Gilles Verneret
Updated — 03/03/2022

Le voyage de Nümberg

Le voyage de Nümberg, par Joerg Bader
Catalogue des expositions Sur les traces d'Hermann Hesse, Goethe-Institut et Sur les traces du 3ème Reich, Le Bleu du ciel, Éditions Le Bleu du ciel, Lyon, 2015

Ce qui frappe d'emblée avec le travail Voyage à Nuremberg de Gilles Verneret, c'est sa façon, surtout dans le premier chapitre : Sur les traces de Hermann Hesse, d'avancer à deux pattes, je veux dire à deux caméras. Un pas devant l'autre.
Pour traiter un sujet historique, Gilles Verneret opère deux prises là où un autre photographe n'en prendrait qu'une seule pour le même sujet. La deuxième prise est légèrement décalée dans le temps – une demi-seconde peut-être – et aussi dans l'espace – un autre angle, mais souvent superposant le champ de vision du premier. Gilles Verneret présente ces faux jumeaux (faux aussi parce qu'un cliché est en noir et blanc et l'autre en couleur) sur une seule page, nous rendant ainsi attentifs au temps qui passe et qu'il a passé sur le lieu même (parfois du crime). Le moment décisif est aboli, car l'artiste ne cherche pas la composition parfaite, mais ce qui compose une mémoration. Il renvoie à un temps lointain en rendant visible un passé récent. Un des éléments classiques de la composition de l'Histoire est le recours à une iconographie en noir et blanc, ce monochrome érigé en fait artistique par l'auteur du moment décisif.
Pour regarder ce récent passé qui renvoie à une temporalité qui ne connaît que le noir et blanc (en grande majorité), Gilles Verneret le contrebalance avec un cliché presque équivalent en cadrage, mais en couleur. Je vois ces décalages de temps, d'espace et de couleur comme une tentative réussie de faire resurgir l'Histoire pour qu'elle nous parle d'aujourd'hui. Par là même, l'artiste se moque de ces entreprises bien pensantes mais naïves, qui veulent poser côte à côte une photographie du passé en noir et blanc et une autre en couleur, mais prise avec la même focale et du même point de vue, à cinquante voire cent ans d'intervalle, rejouant ainsi le sempiternel jeu du soi-disant progrès, ou à l'envers, du doux souvenir d'un temps sépia tant meilleur.
L'artiste ne se laisse ni aller vers un passé nostalgique, ni vers un présent qui chante. Cette difficulté à saisir par la photographie quelque chose d'un passé qui remonte à plus d'un demi-siècle – la Shoah – et qui est l'un des moments les plus abjects de l'histoire de l'humanité, c'est à dire de l'ordre de l'irreprésentable, est thématisé par une paire de photographies dans le deuxième chapitre Sur les traces du IIIème Reich. Même si les légendes indiquent deux lieux différents (Devant le crématorium, "baraquement X" et "Chambre à gaz, Dachau"), l'une placée à côté de l'autre suggère un effet de zoom car nous voyons sur la première photographie disposée à gauche quatre touristes de dos en short et T-shirt qui bloquent la porte d'une entrée ; la personne de gauche photographiant avec un smartphone cet intérieur que nous ne percevons pas et dont l'accès semblerait rendu impossible à cause d'une haie très basse. Sur la deuxième photographie à droite, nous voyons par contre un intérieur pris de front, dégagé de spectateurs pour voir un sol et un mur carrelé, avec des installations techniques servant l'extermination industrialisée, invention des national-socialistes allemands.
"Passez, il n'y a rien à voir", pourrait aussi être la légende. Et ce rien est justement ce crime contre l'humanité qui est si difficile à représenter. Les deux photographies ne disent à peu près rien sur la Shoah, le génocide commis contre les juifs, sur la volonté d'un régime politique du XXème siècle d'exterminer l'Autre, dont aussi des homosexuels, des roms, des communistes et socialistes – bref, tous ceux jugés pas conformes par le régime d'Adolf Hitler, ceux n'ayant pas droit à la vie comme aussi par exemple les trisomiques. Mais les deux photographies en disent long sur le tourisme commémoratif, celui que Santu Mofokeng avec sa série "Landscape of Trauma" a épinglé en visitant des lieux tels que la prison Robben Island où Nelson Mandela et Thabo Mbekiet, entre autres, ont été emprisonnés, ou bien le camp de concentration de Ravensbrück, ou encore le mémorial de Hiroshima ; tous ces lieux qui figurent aujourd'hui dans les guides touristiques comme des cathédrales ou des chutes d'eau.
Rappelons ici aussi la pièce "Exit/Dachau" de 1974 avec laquelle l'artiste Jochen Gerz interrogeait la muséalisation de la Shoah, qu'il commentait avec la phrase suivante : "Quand, aujourd'hui, le mot clé du musée accroché aux portes de sortie "exit-ausgang", c'est le confort, alors que ceux qui y sont morts y furent conduits une seule fois directement et inévitablement, ainsi l'analogie irréfléchie des indications de sortie par leur divergence donne une dimension macabre à saisir des lieux, essayer de leur extorquer dans leur présent quelque chose de leur passé, les lire derrière leurs apparences à la lumière d'aujourd'hui, traquer les fantômes des morts comme dans "À la recherche de l'imaginaire rimbaldien", ou en allant saisir par la photographie la Russie de Poutine ou la vie cossue de Genève au milieu d'une Europe en déroute ; c'est cette sauve- et mise en garde d'un passé déjà évolué, pas traçable, évaporé par les soucis du présent, qui distingue le travail de Gilles Verneret. Il est de ceux qui réveillent les morts, qui essaient de faire parler le passé, persuadés qu'il a des choses à nous dire aujourd'hui.