Bruno Yvonnet
Updated — 02/05/2022

Entretien avec Jean-Philippe Antoine (extrait)

Entretien avec Jean-Philippe Antoine (extrait)
À l'occasion de l'exposition Reprise, Galerie José Martinez, Lyon, 2003

Jean-Philippe Antoine : Dans les tableaux qui font le gros de l'exposition, on est dans ces lieux étranges qui ne sont plus la campagne, qui ne sont plus non plus la banlieue, mais des carrefours, des entrées de ville. Tu t'intéresses depuis longtemps à des lieux comme les cimetières, ou aussi, pour des projets de commandes publiques, à des lieux comme les lycées, écoles, rond-points. Il y a là toute une dimension de paysages institutionnalisés. Est-ce que cette nouvelle série ne rentre pas dans le même projet ? Finalement ces carrefours, ces entrées de villes sont des endroits que nous ne voyons quasiment pas. Ils ne sont pas monumentaux, ils sont abandonnés pour le regard, on y passe en voiture sans s'y arrêter. En même temps, ce sont des lieux hautement réglés, et qui évoluent. L'un des aspects curieux de ces peintures, c'est la façon dont, y compris dans les plus bucoliques, on a le sentiment qu'il s'agit bien d'aujourd'hui.

Bruno Yvonnet : Ce sont des lieux communs. En l'occurrence des photogrammes de films que j'ai faits aux abords de villes ou de villages, en tenant ma caméra tout en conduisant. Je me débrouille pour que ce soient des lieux qu'on a tous parcourus, donc des images qu'on a en tête, sans avoir eu envie de les mémoriser. C'est vrai que c'est en rapport avec d'autres choses que j'ai faites. Le lieu commun me fait souci.

J-P.A. : En même temps il y a autre chose de frappant. L'aspect goudronneux renvoie à toutes ces peintures du XIXe siècle, recouvertes de vernis jaunes qui ont viré. Il y a un paradoxe à produire aujourd'hui des images d'endroits contemporains avec cette sorte de patine artificielle. En plus, en dehors même de ce vernis, il y a un côté qui nous renvoie à des choses plus anciennes encore, comme Poussin ou des peintres du XVIIe siècle. C'est quelque chose de voulu, ou un effet secondaire ?

B.Y. : Je n'ai pas forcément calculé des références. Elles se font toutes seules, plastiquement. Dès l'instant où l'on considère une peinture qui jaunit, qui s'embue, enfin qui s'englue, d'autres images remontent à l'esprit. Les lieux des filmages étaient des lieux parcourus par chacun d'entre nous, reconnaissables en tant que tels, mais pendant que je peignais, il y avait des moments où l'image qui avançait me faisait penser à un type de peinture, ou à un peintre, soit par la couleur, soit par le traitement. Un moment, il y a une image qui a une qualité de bleu, de lumière rasante avec une voiture isolée, et je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Hopper... Un autre bosquet d'arbres me faisait penser à de la peinture de type XVIIe siècle, une autre à des peintures nordiques du XIXe siècle... C'était la réminiscence d'une deuxième couche qui arrivait, qui appartenait à la peinture plutôt qu'à l'image.

J-P.A. : On pense à Hopper parce que les endroits que tu as peints sont des lieux solitaires, malgré la vue présupposée depuis une automobile. Ce sont des endroits de passage, pas habités. Au niveau des véhicules, d'ailleurs, pas de conducteur. Des traces d'activités humaines, mais pas de corps.

B.Y. :  Ce type d'image m'intéressait aussi sous un autre aspect. À chaque fois qu'il y a une route, il y a une perspective et donc un point de fuite au sens optique. Ce sont des paysages vectorisés, ils ont une flèche. Ils ne supposent pas un regard qui balaye, à la façon d'un panorama, mais un regard qui se projette.

J-P.A. : Pourquoi deux peintures à partir d'un même photogramme ?

B.Y. : J'ai dit qu'au départ je voulais des lieux communs, en les envisageant comme des lieux sur lesquels on peut revenir, au sens où l'on peut reprendre le voyage. Et j'ai voulu transposer le retour physique à un endroit en faisant un retour physique sur la peinture. Je peins deux fois. La première image est assez libre, je ne m'impose pas de faire une copie exacte du photogramme. J'agis très librement en termes de couleur, j'évacue un élément ou je transforme éventuellement une perspective. Par contre, le deuxième tableau est vassal du premier, il est beaucoup plus contraint. C'est d'une autre nature... moins agréable parce que moins libre, mais en même temps plus facile. Puis j'ai exagéré l'épaisseur du tableau, ce qui est un sacré cliché moderniste.

J-P.A. : Quand on fait un film - et ces images sont tirées de films - d'un photogramme au suivant les choses ont bougé - surtout en voiture. Or, quand tu reprends une image en peinture, tu la stabilises certes une première fois, tu la fais échapper à cette temporalité, comme un photogramme, juste en créant une image fixe, mais lorsque tu crées une copie peinte, tu arrêtes l'image une nouvelle fois. Est-ce que ce double arrêt appartient à ton projet ?

B.Y. :  Comme un garde qui tape du pied par terre pour s'immobiliser. Deux fois.

J-P.A. :  L'image du garde qui va de long en large m'amène aux roulettes et au sol. Tu connais la définition que donne Ad Reinhardt de la sculpture : "ce sur quoi l'on tombe lorsqu'on se recule pour mieux regarder une peinture". Tes peintures se veulent manifestement des sculptures au sens de Reinhardt, puisqu'on risque de se casser la figure sur l'une lorsqu'on se recule pour regarder l'autre. En même temps, ces parallélépipèdes juchés sur des roulettes, qui ont un certain volume parce que les châssis sont très épais, font irrésistiblement penser à des télévisions. Une télévision, c'est cet objet posé sur un meuble à roulettes, pour qu'on puisse le bouger, pas beaucoup, mais un petit peu... Est-ce une comparaison légitime ?

J-P.A. :  La première intention, c'était qu'ils puissent tenir par terre, puis j'ai pensé induire une mobilité, d'où l'idée de les poser sur des roulettes... C'est vrai que cet objet renvoie à la télévision. Mais également au radiateur à bain d'huile... En fait, il y a dans ces tableaux de nombreux liens avec diverses choses que j'ai faites. Les bétons avaient déjà cette fonction encombrante. On les mettait au mur... ou sur des madriers au sol. Ça leur conférait plus de lourdeur encore. Et puis il y avait les viandes musicales dans les résines, qui tenaient debout, d'autant plus autonomes qu'elles avaient des capteurs solaires, et qu'elles fonctionnaient toutes seules. [...]