Philippe Favier
Dossier mis à jour — 08/02/2012

Texte de Thierry Raspail

Texte de Thierry Raspail, juin 2005
Publié à l'occasion de l'exposition au Musée d'art contemporain de Lyon, catalogue Géographie à l'usage des gauchers - Carnets d'une exposition, Éditions des Cahiers intempestifs, 2005
Philippe Favier est un souple qui s'immisce sans ruse entre les obstacles. Son œuvre oscille en diagonale, créant des petits mondes menaçants ou sereins dans les interstices du grand Nôtre. Les formes affichées par l'artiste pourraient n'être pas, car il a la discrétion de les lâcher comme par inadvertance dans l'aride immensité du grand jeu social qui règle nos normes et nos conventions. La fluidité est son monde. Ses passions accrochent le lointain, elles enflent avec l'horizon. Par conséquent, elles sont le plus souvent tues de peur de passer pour anecdotiques. Elles confinent à l'intuition et semblent hors du temps, sans espace contingent, tout cela leur confère une mobilité fragile.

Mais de cela, nous parlons rarement avec Favier, car l'homme est pudique et son œuvre subtilement implicite. De ce dont nous parlons en revanche et qui est l'origine de cette fabuleuse aventure de gaucher géographe, c'est du partage des mondes publics et privés, des expériences temporelles qui les distinguent et des territoires qui les dissocient. En effet, l'artiste, se méfiant à tort de ses propres méandres poétiques, a pris l'habitude de séparer deux mondes, celui de l'atelier et celui de l'exposé (terme que je préfère à celui d'exposition). À ces deux mondes correspondent évidemment deux moments. Le premier est en quelque sorte une mise en récit, il est l'instant onirique de toutes les libertés, il est intime et clos. Le second est public, péripatéticien et se livre sous la forme d'une mise en scène nécessairement ordonnée. Ces deux mondes sont sans commune mesure. Quelquefois même, dans le passage de la mise en œuvre à la mise en scène, un effet d'amidon vient bloquer l'extrême fluidité des formes.

De cela, nous avons longuement débattu avec l'artiste. Il ne s'agit pas, loin s'en faut, d'une simple question d'emballage ou « d'accrochage » décidément bien banale, mais d'une mise en perspective, de l'invention (comme on le dit d'un trésor) d'un mode de circonvolution unique, d'une géographie mikado, ou pour le dire avec légèreté d'une méthode associative, qui, comme la champenoise, fait l'excellence particulière des crus d'exception.

Dans l'intimité de l'atelier, l'éparpillement des choses, les patines raffinées, le désordre harmonisé ont l'éloquence muette du grand œuvre. Ici ou là, entre appareils vaguement inconnus, ustensiles à vis, lanternes, lunettes et clapets émergent quelques pièces en cours ou achevées, rarement au mur. Elles ont l'élégance des secrets d'alcôve, l'infini bruissement des rumeurs. Il fallait, par conséquent, qu'exposées, elles conservent leur part d'invisibilité et tous leurs instants de mystère. Il fallait, par conséquent, que l'instant public et l'instant privé se confondent et se superposent.

C'est pourquoi, dix-sept mois durant, Philippe Favier a décidé de vivre et travailler dans le musée, une cache lui ayant été aménagée à cet effet entre deux murs. L'aventure débuta un 1er février 2004, mobilisant 1 300 complices autour d'un brunch. C'était aussi son jour de disparition. À partir de cette date, Favier a tracé en ermite les cotes imaginaires d'une gigantesque cartographie, s'imposant une date de retour qui serait celle du vernissage public de l'exposition : le 17 juin 2005. Depuis, on l'a entraperçu à l'occasion d'un rallye bouliste, puis pour une sandwich party avec Pierre Gagnaire. Entretemps, il y a eu des échanges épistolaires, des œilletons percés dans les murs du musée témoignant de l'avancée de l'épopée et régulièrement, dans la presse nationale, des articles rapportant les épisodes de cette aventure immobile. « Géographie à l'usage des gauchers » retrace à la manière du roman initiatique les amplitudes et marées qui ont jalonné la réalisation de 396 tableaux composant le point de fuite de cette formidable rêverie.
© Adagp, Paris