tes sources d'inspiration ?

Les "pièces" ne sont que des réponses aux mouvements de ma vie, elles sont des reflets de la réalité qui ont traversé mon corps. Je n'ai pas l'impression que le symptôme me fasse créer. Le symptôme vient de loin lui aussi, comme parfois pour certaines sculptures.

Y a-t'il quelque chose dans ton travail que tu ne comprends pas ?

J'ai l'impression de tout comprendre, une fois que le travail est terminé et que, dans le meilleur des cas, je sais d'où ça vient. Car il n'y a rien à comprendre dans "La ceinture de ma mère, grise". Cette figure maternelle, on va l'aimer ou la repousser. C'est souvent simple, mais paradoxalement je n'en parle pas facilement !
Ce que je ne comprends pas, ce sont les méandres de l'apparition d'une idée et la forme qu'elle prend, son cheminement. Je tâtonne à l'aveugle du début à la fin, jusqu'à ce que ça fasse "mayonnaise", jusqu'à ce que je pense : "Là, c'est bon". Comment se fait-il, avant qu'elle ait eu son titre, "La ceinture de ma mère, grise", que je ne voyais pas que cette sculpture était le buste de ma mère ?
Je pense que la difficulté d'en parler vient de là. Etant donné qu'une forme naît d'impressions, d'émotions, de vécu, il est possible que le "quelque chose" difficile à comprendre provienne des processus de transformations. Dans ce marécage, il faut se faire confiance, oser, rester soi, aller jusqu'au bout. Le cerveau abandonne à la main confiante son pouvoir de rationalité.

© Adagp, Paris