Jonas Delaborde
Dossier mis à jour — 26/07/2022

Cœurs de chien

Cœurs de chien
Par François Piron
Publié dans Les cahiers du 19, pour l'exposition off-cells, Le 19, CRAC de Montbéliard, 2017

Décrivons d'abord les éléments disjoints de l'exposition de Jonas Delaborde, à savoir : la modélisation labyrinthique d'un hub de tunnels dont les cavités en forme de lettres de l'alphabet, construisent, en perspective, des embryons de messages cryptés ; différentes dérives urbaines, parcourant la diversité architectonique et sociale de quartiers de Rio de Janeiro, tournées en Go Pro à dos de chien ; un ensemble de dessins où ces différents éléments sont rassemblés telles des affiches de propagande où les échelles se télescopent : les canalisations aux parois découpées de signes typographiques deviennent des architectures cyclopéennes, peuplées de chiens géants à l'allure menaçante, toutes dents dehors.
Autant révéler d'emblée le scénario qui lie et enchâsse ces fragments de story-board : quelque part, dans l'un de ces pays où le postmodernisme urbanistique n'a pas intégralement atomisé la lutte des classes, où la différenciation sociale est le marqueur qui découpe la ville en ghettos sécurisés où les riches se protègent des pauvres, un collectif d'activistes anonymes envisage une révolution. Mais comment pénétrer les gated areas, sinon en utilisant le seul cheval de Troie disponible, le seul être qui puisse encore circuler à l'intérieur et l'extérieur des zones vidéo-surveillées ? Seuls les chiens, dont les super-riches délèguent la promenade à des entreprises spécialisées, assurent encore la raison d'être des trottoirs et des passages que n'empruntent plus jamais aucun piéton. Tel est alors le plan dessiné par les insurgés : s'infiltrer parmi les accompagnateurs canins assermentés, et utiliser les bêtes comme instruments d'un meurtre de masse des puissants. Les hésitations et les conflits internes de l'organisation reposent alors sur le mode opératoire de l'attentat : certains envisagent d'utiliser les chiens comme bombes animales, en les nourrissant d'une alimentation inflammable, déclenchée à distance grâce à un détonateur ; d'autres de les droguer afin que, de retour au foyer, ils s'attaquent à leur maître.
Mais nous n'en sommes plus à Pavlov et à ses expériences sur le conditionnement. Pavlov ne voyait dans l'expérience avec son chien que ce qu'il voulait bien y voir, et ne se rendait pas compte que la cloche qu'il faisait sonner ne faisait pas simplement saliver le chien, mais stimulait chez l'animal battements de queue, aboiements et amorces de jeu. L'expérience du son de la cloche, du point de vue du chien, n'indiquait pas l'arrivée de la nourriture mais bien l'espoir d'une interaction sociale avec l'humain.
L'insurrection dès lors ne saurait venir sans le consentement des chiens. Mais comment convaincre ces derniers du bien-fondé d'un renversement de régime, comment les convertir à une théorie révolutionnaire ? "Ce n'est pas aux dominés que l'on apprend les principes de la domination", avait écrit, dans un autre contexte, le philosophe Jacques Rancière. Certes, les traités sur la domination sont essentiellement à l'usage de ceux qui l'exercent, mais lorsqu'il s'agit d'animaux et de leur point de vue, à quel registre d'imaginaire peut-on faire appel si l'on cherche d'une part à les traiter en sujet sans toutefois les "anthropomorphiser" ? La théorie de l'Umwelt était en vigueur depuis le début du 20e siècle, formulée par le naturaliste Jacob von Uexküll. Il y décrivait comment l'animal, loin d'être le jouet de stimuli auxquels il répondrait de manière immuable par un jeu de déterminismes hormono-sensoriels, est au contraire un sujet percepteur, dont la perception est une activité, un acte créatif qui accorde des significations à des objets perceptifs dont l'animal peuple son milieu. Comme l'écrit Vinciane Despret, "L'Umwelt, ou monde vécu par l'animal, est dès lors un monde où les choses ne sont perçues, d'une part, que parce qu'elles sont captées par un équipement sensoriel particulier [...] et d'autre part, que dans la mesure où elles ont pris une signification. Et c'est avec ces significations que l'animal construit son univers perceptif. Temps, espace, lieu, chemin, parcours, maison, odeur, ennemi, chaque événement du monde perçu est un événement qui "signifie", qui n'est perçu que parce qu'il signifie – et par ce qu'il signifie – un événement qui fait de l'animal un "prêteur" de significations, c'est-à-dire un sujet." 1

