Delphine Gigoux-Martin
Dossier mis à jour — 03/03/2022

RETOURS DE L'OUTRE-TOMBE

RETOURS DE L'OUTRE-TOMBE
Par Pascal Pique, historien de l'art, fondateur du Musée de l'Invisible.
Publié pour l'exposition DreamTime, Temps du rêve, Les Abattoirs - FRAC Midi-Pyrénées et le Mas-d'Azil, 2009

Quiconque s'est faufilé en rampant le long d'un boyau étroit dans l'obscurité complète pendant plus d'un kilomètre, a glissé sur les rives bourbeuses de lacs ténébreux et pataugé dans les rivières secrètes pour se trouver à la fin d'un voyage aussi aventureux face à face avec un mammouth laineux à jamais disparu ou un puissant bison peint sur une paroi ne sera plus jamais tout à fait le même. Crotté, épuisé, l'explorateur contemplera la terra incognita sans limites de l'esprit humain.

David Lewis-Williams

Proposer à Delphine Gigoux-Martin d'intervenir dans la grotte magdalénienne du Mas-d'Azil pour l'exposition DreamTime 1 allait de soi. En effet, ses projections vidéo de dessins animés flottant dans l'espace ne sont-ils pas à voir comme une lointaine résurgence de l'art pariétal des hommes dits « préhistoriques » ? Mais l'artiste « contemporaine » n'allait pas se limiter à cette littéralité. Elle allait même profiter de cette occasion assez unique pour livrer l'une de ses œuvres les plus riches, les plus complexes, et surtout les plus magiques. D'autant que l'invitation consistait à intervenir doublement et en diptyque, entre la grotte du Mas-d'Azil en Ariège et les Abattoirs à Toulouse. Comme s'il s'agissait de tenter une improbable liaison entre des temporalités et des espaces situés aux antipodes de l'histoire de l'art et de l'aventure de la culture humaine. Un défi que Delphine Gigoux-Martin allait magnifiquement relever, avec une composition en deux parties intitulée Voyage autour de mon crâne.

Dans la grotte, le premier volet de ce diptyque a pris place dès l'entrée du parcours de l'exposition qui emmène le visiteur jusqu'aux tréfonds de la montagne. Cette première salle a une configuration anthropomorphique, comme si l'on se trouvait à l'intérieur d'une boîte crânienne, juste derrière les deux orbites que forme ici curieusement et naturellement le rocher. En écho à cette particularité géologique, l'artiste a conçu une sorte d'antichambre d'opéra (celui de l'exposition) avec plusieurs sculptures en formes de lustres constitués de myriades d'éclats de verre et de papillons multicolores posés dessus. Le tout scintillant à la lumière de projections vidéo de dessins animés de vols de chauve-souris virevoltant dans l'espace, comme autant de fantômes des pipistrelles qui hantent ces lieux depuis des centaines de milliers d'années. Physiquement et symboliquement, Delphine Gigoux-Martin a proposé ici un espace intermédiaire, un palier entre rêve (ou cauchemar) et réalité, entre mondes inférieurs et supérieurs, voire intérieurs et extérieurs. De même qu'une expérience initiatique dédiée à l'esprit (ou aux esprits) des lieux, que l'artiste évoque et invoque, en renouant avec les pratiques supposées d'il y a dix ou quinze mille ans. Peut-être pour les apaiser, ou les amadouer, afin de pouvoir pénétrer plus profondément les arcanes de l'univers  souterrain et de l'outre-monde. 2 3

C'est d'ailleurs suite à sa propre expérience des boyaux ornés de la grotte que Delphine Gigoux-Martin a conçu la seconde partie de Voyage autour de mon crâne pour les Abattoirs. Suite à plusieurs visites avec les archéologues, l'artiste a pu envisager un projet totalement inédit,  issu de la rencontre du dessin préhistorique et du dessin contemporain, le sien en l'occurrence, qu'elle a pu exceptionnellement projeter et refilmer à même la paroi du rocher. C'est cette expérience (unique au monde à notre connaissance) qui allait être exposée aux Abattoirs.
Après avoir copieusement défoncé un grand mur lisse et immaculé, de manière à en accidenter la surface pour retrouver les aspérités de la grotte, l'artiste a orchestré un ballet d'images animées en réinterprétant la notion même d'art pariétal. S'inspirant des peintures et des gravures observées dans la grotte, elle a demandé à un danseur de mimer des postures animales, dans d'étranges chorégraphies, recomposées image par image en dessin animé. Trois séquences ont ainsi été réalisées et projetées sur la paroi défoncée. En index, deux moniteurs montraient les mêmes images projetées dans la grotte, en interaction avec les tracés magdaléniens. Le tout a été filmé le temps d'une rencontre performative, et d'un télescopage temporel et spatial assez troublant. C'est dans l'une de ces séquences que le spectateur attentif peut remarquer le fameux portrait de la galerie dite du masque. Il s'agit de l'une des rares figurations humaines que l'on trouve dans tout l'art rupestre magdalénien. En hommage à son auteur, et aussi à l'esprit sans doute représenté, Delphine Gigoux-Martin a convoqué ces figures dans sa composition monumentale où l'on retrouve cette mystérieuse effigie de l'homme barbu qui donne son visage au danseur fantomatique. Comme si l'artiste contemporaine avait réveillé, ou libéré, cette représentation d'une léthargie de plusieurs milliers d'années, pour en retrouver et raviver l'esprit, dans une nouvelle forme de danse, ou de transe votive.

