DU COQ À L'ÂNE
Par Jacques Damez, 2009
La photographie dans l'esprit de beaucoup d'entre nous reste une preuve, une trace de réalité, une sorte d'attestation d'existence, d'intimité vécue avec un réel. Certes dans chacune d'elle, hors de tout contexte, il est possible de nouer des amarres avec ce que nous donnons comme définition à la réalité. Il en est tout autrement lorsque deux photographies dialoguent, immédiatement nos certitudes vacillent, la contamination de l'une à l'autre nous conduit à douter de la cause et de l'effet, la fiction pointe. Je n'ose pas penser à ce qui se produit lorsqu'il y en a plus que deux en présence, le chaos guette ces associations qui interrogent la partie et le tout, ces débats glissent en ébat d'où l'ordre est mis à bas. Arièle Bonzon (dont l'orthographe du prénom a pour programme de couper les ailes de l'attendu) se plaît dans Familier à mettre en place les objets (photographiques) d'un culte particulier. Elle confectionne une trame et une chaîne qui tissent ce culte en images : esprit, démon, génie, s'associent pour nous garder, nous inspirer à l'aune du démon familier de Socrate. Nous sommes au cœur de la nasse du sens : Familier cela paraît acquis, on se sent en terrain conquis, dans l'ordinaire, l'habituel, l'accoutumé, dans la facilité, conforté par ce réel que l'on croit connaître et qui se répand à l'envi à la surface des photographies. De plus Arièle nous confirme dans ce sentiment par les sujets qu'elle traite, des animaux familiers, des visages que l'on peut considérer comme familiers même si nous ne les connaissons pas, des lieux également familiers, rien ne se revendique comme particulier comme si elle employait une forme photographique familière, banale où il n'y a rien à voir. Et oui il faut circuler, c'est là que se trouve le glissement, si les jeux des langages images changent, ils changent les concepts et, avec les concepts, les significations des images. En représentant les faits autrement, par la contamination des sens due à la contiguïté, certains jeux de langage perdent de l'importance au profit d'autres. Arièle émet des assertions dotées de différents degrés de certitude, elle interroge la mémoire, la perception, elle vérifie la logique et la description pour envisager l'erreur, elle établit et éprouve ses convictions. Une vue rapide et première établira le doute comme principe fondateur du travail, mais qui voudrait douter de tout n'accéderait pas au doute. Le jeu du doute présuppose la certitude. Arièle Bonzon dans Familier use, érode, fatigue les principes établis de la photographie et de ses conventions, elle met en crise sa mémoire, ses sens, autant que le médium photographique qui a été enfermé dans un « ça a été » ; elle propose une écoute visuelle, elle nous incite à crever le murmure de la mutité des photographies, à attendre et à surprendre l'instant où à la surface des images se forme la peau de notre réel comme se forme celle du lait que l'on crève lorsqu'il monte.
LES CONTRADICTIONS DU SENSIBLE
Par Jean-Emmanuel Denave
Le Petit Bulletin, février 2009
Arièle Bonzon, photographe, présente au Réverbère une vision éclatée et déroutante de ce qui nous est pourtant familier, conjuguant la banalité, l'étrangeté et la beauté de la vie quotidienne.
Arièle Bonzon surprendra peut-être celles et ceux qui ont suivi son travail jusqu'à présent. Avec sa nouvelle série intitulée Familier, elle est devenue une artiste du décalage, de la réunion incongrue entre différents fragments de la vie quotidienne, du rapport photographique entre ce qui, à priori, n'a pas ou peu de rapport. Entre une tête de poisson sanguinolente et le doux visage d'un enfant par exemple...
Aussi pour introduire son univers, susciter quelques impressions, on se permettra nous aussi un rapprochement totalement incongru entre l'œuvre de la photographe et celle du cinéaste James Gray ! Tous deux en effet partagent un même intérêt pour la famille ou « le familier ». Mais encore et surtout pour les sentiments doux-amers et les affects ambivalents, contradictoires. Dans la banalité de la vie quotidienne, « on peut être atteint par la cruauté de la vie et sentir quelque chose de lumineux, être empli de joie et penser en même temps à la mort » déclarait James Gray au magazine Transfuge en 2008. A propos de Two Lovers le cinéaste ajoute : « Le film est construit à travers ce qui manque beaucoup au monde contemporain : l'intelligence émotionnelle. Par l'intelligence émotionnelle, et seulement par elle, l'artiste peut avoir la capacité à déceler les nuances du comportement humain »... Cette intelligence émotionnelle, cette intelligence des sentiments autant que des sensations, capable de réunir ensemble les affects les plus opposés, est essentielle dans la nouvelle série d'images d'Arièle Bonzon.
