Julien Guinand
Dossier mis à jour — 16/11/2021

Discussion à propos de Two Mountains

Discussion à propos de Two Mountains
Avec Jean-François Chevrier, historien d'art, Hidetaka Ishida, philosophe et Jean-Christophe Valmalette, physicien.

Publiée dans la monographie Two Mountains, Hatje Cantz Editions, Berlin, 2021

Jean-François Chevrier :
Entrons directement dans le livre, sans préliminaire, pour considérer une double page [p. 48-49] :
1. Petit barrage, maison de Kiichirou Kadotani, maire du village de Nosegawa ; préfecture de Nara, péninsule de Kii, 2017
2. Ouvrage sabō le long de la route reliant le hameau de Kitamata au centre de Nosegawa ; préfecture de Nara, péninsule de Kii, 2017
À gauche, l'image d'une petite installation, conçue pour faire barrage à une inondation, devant une maison, dans le village de Nosegawa ; à droite, un paysage à proximité du village : un grand ouvrage de soutènement de la montagne. Les deux vues sont contrastées, en termes d'échelle comme de distance. L'image de droite ressortit plutôt au paysage, tandis que celle de gauche peut être considérée comme un détail d'architecture. À vrai dire, l'idée de détail d'architecture vaut aussi bien pour le paysage que pour la vue du seuil domestique. Hors de l'élément additionnel constitué par la construction en béton, le paysage est peu visible : on distingue la route, en bas, et la lisière de la forêt, repoussée, éloignée, tout en haut, mais la vue est centrée sur l'objet technique.
    La légende signale que l'ouvrage en béton est du type sabō ; composé de sa (le sable) et de bō (la prévention), le mot désigne des ouvrages édifiés pour contenir les glissements de matières sédimentaires. Quant à la maison, Julien m'apprend qu'elle est située face au temple zen Seikyu-ji qui a donné lieu à deux autres photographies du livre, où l'on voit diverses personnes s'affairer autour d'une statue [p. 89 et 91] ; cette idée d'intérieur confirme le caractère intime de l'image du seuil.
    Je parle de « détails d'architecture ». Il vaudrait peut-être mieux parler de « constructions », typiques, chacune dans son genre. Les éléments de protection au-devant de la maison constituent un aménagement bricolé, tandis que le contrefort en béton est un ouvrage type d'ingénierie. On retrouve ici la fameuse distinction établie par Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage entre le bricoleur et l'ingénieur. La juxtaposition des deux vues fait donc apparaître deux registres d'activité qui répondent différemment à un même souci de protection. Le bricolage est plus sympathique. L'importance des deux vues dans la page est inversement proportionnelle à la taille des objets décrits. La petite construction, magnifiée par la mise en page, correspond à une vision amplifiée du quotidien. L'ouvrage d'ingénierie est au contraire réduit à un objet inséré brutalement dans le paysage.
    Nous avons donc deux types de « construction ». D'un côté, la poésie fruste d'une petite construction humaine, les éléments d'un assemblage fonctionnel qui évoque les gestes de survie du quotidien ; de l'autre, un témoignage de la réification impersonnelle du paysage. Cette idée de réification était déjà induite par le parti pris manifeste de la vue resserrée ; elle est accentuée par le second parti pris de minimisation du paysage, par rapport à l'assemblage domestique. La double page produit finalement l'image composite d'une bifurcation de la technique. L'objet technique, « monumental » dans ses dimensions, conçu à l'échelle du territoire, est sans doute un exemple de contre-performance en termes écologiques. Il apparaît pour ce qu'il est : une pièce d'armure « moderne », dérisoire, qui, par contraste, fait ressortir les vertus d'un bricolage, également dérisoire mais plus humain.

