Fabienne Ballandras
Dossier mis à jour — 26/06/2018

Gravity

Gravity
Texte de Julie Portier, 2016
Pour l'exposition 67P/T-G (Tchouri pour les intimes), Hall d'exposition des Humanités, INSA Lyon

Chaque image est précédée d'une autre image, le réel ne se donnant que dans une représentation de seconde main. Ce n'est pas seulement un fait dans l'œuvre de Fabienne Ballandras, où le dessin trouve son origine dans la copie du simulacre, s'astreignant à la rigueur d'une campagne archéologique qui consisterait à sonder le dessous de l'image, percer la couche médiatique du monde, depuis longtemps engloutie par sa duplication. Ainsi n'y aurait-il ici-bas plus d'image neuve possible ? C'est pourtant d'elle que le dessin semble s'être mis en quête, une source qui se situerait hors champ et même un peu plus loin, à 510 millions de kilomètres de la Terre.

Ces paysages inexplorés prennent dès leur première diffusion un air de déjà vu, fatalement. Leur parenté avec les vallées minérales et plaines arides qui nourrirent entre autres fantasmes celui du voyage interstellaire et les décors de cinéma retarde l'apparition de cette nature absolue. Dans son jour sidéral, cet éclairage qui dramatise les reliefs sous le ciel noir est étranger à toute mise en scène : pas de fiction, c'est bien la lumière du soleil. Plus tôt, il irradiait les déserts afghans dessinés d'après les photographies personnelles d'un militaire français (dans la série Coucou les enfants, 2014). Ici non plus, ni corps ni vie, mais à la surface du sable dormant, un suspens extrêmement ralenti, guettant de loin un événement qui, semble-t-il, dans le silence radio, n'arrivera plus, alors même que s'intensifie dans une forme d'excitation froide, le pressentiment de l'irréversible et de ses grandes conséquences. Voilà ce que le dessin paraît retenir quand l'image prétend ne rien cacher, un secret, une énigme oubliée peut-être avec la raison d'être de ces photographies. Quel enjeu à la divulgation de celles-là, et à quelle fin celles-ci sont-elles disponibles en si grande quantité ? Exempts des fonctions géopolitiques attribuées aux premières conquêtes spatiales, en libre circulation sur les canaux d'information démultipliés, ces points de vue sans intention, sans auteur, purs enregistrements par un explorateur robotique, se pourrait-il qu'ils soient rendus visibles en vertu de leur simple beauté ?

Le dessin recompose à l'échelle du corps, à l'adresse de l'œil nu et au moyen de la main, l'épopée spatiale télécommandée. Il rejoue une tactique d'approche par la variation rusée des formats et des angles de vue, comme s'il voulait domestiquer l'inconcevable scientifique par sa conversion en une expérience esthétique, selon des codes bien connus. Mais là aussi le dessin ménage une zone d'inaccessibilité, un point de vertige analogue à l'idée d'une mission qui ressemblait au futur tandis qu'elle devait révéler des indices sur un fait remontant à 4,5 milliards d'années – et enfin qu'elle se conjugue déjà au passé. Au temps dilaté, aberrant, correspond celui du labeur, à l'endroit même où Fabienne Ballandras, s'éloignant des motifs liés aux conflits sociaux et politiques, se serait consacrée à un sujet plus léger. Aussi l'épuisement du corps relatif à celui de l'image conquiert ici, indéniablement, un nouveau territoire. La reproduction n'a jamais été aussi productive, alors que la recherche du sens poussée à cette extrémité du dessin le ramène, par une sorte d'accélération gravitationnelle, à son statut de vanité. Le silence de Philae laisse songeur. Il n'a pas livré les indices qu'il était venu chercher sur Tchouri, mais sa découverte d'oxygène à l'état gazeux, juste avant de s'éteindre, a remis en question le modèle de formation du système solaire.