Dejode & Lacombe
Dossier mis à jour — 14/05/2013

Régimes iconoclastes

Régimes iconoclastes
Par Laurence Perrillat, 2003

À la crise de la représentation de l'art contemporain, Sophie Dejode et Bertrand Lacombe proposent aujourd'hui de répondre par l'art de la restauration. Au delà des tendances actuelles du fooding, les restaurants thaï, fugu bars et Kippen's Burgers conçus par Sophie Dejode et Bertrand Lacombe cherchent depuis plusieurs années à mener l'art contemporain sur le terrain d'une convivialité ambiguë ancrée dans une recherche de physicalité des espaces et des protocoles d'échange.

Terrorisme alimentaire

Dans les restaurants construits au cœur de leurs vastes installations, l'acte de manger est tout sauf anodin et quotidien. Les menus, derrière leur apparente banalité, sont en réalité les agents idéologiques et fictionnels de l'appareil artistique conçu par Sophie Dejode et Bertrand Lacombe.
Dans leurs espaces, le fait de manger engage alors une témérité ambiguë et une responsabilité inhabituelle. Quelle attitude adopter lorsque les artistes nous proposent dans leur Fugu Bar de consommer des sushi à base de fugu, poisson dont la consommation est toxique ? Comment réagir face à la proposition d'un vulgaire burger renfermant un steak de cigogne sur la terre même où elles sont vénérées en tant que symbole d'unité régionale ?

Après un moment de doute, on ne peut croire à la véracité de ces aliments. Mais une fois admis l'aspect fictionnel concernant le contenu des aliments, le malaise demeure. Ne sommes-nous pas totalement vulnérables face à ce que nous avalons, ne nous a-t-on pas appris qu'ingurgiter un aliment de provenance inconnue était potentiellement dangereux ?
Absorber un poison, même fictif c'est absorber du poison tout de même. Et le fait de vouloir nous empoisonner ne revient-il pas en quelques sortes à le faire réellement ? Cette attitude prône volontairement l'opacité et génère le doute à l'ère de l'hystérie alimentaire.

Au-delà du danger pour mon corps, le simple fait de consentir à avaler de la viande de cigogne, la chair même d'un emblème régional, de surcroît dans la ville de Strasbourg, revient à consentir au sacrifice du symbolique et à prêcher un iconoclasme radical et un rejet des valeurs nationalistes.

Or, dans un paradoxe apparent, les différents projets de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe se situent dans une volonté de délimiter et bâtir des territoires, de Floating Land aux Kippen's Burgers actuels, et de renforcer ceux-ci d'une forte identité visuelle, d'une iconographie territoriale, comme en possèdent les régions cherchant à faire valoir leurs particularités (ou supériorités) locales. Les burgers de cigognes permettent de tuer symboliquement les tendances régionalistes actuelles dans le dessein de les remplacer par un nouveau type de micro-structure politique indépendante et au-delà des lois. Les emblèmes allégoriques sont ainsi rejetés au profit de la mise en place d'une utopie et d'une fiction.

Kippen's Burger nous transporte ainsi dans une position ambiguë entre un héroïsme alimentaire et un terrorisme passif et consentant.

Une convivialité trouble et inquiétante

Qu'en est-il alors du protocole d'échange entre les artistes et leur public ? Les différents espaces conçus par Sophie Dejode et Bertrand Lacombe sont des zones de mobilité physique et de participation. Mais la confrontation physique est double. Au terme d'un parcours plus ou moins encombré, la présence du restaurant nous engage dans un processus d'introspection très rare dans les pratiques contemporaines, puisque cette présence nous invite à nous demander si l'on désire ou non manger. Peu d'artistes aujourd'hui construisent de tels espaces de mise à l'épreuve de notre propre corps, de tels espaces de questionnement sur ses besoins et ses désirs.

Certes les constructions matérielles et sociales de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe se situent dans la lignée de l'esthétique relationnelle, mais les deux artistes vont beaucoup plus loin que la plupart des artistes inscrits dans ce mouvement. D'une part, la convivialité de leurs espaces est férocement ambiguë, altérée par des aménagements bruts. D'autre part, le fonctionnement des installations est dépendant de la présence des artistes qui assignent aux lieux leur assiduité pendant toute la durée de l'exposition. Cette présence renforce l'ambiguïté du rapport à l'œuvre, les artistes en étant les éléments constitutifs, nous regardant autant que nous les regardons.

Ainsi, l'appareil artistique de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, tout en évacuant la dimension contemplative associée à l'art, introduit une dimension participative et un protocole d'échange risqué et engagé dans le sens de la construction de territoires éminemment physiques.