Gilles Verneret
Updated — 03/03/2022

À la recherche de l'imaginaire Rimbaldien

À la recherche de l'imaginaire Rimbaldien
Par Gilles Verneret

Je me souviens, cher vieil Arthur, de nos pérégrinations entre les pages du livre, cette "saison en enfer" de la jeunesse, scandée sur les routes poussièreuses d'Espagne et me disant comme il est loin Charleville. Cette ville qui semblait déjà grise dans le creux douillet de l'imagination, pas envie de la déflorer par la rencontre de la triviale réalité. Quarante ans plus tard, me voilà devant ta tombe, glacé, par un jour noir de décembre pluvieux et froid. Cet hiver que tu redoutais mais qui te ramenait sans cesse au bercail des cases départs, atterri de tes horizons lointains ivres de lumière.
Quelques frissons et l'émotion qui cherche à se frayer un passage. Ta dépouille est là sous la terre et il lui manque une jambe, ta sœur est à tes côtés, quelle misère que ce mausolée dérisoire sur fond de HLM blanc et humide.
Où es-tu Arthur ? Certainement plus dans ce coffre de la mort...
Ni dans ce désert de hasard... de Harrar, ce jeune homme vieilli de blanc vêtu, apparition au costume usé dans son lin épuisé.
J'ébauche un signe de croix, mécanique, indispensable, impensable pour l'incroyant, de peur que... Le froid raidit les membres. Je sens ta présence dans les rues de la ville, où tu reviens toujours, comme une ombre trépassante.
A l'entrée du cimetière, il y a une boîte aux lettres où, régulièrement, des anonymes t'écrivent pour te confier des secrets, des espoirs, des désirs, des questions, des déceptions.
Tu les tiens, ils te tiennent à Charleville-Mézières, Charleville-Rimbaud, par ce trait d'union des mots, que l'on retrouve dans les hôtels, dans les boutiques, dans les restaurants, où tu errais jadis, il y a cent quarante ans et des poussières...
Dans ce square où tu moquais sans cesse les notables bourgeois et leurs flons-flons, devant la gare où ton regard fuyait, s'envolait comme la fumée blanche des esprits.
A l'Hôtel de Paris tu suintes dans les murs, dans les escaliers, dans le croissant du petit déjeuner, dans le sommeil où un amour impossible vient me visiter.
"Place Ducale" des joies déçues, où les princes romantiques n'ont plus leur place, des attentes interminables dans les frottements des brodequins, d'une blague sur l'autre comme d'un pied de nez en équilibre, des farces préparées que l'on inflige aux autres, qui délivre les tensions, ces jeux explosifs, et cette nuit qui n'en finit pas avant de rentrer pour la soupe aux chandelles.
Aujourd'hui les poètes ont horreur du pathos, ils servent de leur pensée, comme d'un ouvre-boîte et toi tu enjambais les marches-pieds dans les vapeurs du quai et gare ! Ta conscience volait derrière les rideaux, dans le paysage morne de la Champagne.
Ô mes Ardennes où coule ma Meuse, comme mon ennui terrible, comme si de toute éternité je ne pouvais m'extraire de tes rives ocres, comme ma valise de cuir qui m'accompagne dans les voyages d'Eden - songe jusqu'à Aden - vrai. Et ce ne sont pas les saules, qui se vautrent dans l'eau trouble qui éteindront jamais mon désir.
Je veux fuir, là-bas fuir vers d'autres rives où les mots ont la couleur de la vie, vers des poètes improbables et non littéraires. Je ne veux pas être enterré vivant dans la pâleur du temps, entre les pavés luisants du quai Rimbaud.
L'imaginaire est toujours différent du lourd présent, il se délite dans la rêverie échappatoire, dans les mots porteurs de voyages, Zanzibar, Marseille, Aden, Harrar, Bruxelles, Londres et Paris.
Et te voilà reparti de toutes tes ailes, pour ne pas revenir, rompre les attaches de la mère patrie, sachant que tu reviendras toujours...
