Marie-Anita Gaube
Dossier mis à jour — 13/01/2021

OÙ LA PEINTURE PEUT AVOIR LIEUX

OÙ LA PEINTURE PEUT AVOIR LIEUX
Par Marion Delage de Luget
Publié pour l'exposition Out of Place par Esox Lucius dans Semaine 28.16, Analogues, 2016

Le titre sous lequel Marie-Anita Gaube rassemble ses dernières peintures aurait-il pu être plus explicite ? Out of place – ce qui est déplacé, au propre comme au figuré – pour signifier l'étonnante mobilité dont procèdent ses tableaux. On lui connaissait ces jeux de juxtapositions, de superpositions d'éléments et de plans disparates qui, déjà, prêtaient à une certaine circulation entre les objets et les lieux réunis sur la toile. Cette géographie, elle parvient ici à la complexifier encore, notamment en accentuant les discordances d'échelles dans ses paysages. Hypertrophier les différences entre premiers et arrière-plans pour mieux creuser de vertigineuses perspectives ascendantes : minuscules profils d'oiseaux naviguant au large sur de chétifs esquifs, silhouettes concises, ébauchées en quelques touches translucides, de personnages miniatures vaquant à on ne sait quoi sous le couvert des arbres ; et cette si petite cabane rencognée à l'horizon de la pièce d'eau, blottie devant un bosquet de végétation fouillée que l'on devine du coup luxuriante, malgré l'éloignement. Ces saynètes presque hors d'atteinte obligent à sans cesse accommoder la vision, ou mieux à s'approcher – invites à une lecture paradoxalement intime, au plus près de ces peintures aux formats pourtant considérables.

Marie-Anita Gaube dépeint ainsi des lointains qui fourmillent d'une foule d'infimes détails. Et comme chez d'autres primitifs flamands, nombre d'étranges activités s'y déploient – dans de singulières contorsions les personnages sont brusquement catapultés par-dessus bord des embarcations, ou brandissent des fusées éclairantes pour scruter les abysses. Dans Pluton ils se baignent, nus, adoptant quelques postures incongrues dont le grotesque rappelle parfois les grylles d'un Jérôme Bosch. Tête sous l'eau, un homme cherche l'équilibre, une jambe à demi pliée, exhibant ses organes génitaux ; et la pose, parfaitement saugrenue, de résumer l'inconvenance qu'induit le titre de l'exposition. Tout près un autre personnage, de dos, se couvre les épaules d'une serviette éponge. Cette fois le geste est d'une quotidienneté désarmante. Le corps est souvent ainsi, presque gauche chez Marie-Anita Gaube, trahissant cet abandon qui n'advient que dans les situations les plus ordinaires. Un corps tout ce qu'il y a de domestique finalement, alors même qu'il s'inscrit, a contrario, dans d'improbables immensités sauvages. Tant et si bien d'ailleurs qu'il y perd volontiers de sa corporéité. C'est une autre constante de l'évolution de ce travail : morcelée, rapetissée jusqu'à une place subalterne dans ces environnements démesurés, la figure est ici souvent proche de la déliquescence – tel cet individu esquissant un pas mal assuré dans Hidden Space, les quelques rehauts et déliaisons molles qui le dessinent comme prêts à s'affaisser en un tas de matière picturale informe. Par transparence, par recouvrement, la figure s'altère même parfois suffisamment pour s'entremêler inextricablement au fond. Liquéfié, éparpillé, ce corps que livre Marie-Anita Gaube finit par n'avoir plus lieu. Dégagé des limites de sa phénoménalité première, il porte alors cette dimension utopique que lui prête Foucault : « Il est le point zéro du monde. » 1, ce lieu absolu, simultanément ici et ailleurs, à partir duquel « [...] je rêve, je parle, j'avance, j'imagine. » 2
Et c'est somme toute toujours ainsi que la peinture de Marie-Anita Gaube se manifeste, par la mise en tension de concepts antithétiques. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle vient fragmenter, déniveler l'espace pictural, afin d'y frayer d'imprévisibles passages entre ces endroits radicalement opposés qu'elle se plaît à y traduire. De sorte que tout y est lié, et tout s'y contredit pourtant : les premiers plans en avancée, surfaces solides – l'embarcadère, la proue du canoë, les lattes d'un parquet en légère plongée pour en accentuer les fuyantes – projettent vers ces insondables étendues aqueuses qui semblent baigner toutes choses. Dedans, dehors, inextricablement intriqués. Dans cette peinture tout est tout à la fois représenté, contesté, inversé. L'eau par exemple, ne cesse de changer d'état – elle s'écoule en cascade, s'érige en icebergs monumentaux, se disperse en flocons duveteux. Avec Eldorado, on ne sait plus : un personnage arpente la lagune comme il le ferait d'une banquise alors qu'un autre y plonge. A moins que l'horizontale scindant si radicalement la toile n'indique la bascule d'une symétrie miroir avec cette autre plage bleue, ces cieux polaires où semblent flotter des bris de glace.

Ce potentiel de réversibilité constitue le principal moyen par lequel Marie-Anita Gaube déjoue la forme logique que l'image et la réalité doivent avoir en commun. Ainsi elle brouille ce qui serait, sinon, une représentation. Plus encore, elle ne se contente pas d'organiser un improbable voisinage des choses, mais s'attache à rendre impossible le site lui-même où celles-ci pourraient voisiner. Tout pour que l'on perde, à dessein, l'endroit où la peinture se déploie. Tout pour qu'elle ne puisse qu'avoir lieux, dans une spatialité radicalement plurielle qui n'est pas sans rappeler ces espaces autres que Foucault a dénommé hétérotopies – ces emplacements où, dit-il, « [...] le monde s'éprouve moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. » 3

  • — 1.

    Michel Foucault, Le corps utopique, suivi de Les Hétérotopies, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2009, p 18.

  • — 2.

    Ibid.

  • — 3.

    Foucault, op. cit., p 32.