Quelle signification, et quelle forme, peut prendre pour un chien la notion de soulèvement des opprimés contre leurs oppresseurs ? Dans le domaine de la littérature de science-fiction moderne, l'uplift, ou "soulèvement", est un motif qui consiste à postuler un processus de développement, ou de transformation, de certaines espèces animales, qui sont alors gratifiées d'une intelligence supérieure à celle dont on pouvait les créditer à l'état de nature. Bien souvent, le motif de l'uplift animal, dans L'Ile du Docteur Moreau de Wells ou dans La Planète des singes de Boulle par exemple, a surtout consisté à prévenir de la dangerosité des apprentis-sorcier humains dans leurs expérimentations avec des êtres vivants, mais aussi à fantasmer des scénarios dystopiques sur la potentielle régression des êtres humains, dans la terreur qu'ils puissent être destitués, un jour, de leur place de maîtres dominant les autres espèces animales. Rien de bon à tenter de modifier l'ordre "naturel" des choses, et la manière dont se distribuent les hiérarchies. La nouvelle Cœur de chien de Mikhaïl Boulgakov, interdite de publication en 1925, situait dans la nouvelle société bolchevique une expérience génétique d'uplift d'un chien à qui le professeur Filip Filipovitch Preobrajenski greffe les testicules d'un homme. Le docteur, rétif à la redistribution collectiviste des biens, se voit confronté à un homme-chien, le camarade Poligraph Poligraphovich Bouboulov, dont le comportement révèle bientôt essentiellement la composante chien dans son corps d'homme, et les bas instincts animaux qui lui font dénoncer son maître comme contre-révolutionnaire. Bientôt châtré, il retournera à sa condition canine après la parenthèse de sa dangereuse "évolution". Et tout rentre dans l'ordre.

Jonas Delaborde postule, quant à lui, un couplage différent de la perspective marxiste de la conscience de classe. "L'histoire du marxisme", écrit Tristan Garcia dans Nous, "qui est traversée de débats interminables quant à la définition même des classes qui découpent la société, est compliquée par l'ajout à la classe de la conscience de classe. Première possibilité : on estime que l'appartenance de classe constitue une réalité distincte du rapport qu'on entretient avec cette appartenance, mais on prête alors le flanc au reproche du "mécanisme", puisque la conscience, déterminée par l'appartenance concrète, s'y surajoute sans l'affecter. Seconde possibilité : on estime, à l'image de Lukacs dans Histoire et conscience de classe, que la conscience de classe est organiquement liée à l'appartenance de classe, de sorte qu'il n'y a pas de ligne définitive qui sépare l'intérêt et l'idée, le nous dont on hérite et le nous qu'on choisit." 2

Ce que le scénario de Jonas Delaborde échafaude comme schéma d'une "insurrection qui vient" n'est pas seulement une allégorie du dominé incarnée dans la figure du chien, mais bien un nous, assemblant, non pas au-delà des différences de race, classe ou genre, mais bien à cause de ces différences mêmes, une conscience commune. Il en appelle à une notion de couplage inter-espèce, plus proche en cela de ce que décrit l'écrivaine de science-fiction Ursula K. Le Guin dans ses cycles Terremer et Ekumen, où les relations entre espèces, en l'occurrence entre intelligences provenant de systèmes différents, autres, entre humains et dragons par exemple ou entre humains et extraterrestres, s'effectuent par empathie réciproque, dans une zone sensorielle infra-verbale accouplant, deux à deux, des identités dissemblables en une tierce entité qui tire son pouvoir de l'agencement, de l'addition, spécifique de ses composants. La philosophe Vinciane Despret, dans son analyse des expériences d'apprentissage sur les rats dans les labyrinthes, ne dit pas autre chose. "Les rats répondent à une autre question que celle que leur expérimentateur leur pose. Et l'expérimentateur ne peut, à aucun moment, s'en douter, simplement parce qu'il n'a pas pris en considération le point de vue que le rat pourrait avoir sur la situation." 3 Convaincre les chiens de la nécessité de la révolte ne consiste donc pas à leur apprendre un bréviaire révolutionnaire, en trouvant leur chemin familier dans le labyrinthe d'un langage à acquérir, mais de leur faire rapproprier un espace en tant qu'espace social et politique. Comme les rats de Vinciane Despret, "il ne s'agit plus seulement de "marquer" les lieux où l'on passe, comme le font les rats et nombre d'animaux, étendant leur corps aux limites de leur territoire à grands coups de substance odoriférante, il s'agit aussi de se faire marquer par l'espace, lui-même organisé par le trajet, et d'en incorporer l'organisation." 4 C'est par cette incorporation des aliénations, qui privilégie l'affect sur la distance rationnelle, qu'une conscience inter-classe se dessine, au loin, et peut-être alors, demain, nous les chiens...

  • — 1.

    Vinciane Despret, Penser comme un rat, Versailles, éditions Quae, collection "Sciences en question", 2009, p.29

  • — 2.

    Nous, Paris, Grasset, 2016, pp.162-163

  • — 3.

    Vinciane Despret, ibid., p.34

  • — 4.

    Vinciane Despret, ibid., p.35