Bruno Carbonnet
Dossier mis à jour — 11/09/2020

Entretien avec Bruno Carbonnet

Entretien avec Françoise Cohen
Pour l'exposition au Carré d'Art, Nîmes, 2001

Françoise Cohen : Les premiers travaux étaient des photographies, n'est-ce pas ?

Bruno Carbonnet : Ce qui m'intéressait dans la photo c'était la question de la révélation et l'apparition d'une image, pas forcément la question de la prise de vue. Bien souvent j'utilisais des photos que je n'avais pas prises.

Après, j'ai abordé la toile comme une surface sensible. Je faisais arriver les couleurs par strates. À ce moment la peinture et la toile me semblaient une surface d'une sensibilité maximale, qui fonctionnait en lumière diurne. Il n'y avait pas besoin de procédé particulier, chimique pour la faire apparaître. C'est ce qui se passe aussi dans les ciels. Des formes apparaissent qui sont, dans la réalité, dans la temporalité du ciel, toujours prêtes à disparaître, et là, ce sont des instants d'apparition.

C'est la rencontre avec les musées et les œuvres d'art qui m'ont fait aller vers la peinture au fur et à mesure. Au fond, tous ces travaux photographiques étaient une manière d'approcher la peinture mais de la repousser aussi, d'être en attente et de se former un peu avant. Je suis maintenant intéressé par sa richesse de paramètres. La peinture est un support particulier : il y a de l'alchimie, de la technique, de la pensée, du temps, et tout cela est mélangé. C'est pour cela que je tiens à la question de la peinture.

F.C. : Est-ce que dès le début il y avait ce côté, prendre la responsabilité de faire quelque chose, ajouter une image  ?

B.C. : Non pas tout de suite. C'était plutôt : on va se coltiner avec la question de la peinture et est-ce que cela est viable maintenant, qu'est-ce que cela veut dire de faire cela  ?

Il y a une question d'intemporalité dans la peinture qui m'intéresse. Lorsqu'il y a rencontre avec des peintures dans un musée ou des œuvres, il y a vraiment une émotion forte. C'est quelque chose qui permet de réduire la question du temps. J'estime qu'il y a des dialogues avec des œuvres très forts et qui sont rares mais qui peuvent faire changer des orientations de pensée et de vie.

Je suis au plus prés de Mondrian quand je suis au Gemeentemuseum et là tout m'aide à voir et à comprendre cette peinture, c'est ce qui me plait : cette idée de faire un voyage pour voir deux, trois tableaux. C'est la question du corps, situer son corps face à une chose que l'on ne percevra que quand on sera devant, avec la lumière du moment, avec la fatigue ou pas de la journée, avec ce que l'on aura mangé, qui on aura rencontré... Tout participe.

F.C. : Le travail s'est toujours développé en séries ?

B.C. : Pour les ciels encore plus précisément, parce que c'est un lieu extrêmement propice de la répétition et du toujours différent. Deux antinomies viennent s'y confronter : l'hyper-permanence dans son lieu, le lieu du non présentable, la chose que l'on n'a même pas le droit de montrer ou de représenter, qui doit être couleur or pour que l'on ait le plus de réflexion possible, et à la fois la chose du quotidien, bêtement conversation sur le temps... Ce sont ces deux points là qui s'inscrivent dans le tableau. Plus ça va, plus le tableau apparaît comme un lieu des contraires. Je crois que c'est pour cela que je continue à peindre aussi. Cela permet de mettre ensemble toutes les contradictions dans lesquelles on est pris. Et puis le tableau est lieu où la pensée est là, où le choix est là, mais il faut que ce choix et cette pensée soient re-basculés par la question du corps ou rejoués ou ré-augmentés par le corps. J'ai l'impression que cela va beaucoup plus vite que la question de la pensée ou de celle du choix.

F.C. : C'est ce qui a fait naître les grands formats, car finalement il n'y avait pas tellement de grands formats auparavant ?

B.C. : Le travail des ciels a commencé par de tous petits tableaux, ce sont des visages en fait, ce sont des formats de visages, c'est même une toile portrait. Être dans une sorte de face à ciel et essayer de capter une immensité dans un format extrêmement réduit. Les grands formats, c'est une autre histoire. Les ciels sont encore plus petits dans le cadrage, on est au plus près du nuage, on est encore plus dans le ciel, on est encore plus en lévitation, je pense.

On perd la maîtrise de l'espace et on perd la maîtrise de ce qui se passe. Pas au moment où cela se passe, mais on est toujours étonné. La question de la peinture est pour moi dans la question d'une a-maîtrise. Il y a quelque chose qui se passe, une sorte de véracité de la chose. On le sent très bien lorsque l'on est en train de peindre si ça va ou si ça ne va pas. La question de la non-maîtrise ou peut-être d'une distance par rapport à la question de la maîtrise m'intéresse de plus en plus.

Être d'accord de ne peindre que des taches est assez long en fait, à mettre en place. Avant il y avait des choses et là on est devant des taches, des macules qui peuvent devenir des ciels. Parfois, on se dit mais tout cela que c'est qu'une petite tache sur un tableau. Tache de Ciel, tache de peinture.

F.C. : En même temps, cette tache est aussi une histoire très lourde à porter parce que les murs de Léonard de Vinci, l'impressionnisme...

B.C. : Quoi de plus abstrait que de vouloir représenter une fleur sur un tableau et quoi de plus figuratif que de vouloir peindre un monochrome. Je ne sais si ces tableaux de ciels sont abstraits ou figuratifs, je n'en sais rien. À certains moments il y a des gens qui laissent plus aller leur perception, qui vont même jusqu'à désigner comme des "visagéïtés" ou des choses comme cela. Bien sûr, elles sont présentes, mais moi je ne les manipule pas, elles sont laissées en ouverture. Et à la fois, je crois qu'il sera bientôt temps que ces "visagéïtés" flottantes qui se promènent dans tout mon travail se coltinent une question de la peinture, celle du visage. Quand je fais des ciels, parfois je pense aussi à des yeux, à la brillance humide des reflets d'yeux.

© Adagp, Paris