Bruno Yvonnet
Updated — 02/05/2022

Texte de Françoise-Claire Prodhon

Texte de Françoise-Claire Prodhon, 1993
Extrait du catalogue Et in Arcadia Ego, Galerie Hesselbach, Berlin, 1994

Si l'on s'entend aujourd'hui sur le fait qu'une surabondance d'images médiatiques a pour conséquence d'en minorer, voire d'en anéantir la portée, la suite de "détails" présentée par Bruno Yvonnet, peut nous amener à considérer la question sous un angle quelque peu différent.

Il s'agit, notamment, de savoir si le problème est inhérent à la répétition et à l'usure qu'elle produit sur la perception, ou si le problème réside au contraire dans la vision sans nuance, ni appréciation de ces images. Alors que presse et télévision témoignent quotidiennement d'une actualité à travers des éléments visuels qui attestent de l'information, ces mêmes médias placent entre la réalité objective et la perception que nous en avons, un support qui fait littéralement "écran". Bien sûr, le papier journal ou le tube cathodique supportent l'image, mais simultanément, ils nous en protègent par un inévitable effet de mise à distance. Flou, méfiance, incrédulité, indifférence, cette distance si infime soit-elle, permet au doute de s'installer. Nul n'ignore à quel point l'image peut à son gré mentir, manipuler, provoquer le glissement de sens, lorsqu'elle n'en joue pas.

Tout événement filmé ou photographié, si grave soit-il, peut faire l'objet d'une mise en scène : qu'il suffise de rappeler à titre d'exemples le procès du couple Ceaucescu ou certains épisodes de la guerre du Golfe. Aussi, ce n'est pas l'image même qu'il convient de mettre directement en cause, mais son contexte d'apparition et de lecture, comme l'interprétation qui en est faite. Cette remarque ne s'applique d'ailleurs pas uniquement à l'image médiatique, elle vaut également pour l'image peinte tout au long de son histoire.

Si dès ses origines la peinture se fonde sur l'idée du leurre et de l'illusion, elle les met paradoxalement au service du témoignage et de la reconstitution à travers ce que l'on nomme la Peinture d'Histoire. Mythologie, religion, histoire des hommes, la peinture relate et retrace les événements, elle contribue à écrire l'histoire universelle au présent et à la fixer pour la postérité.
On sait la concernant qu'elle n'est exempte ni de subjectivité, ni de parti-pris : l'église, l'état, le roi, le pouvoir en général usent de l'image de commande, du tableau officiel comme d'un moyen efficace pour asseoir un position, légitimer une autorité et en faire l'apologie.

Face à cette constatation, l'artiste est confronté à son propre engagement, à sa responsabilité vis à vis de ses contemporains, et aussi vis à vis de l'histoire a posteriori. C'est notamment cet engagement qui permet de distinguer d'un strict point de vue idéologique un David d'un Goya, un Baron Gros d'un Géricault...

Si les relations entre art et pouvoir s'avèrent à présent plus complexes et surtout plus insidieuses, l'artiste n'en est pas moins placé devant cette alternative : doit-il ou non témoigner d'une réalité, et comment ?

La série que Bruno Yvonnet montre ici pour la première fois s'inscrit dans cette problématique. A l'origine de chaque tableau, une photographie tirée d'un quotidien dont il ne reproduit à dessein qu'un détail. Ce fragment qu'il décrit comme "le détail d'un grand tableau qui n'est pas à faire" prend, isolé, une force et une signification particulières qui dépassent bien souvent l'impact de la photographie dont il provient. Dans le souci d'une parfaite adéquation à l'actualité, le tableau est chaque fois réalisé suite à la parution du journal et dans la journée. C'est cette rapidité, ou plus justement cet "état d'urgence" qui donne à la série une telle portée : urgence de peindre, de livrer au regard, de mettre en évidence le drame humain dans ce qu'il a finalement d'intemporel, au-delà de toute intention moralisatrice.
La force de ces tableaux doit beaucoup à l'attitude de l'artiste qui choisit l'image, puis se met ostensiblement en retrait, évitant tout commentaire. Le regard porté ne juge pas, Bruno Yvonnet n'a rien d'un donneur de leçons. Pour éviter toute méprise il a pris soin de dégager l'espace pictural du texte qu'il y superposait habituellement... Le texte aurait pu provoquer une surenchère propre à dramatiser artificiellement l'image, son absence laisse flotter une ambiguïté.

Dans le choix délicat du détail, Bruno Yvonnet évite le spectaculaire pour aboutir plus subtilement à une image à la fois ancrée dans l'actualité et parfaitement anachronique. Certains fragments pourraient appartenir à des œuvres peintes d'autres époques, ou à des photographies nous renvoyant à des événements déjà lointains. Le présent se confond à la mémoire, et le matériau (le pigment dispersé dans du bitume) s'inscrit lui aussi dans cette mémoire collective.

Résine fossile extraite du fond des mers, le bitume est au sens propre et figuré, chargé d'histoire. Elle transparaît, presque tangible, à la surface du tableau. De fait, le fragment est énigmatique. Chaque tableau est partie intégrante d'une réflexion sur la condition humaine : la nostalgie est celle du paradis perdu, évocation d'une fatalité à laquelle le titre de la série Et in Arcadia Ego se réfère, Le spectateur peut difficilement échapper à la gravité du sujet, le détail surdimensionné révèle le sens caché de l'image. Rien qui ne puisse détourner l'attention, ni narration, ni anecdote, juste quelques fragments d'une réalité universelle à laquelle l'artiste nous renvoie sans ménagement.

L'image est ici plus vraie que nature... Paradoxe qui veut que la peinture vienne aujourd'hui redonner à l'image médiatique le poids du réel.