Jean-Christophe Valmalette :
Cette distinction saute aux yeux, mais l'expression « contre-performance écologique » me paraît inappropriée et révélatrice de nos représentations occidentales. Sans doute le regard que je porte sur ces deux images ne peut-il se détacher de mes lectures de Kumagusu Minakata, qui dénonçait déjà au début du siècle dernier les bouleversements que les nouvelles lois sur le regroupement des sanctuaires shintos (promulguées par le nouveau gouvernement Meiji) allaient entraîner sur la relation des villageois à la forêt (le terme shintō peut se traduire par « religion de la forêt »). J'ai été frappé dès mes premiers échanges avec Julien de la proximité des questions qu'il soulève dans son travail avec celles soulevées par Minakata un siècle plus tôt. En effet, l'expression « contre-performance écologique » qui vient à l'esprit de Jean-François entretient l'idée d'une écologie capable de se fondre dans un modèle de la performance, avec des critères « occidentaux ». Cette photographie évoque davantage pour moi un « contresens culturel » dans cet archipel où s'est développé un véritable « monde organique » au sens propre, c'est-à-dire un monde qui s'organise autour de flux, jusqu'au moindre écoulement qui doit préserver la vie en la nourrissant.
    Toute goutte d'eau apporte sa contribution à la vie avant de retourner à l'océan, toute lumière franchissant la canopée apporte sa part à chaque être qui y vit, tout au long de son trajet depuis la cime des arbres jusqu'au sol. Bien loin de cette idée, la structure d'ingénierie que nous avons devant nous appartient à un monde qui divise le réel et fragmente ses représentations. L'ingénieur se devait d'apporter une solution (ici un sabō) à un problème (le glissement de forêts entières provoqué par la monoculture intensive de sugi, ou cryptomères) : il en va ainsi de l'évolution de nos sociétés qui pensent le monde en problématisant le réel tout en le déshumanisant. C'est en cela que la photographie de gauche nous semble plus « humaine », elle ne prétend pas être une solution mais plutôt une adaptation dérisoire à la submersion que la structure arrogante ne pourra éviter à terme. Bien loin de la dissimuler, elle contient en elle la faiblesse, rappelant ainsi le danger tout proche. Comment ne pas faire le parallèle avec la multitude de sanctuaires disposés sur de petites collines et qui servaient d'abris à l'approche des tsunamis, mais dont les habitants ont fini par oublier le rôle, se pensant désormais à l'abri de murs immenses, comme lorsqu'en mars 2011 un nouveau tsunami atteignit le rivage du Tōhoku ?
    J'ai parcouru maintes fois ces forêts de cryptomères qui recouvrent aujourd'hui une grande partie du Japon et sous le couvert desquelles plus aucune trace de vie ne vient nous surprendre. Ces variétés de sugi sont issues d'un long processus de sélection en laboratoire visant à accélérer leur croissance et à fixer une plus grande quantité de carbone. On les reconnaît aisément au couvert végétal extrêmement dense, qui plonge le sous-bois de ces forêts artificielles dans une nuit profonde et sans vie. En conséquence, le carbone a beaucoup plus de difficulté à se fixer dans le sol, son réservoir principal, comme c'est le cas dans une forêt vivante, qui contient d'importantes quantités de carbone sous forme de matière organique ; il permet en outre d'assurer la très forte cohésion des sols dans une forêt naturelle. La logique d'industrialisation de la forêt conduit non seulement à une « gestion » catastrophique du carbone, mais aussi à des sugi dont les racines insuffisamment développées ne permettent plus d'assurer la stabilité et à une nette dégradation de la qualité du bois. L'ingénierie du béton, alliée indispensable de l'ingénierie sylvicole, agit dans un tumulte qui rend inaudible le message des kami [divinités ou esprits, dans la religion shintoïste] sur la nature profonde des forêts.

