Gilles Verneret
Updated — 03/03/2022

L'unité joyeuse

L'unité joyeuse, par Pascal Beausse
Catalogue de l'exposition Puzzle of downfall children, Le Bleu du ciel, Lyon, Silvana Editoriale, Milan, 2009

Trop sensibles.

Je reçois les images de l'Unité joyeuse comme une missive intime. Des femmes et des hommes me regardent. En les photographiant, Gilles Verneret me place face à eux. À distance. Par la médiation de l'image. Ces personnes que je ne connais pas s'adressent à moi. Tout du moins, j'ai le sentiment qu'elles cherchent ce contact visuel qui crée une reliance entre les êtres. Se regarder, c'est se reconnaître. Se reconnaître dans un partage d'humanité. Quand bien même elles regardent l'objectif de l'appareil photographique, leur image m'invite à ce face à face. Qu'elles soient représentées frontalement ou bien que le cadrage fragmente leur visage et leur corps, je pressens la possibilité d'une rencontre.

Les lapsus sont parfois déterminants. Gilles Verneret entend "unité joyeuse" quand on lui présente ce lieu comme une "unité de jour". Au vocable médical, il substitue une pensée poétique qui exprime sa vision d'emblée positive de cette institution. Il va y rencontrer des souffrances assemblées mais aussi de la joie. En allant vers ce lieu, il a souhaité faire l'expérience de la vie quotidienne de ses habitants. Partager un peu de leur temps. Non pas pour expliquer, mais pour faire cet acte de témoignage qui est l'un des rôles de l'artiste.

C'est un rendez-vous. Régulier. Gilles Verneret prend sa place au sein de cette famille. Il est baptisé "Gilles le photographe" : il est accepté comme un compagnon. Il a une fonction, celle de faire des images ; mais aussi de participer aux jeux, en échange du temps qu'on lui offre. En déployant un style documentaire attentif aux détails et aux rituels, il propose une description composite de l'unité joyeuse. Un portrait, c'est l'acte de représentation d'une singularité appartenant à la communauté des vivants. Chacun des êtres ici figurés se voit reconnu dans son humanité et son unicité.

Aux visages, le photographe articule les images de fragments d'environnement : plantes vertes, cendriers, jeux et objets. Une pendule évoque l'égrainement des heures et le découpage des journées ; la présence du Temps. Une herbe poussant entre un mur de ciment et un banc vient offrir la métaphore poétique d'une vie labile affirmant sa liberté et sa propension à croître et se développer.

Qu'est-ce que la folie ? Une définition normative d'états mentaux particuliers. Dans le monde occidental, on tente de la soigner et on l'enferme. En d'autres sociétés, on l'accueille au cœur de la cité, dans une compréhension de la richesse des différences. En d'autres cultures, celui que l'on nommerait "fou" ailleurs prend place au centre de la collectivité, dans un rôle de voyant, de guide, d'intercesseur avec les forces invisibles.

Si j'ai le sentiment que ces images s'adressent à moi, c'est parce qu'elles me disent la fragilité des cloisons qui nous séparent. Cette disjonction entre les êtres est une convention ; nécessaire, peut-être. Gilles Verneret me dit sa compréhension de cette situation en décrivant ces personnes comme "trop sensibles". Les sociétés inventent des espaces autres, des hétérotopies, pour accueillir ceux de leurs membres qui éprouvent un passage douloureux dans leur parcours de vie. L'unité joyeuse est l'un de ces endroits qui protège les plus fragiles d'entre nous. Je pense à Artaud le Momo. Je pense à Yayoi Kusama. Et à bien d'autres de ces artistes qui trouvent refuge dans une institution psychiatrique pour exprimer leur sensibilité. L'art et la folie ont beaucoup à partager. Ce sont des lieux de résistance.