Cette aventure artistique et humaine a de quoi laisser songeur. Pour ne pas dire rêveur. D'abord parce qu'elle nous renvoie à l'essence de l'art et de l'image. Ensuite parce qu'elle pose la fascinante question d'une forme de permanence de certains principes actifs du processus artistique à travers les âges.
A ces sujets, les mots d'un préhistorien tel que David Lewis-Williams sont édifiants. Surtout quand l'on se risque à les transposer à notre époque après avoir fait l'expérience des expositions DreamTime : « ... au Paléolithique supérieur, l'entrée dans les grottes devait s'apparenter à la plongée dans le vortex mental qui mène aux expériences et aux hallucinations de la transe profonde. Les vastes salles et les passages souterrains étaient les « entrailles » du monde d'en bas. En y pénétrant, on s'enfonçait physiquement et psychiquement dans l'autre monde. Les expériences « spirituelles » prenaient une matérialité topographique. Pour les hommes du Paléolithique supérieur, l'entrée dans une caverne donnait accès à une partie du monde spirituel. Les images qui ornaient les grottes montraient la voie (peut-être dans un sens assez littéral) vers l'inconnu. Nous pouvons aller plus loin. Les états de conscience altérée créent non seulement la notion d'un cosmos à plusieurs niveaux, mais ils permettent aussi d'y accéder, confirmant ainsi sa validité. 4
Il semble indéniable que Delphine Gigoux-Martin touche à ces dimensions de manière symbolique mais aussi incarnée. Pour ne pas dire habitée. Ce qui est particulièrement flagrant avec Voyage autour de mon crâne qui, en restaurant un lien entre le crâne où loge l'esprit humain, et la grotte où habitent les esprits, nous propose, en quelque sorte, de revivre l'expérience de nos prédécesseurs du Paléolithique.
Pour eux, la grotte était sans doute un palier, une voie d'accès ou de communication, et non un cul-de-sac. C'est pourquoi les scientifiques imaginent que la paroi du rocher était plus considérée par eux comme une sorte de porte, de menbrane, ou d'interface organique entre les mondes. En d'autres termes, bien plus qu'un simple support d'image. D'ailleurs, chez Delphine Gigoux-Martin, le mur est souvent transpercé et transpirant. Il transpire en particulier la dimension du passage, du passeur et de l'acte psychopompe qui consiste à accompagner les âmes des défunts (les animaux) entre le monde des vivants et celui des morts.

Cette dimension, ce rôle de la « passeuse », se retrouve sous de multiples autres formes, dans l'ensemble de son travail. En particulier quand elle révèle, reconnecte et réagence les différents niveaux d'organisation ou de perception du  monde : entre l'humain et l'animal, le spirituel et le matériel, le naturel et le culturel, le dedans et le dehors, le rêve et le cauchemar, etc.
Ainsi, Delphine Gigoux-Martin ferait partie d'une lignée d'artistes pour qui l'art a une fonction magique et sacrée, celle de sans cesse relier les multiples dimensions du monde dans le renouvellement permanent de la dynamique cosmologique.

  • — 1.

    L'exposition DreamTime, Grottes, art contemporain & transhistoire, conçue à partir de la grotte du Mas-d'Azil par les Abattoirs-FRAC Midi-Pyrénées en partenariat avec les résidences d'artistes Caza d'Oro, s'est tenue du 16 mai au 11 novembre 2009 à l'intérieur même de la grotte du Mas d'Azil et à Toulouse sous la forme d'une double présentation en miroir. Le titre a été emprunté à la culture des aborigènes d'Australie et à la notion de « Temps du rêve », qui est une manière de penser et vivre le monde de manière à la fois mythologique et géophysique.

  • — 2.

    La notion d'outre-monde ou de surnature utilisée par les préhistoriens et les anthropologues évoque le monde des esprits (des morts, des ancêtres ou des déités) avec lequel le chaman peut entrer en communication en pratiquant certains rituels ou certains lieux. Des lectures récentes et de l'art préhistorique associent l'espace de la grotte et les premières manifestations artistiques à des voies d'accès à l'outre-monde.

  • — 3.

    Rappelons que cet endroit de la grotte est le seul endroit du site où un reste humain a été découvert dans les années cinquante. Il s'agit d'un crâne féminin magdalénien baptisé Magda qui se trouve actuellement au Musée de la préhistoire du Mas d'Azil. Précisons que ce crâne a été trouvé par l'épouse d'un archéologue qui guidait ses recherches au pendule...

  • — 4.

    David Lewis-Williams, L'esprit dans la grotte, Éditions du rocher, 2003, p 244.