Hidetaka Ishida :
Il n'est pas établi que les éboulements de Kumano en septembre 2011 aient été causés par la sylviculture intensive. Car les graves effondrements observés étaient du type dit shinsō-hōkai (glissement de terrain profond) ; les strates de glissement sont beaucoup plus profondes que d'ordinaire, en deçà de la couche où les arbres s'enracinent.
Par ailleurs, la dimension mythique et sacrée des forêts de Kumano doit être prise en compte dans l'histoire de cette catastrophe ; c'est le cas notamment dans le texte page 22 [en français p. XX]. C'est un aspect important, qui permet par exemple de situer l'histoire des parias burakumin – une communauté qui se trouve au plus bas de l'échelle sociale japonaise et qui fut de tout temps discriminée – dans la région de Kumano. Dans cette péninsule reléguée, vaste arrière-pays des deux anciennes capitales Nara et Kyoto, la logique du sacré et la « souillure » des habitants sont constitutives de la profondeur mémorielle des lieux. Il est significatif que Kenji Nakagami soit originaire de cette région, de même que Kumagusu Minakata.
La présence des sugi appartient à ce fonds mythique. Dans la religion shinto, le sugi est issu de la barbe de Susanoo-no-Mikoto, dieu des mers et des tempêtes ; ainsi tous les sanctuaires shintos sont plantés de sugi, qui font l'objet d'un culte (goshintai). Mais les plantations après l'époque Edo, depuis la fin du xixe siècle, relèvent d'un autre contexte, industriel. Il est vrai que la péninsule de Kii est depuis lors une des principales régions de production de sugi pour la construction de maisons et la fabrication de biens de consommation, tels les tonneaux de saké, etc.
J'aurais tendance à interpréter les catastrophes naturelles du type typhon Talas en 2011, de plus en plus fréquentes, comme un nouveau type de cataclysme directement lié aux calamités de l'Anthropocène, une conséquence directe du réchauffement climatique : chaque année les records de pluies et d'inondations au Japon sont battus, et sans doute aussi dans les pays voisins ; les typhons sont de plus en plus gigantesques, tout comme les hurricanes dans l'océan Atlantique, de même que les terres ne cessent de brûler partout. Tout cela est typique de la crise écologique de l'Anthropocène. Cette caractérisation me semble importante pour situer le récit de la catastrophe de Kumano, dans la première partie du livre, par rapport à la seconde partie consacrée à la pollution causée par la mine d'Ashio : celle-ci est ancrée dans la modernité du xixe siècle, elle marque en quelque sorte l'entrée dans l'Anthropocène. Comme l'a souligné Jean-Baptiste Fressoz dans L'Apocalypse joyeuse, la question et la conscience du risque écologique étaient consubstantielles à l'industrialisation ; la modernité conduisait à accepter « joyeusement » le risque de catastrophe écologique dans tous les pays.
Concernant les ouvrages sabō, si je comprends bien, il s'agit d'une technique de maintien des terrains par des structures d'encadrement architectonique, comme si l'on enveloppait les terrains avec des filets technologiques (cela apparaît par exemple dans l'image de la page 140-141). Comment ne pas associer ce type d'interventions aux passages de Heidegger, dans La Question de la technique, sur le fameux Gestell (l'« arraisonnement de la nature ») ? La nature serait ici mise en réserve d'une manière très paradoxale.

JCV :
Le lien entre l'aggravation des glissements de terrain et l'Anthropocène ne fait plus vraiment de doute, mais j'y vois un raccourci un peu trop commode. En effet, les recherches menées par les universités japonaises se concentrent sur les paramètres géologiques et climatiques, mais elles en excluent par exemple le rôle que pourrait jouer la couverture végétale de sugi présente dans les zones dévastées et qui se confond, comme le souligne à juste titre Hidetaka, avec la mythologie. Le parti pris des chercheurs relève d'une vision de pure ingénierie qui réduit l'espace de l'interprétation aux seuls champs des experts associés... et financés. Certes, le mécanisme géologico-climatique est parfaitement décrit, rigoureux et cohérent. Mais un détail me frappe : il apparaît que les zones où se produisent ces désastres sont systématiquement des zones de plantation industrielle, facilement reconnaissables à la densité du couvert résultant de la monoculture intensive de nouvelles variétés sélectionnées en laboratoire. Il y a à mon sens un conflit d'intérêts, d'où le rejet d'une quelconque responsabilité des acteurs locaux. Pour eux, la cause réside dans la nature de la roche de porphyre et son altération granulaire, ainsi que dans le changement climatique qui augmente la fréquence et l'intensité des épisodes extrêmes.
Au regard des travaux d'autres chercheurs à travers le monde qui tentent de comprendre ces phénomènes, sans exclure a priori aucun facteur, il semble que la conclusion soit sensiblement différente. Citons par exemple le travail mené conjointement par neuf laboratoires de quatre pays différents (Chine, France, Royaume-Uni et Togo) sur les glissements de terrains, de nature identique, qui surviennent de plus en plus fréquemment dans la province chinoise du Sichuan . Il apparaît selon ces auteurs que la cohésion du sol est très fortement liée à la nature du couvert végétal (âge des sugi, distance qui les sépare...). Une autre étude, menée par une équipe chinoise et deux équipes américaines, révèle la très forte incidence que peut avoir la monoculture de sugi sur l'instabilité des sols . D'ailleurs, en fin d'article, les auteurs recommandent fortement l'utilisation d'un minimum de quatre espèces naturellement présentes sur ces sols afin de limiter la survenue des glissements et des catastrophes qu'ils engendrent. On est donc très loin des résultats des études menées par les chercheurs japonais qui incriminent exclusivement le changement climatique. Ces exemples manifestent deux manières bien différentes de convoquer la science : guider vers des choix éclairés ou au contraire justifier des stratégies économiques génératrices de catastrophes en en diluant la responsabilité à l'humanité tout entière. Le travail de Julien met ici le doigt sur l'instrumentalisation du changement climatique au profit de la très puissante économie japonaise du béton. Si aucun changement de paradigme n'intervient, des désastres toujours plus nombreux se produiront, garantissant à ce secteur économique la meilleure assurance-vie qui soit : le réchauffement climatique.