Mais le temps n'a pas de prise sur l'imagination, intemporelle comme les nuages. Sur la Meuse ils sont bleus, frêles et bas sur l'horizon d'un azur triste pas si loin de Vermeer. La mer du nord où tes cheveux frissonnent dans la brise gelée, que le studio du photographe a voulu calmer dans les plis de la coiffure, de la fameuse icône.
Icône noire et blanche de la photographie : tu es devenu !, et l'on t'emporte avec soi dans le souvenir de cette inaltérable jeunesse, que soulignent tes yeux perdus dans le lointain intérieur.
J'ai vu par la fenêtre, intact, ce que tu contemplais, de ce second étage dans ce vieil immeuble au plancher verni d'époque, que les sirènes muséales contemporaines ont réhabillé de rêves. Cela me rappelait le splendide ennui, qui gonfle nos poitrines de dix sept ans...
Ton musée sur ton quai, sur ta Meuse en briques rouges et ton île devant le Mt Olympe, que tu gravis vraiment le dimanche.
Un jeune garçon m'a regardé intrigué avec ma machine sur trépied, comme sortant de son mortel ennui, où dort la ville froide avec ses guirlandes de Noël. Il avait un beau visage et un sourire intérieur et je n'ai pas osé l'interpeller, de peur d'instaurer l'ambiguité, ce que le sex shop à quelques pas de là rappelait au passant : fermé le dimanche quand s'ouvre la messe.
La gardienne du musée m'a dit que "tu aurais été plus heureux dans notre époque" ; plus joyeux que ce sinistre dix-neuvième ?... Pas sûr que ta révolte se soit éteinte au feu de la modernité... Pas sûr que les interdits levés t'aient permis de te brûler au feu des joies faciles.
J'ai vu à travers tes yeux, ce que je voyais à travers les miens, à travers ta fenêtre : "ma" fenêtre sur mon passé, et c'est bien le rôle du poète que de lancer des ponts dans la mémoire de ceux qui le suivent.
Déambulation : "Place du sépulcre" à la bibliothèque à côté de ton école, où tu agonisais lentement sur les pages des livres, de cette vie mortelle qui chaque jour au lever te saisissait et te faisait éclater les limites de l'espace.
On ne raconte pas l'imaginaire, on le déroule comme le serpentin du plaisir et on ne peut s'en emparer tant il file en amont. Ce sont des images, des mots, des climats dans la nue emportés qui nourrissent l'espérance et la volonté.
On ne raconte pas la bière belge avalée dans la solitude, avant de chercher la maison où tu es né. Pas moyen de la trouver, ni ton buste sur la place de la gare, envolé... Quoi l'éternité ?
Bien présent dans le marbre du lendemain, à l'aube poisseuse, ton effigie, je ne l'avais pas remarquée, tellement sous mes yeux.
"Rue Forest" : tu revenais de classe avec tes camarades, un réverbère blafard scandait tes pas rapides, au dessus flottaient tes pantalons courts aux genoux rouges.
Maintenant tu intègres les murs, tu en fais partie, on te croise à chaque oubli ; c'est comme si la sous-préfecture s'était réveillée avec toi dans les draps de l'ouverture, et qu'un soleil brumeux venait enfin frapper les rues indisposées. On raconte ici que tu ne t'échapperas plus, que ta soif d'évasion s'est calmée, que tes regrets ont pourri, définitifs sur le sol d'automne, et que ton cadavre flotte diaphane au dessus de la ville.
Arthur, j'ai vu ton corps hanter ces rues, comme la sueur des murs, les humeurs de la Meuse, ton Musée refroidi, ta maison d'ici et maintenant, tous piégés dans les stèles commémoratives, de cette cire qui englue les mémoires.
Tu es inscrit dans l'histoire désormais, avec acte de décès, de renaissance, et de présence à la clé, tous passés, laminés en revue, ici est vécu et vivra : Charleville-Rimbaud.