Se laisser porter par l'image.
Familier rassemble des photographies de tous formats, lisses ou granuleuses, en couleur ou noir et blanc, précises ou floues, posées ou prises à la sauvette. « Cette différence de traitement de l'image correspond pour moi à l'idée qu'il n'y a pas d'uniformité du regard. Cela va aussi dans le sens d'une perception très physique de la photographie. Chaque image est une expérience » confie Arièle Bonzon. Au Réverbère, c'est à une centaine d'expériences visuelles que nous convie l'artiste : petits paysages en triptyques, portraits d'enfants, étals de boucherie, portraits d'animaux de compagnie, déambulations au sein d'un parc aquatique pour touristes... On passe véritablement du coq à l'âne, ou du moins du dindon menaçant au mulet enfermé dans son pré, du mouton rigolard au chien huski à l'œil perçant, de l'enfant saisi avec la légèreté d'un Bernard Plossu au sanglier sorti de sa forêt, lourd et menaçant... « Il faut se laisser porter par les images. Familier est une approche particulière des choses qui me permet de montrer quel regard on peut poser sur le monde : tout à la fois proche, interrogateur, simple, silencieux... » Plus profondément encore, Arièle Bonzon donne à voir ce que Freud nomme l'inquiétante étrangeté, soit « cette variété de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ». Par le traitement de chacune de ses photographies, comme par le montage et le rapprochement d'images disparates, Arièle Bonzon nous fait percevoir la banalité « à neuf », avec sa charge de refoulé, d'angoisse, de beauté, d'existence vivace... Toutes choses que l'on a tendance à oublier ou rejeter, en regardant notre entourage avec les yeux de l'habitude.
Parole muette.
« Les scènes de mes photographies sont toujours banales, mais elles renvoient en même temps au poids de notre existence. Ce sont des choses que l'on voit tous les jours, mais la photographie nous permet en quelque sorte de les voir pour la première fois, avec un arrêt différent, une acuité différente ». Pour autant l'artiste ne nous impose aucun point de vue, son regard reste silencieux, il « laisse monter les images ».
« La photographie semble avoir beaucoup de choses à nous dire mais elle demeure muette. Elle parle sans arrêt du réel, mais c'est celui qui la regarde qui alimente la photographie ». Sur la mezzanine du Réverbère, on pourra découvrir un tout petit triptyque noir et blanc, une œuvre poignante et représentative de l'esprit de l'exposition. Dans la pénombre, une fillette nous tourne d'abord le dos, la tête appuyée contre un mur ; sur une deuxième image elle se retourne et découvre son visage gracieux ; et l'ensemble se termine par un monochrome noir et funeste. Apparition et disparition, tristesse et joie, sourire de la vie et rideau noir de la mort, épiphanie fragile de la vie...
L'INNOCENCE DU LIÈVRE DANS LA PRAIRIE
Par Patrice Béghain, 2009
Ce sont des images très anciennes, d'un temps où régnait la concordance des règnes, lorsque l'humain, l'animal, le minéral et le végétal résonnaient de correspondances profondes et secrètes. De ce temps, de ce monde subsistent, sur le sable primordial, des empreintes, comme ce poisson, réel, irréel, vrai ou feint, enfoui pour échapper au prédateur qui menace. Arièle Bonzon, photographe, révélatrice donc, témoigne de cette innocence première, loin des bouchers et de la menace des pécheurs brutaux, quand les grands poissons, aujourd'hui prisonniers des aquariums, peuplaient seuls la mer, longtemps avant que les bateaux et leurs ancres rouillées ne viennent s'échouer. L'enfant, gardien grave et souverain du paradis perdu, nous guide vers ces rivages, nous aide à parcourir les vastes prairies fleuries où gîte le lièvre, au bord desquelles nous attendent le cheval étoilé et l'âne familier. Le temps du déluge est résolu ; d'autres cieux vont s'ouvrir. L'Arche de Noé nous ramène les créatures épargnées ; le dindon superbe ouvre la marche et la femme aux coquelicots nous porte le pavot des songes merveilleux. Le Temps se referme sur lui-même, comme l'arbre visible dans son reflet ; le monde qui a été est revenu ; le paradis est retrouvé.
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