JFC :
L'apport de l'œuvre de Kumagusu Minakata à l'histoire de l'écologie est remarquable. Le « contresens culturel » dont témoigne l'image de la montagne bétonnée a en effet et malheureusement une portée qui dépasse le contexte de l'histoire du Japon. De même pour les ravages de la sylviculture intensive. Julien a entrepris une critique du présent, en s'appuyant sur des données historiques. Il signale dans le livre [p. 74 ; texte français p. XX] ce qu'il doit à vos indications, Jean-Christophe, et à celles de deux chercheurs japonais, Satoshi Ohara et Ryugo Matsui. Il s'est livré à une sorte d'inventaire de toutes sortes de marques et de stigmates, de traces et de signes qui ponctuent le territoire et les paysages auxquels il s'est intéressé. Son attention s'est portée également, comme il se doit, sur des lieux et des aménagements domestiques, ainsi que sur des comportements rituels. Ces catégories constituent aujourd'hui le cadre ordinaire d'une pratique documentaire à teneur anthropologique.
    L'investigation porte sur des phénomènes à échelle variable et contrastée ; nous venons de pointer l'un des moments du livre où l'effet de contraste est le plus visible et, peut-être, le plus significatif. Mais, dans l'histoire du reportage ou, plus largement, de la photographie comme enquête et critique sociales, le contraste est trop souvent une facilité rhétorique. Julien a évité cette facilité, tout en prenant en compte les conflits culturels, idéologiques, qui ont, au Japon comme ailleurs, contribué à la fabrique du territoire.
    Dans la seconde partie du livre apparaît la mémoire d'un personnage historique, Shōzō Tanaka. Il ne s'agit plus de contraste mais de conflit. Dans les dernières années du xixe siècle, Tanaka s'était fait le porte-parole de la protestation suscitée par la catastrophe des mines de cuivre d'Ashio. Une vallée tout entière était ravagée par le rejet dans la rivière locale des eaux usées de la production minière. La catastrophe d'Ashio fut le Fukushima de l'ère Meiji. La vallée de la rivière Watarase subit encore les effets de l'ancienne pollution industrielle. « Aujourd'hui, lit-on page 128 [en français p. XX], dans les montagnes d'Ashio, des bénévoles tentent de reboiser les versants stériles... »
    Comme dans la première partie du livre, sont rassemblées des images-documents qui jalonnent un parcours. Mais l'actualité documentaire concerne désormais un acteur historique, ou fantôme, du territoire. Le bricolage vernaculaire se confirme, appliqué au travail de la mémoire. Une très belle image, complexe, décrit l'emplacement d'un petit monument à Tanaka [p. 106-107]. Une autre, la carte du territoire tracée au sol dans le jardin sec (qui ressemble surtout à une arrière-cour) d'un petit musée consacré à Tanaka [p. 113]. Un sentier sinueux, un plant de lys, contribuent à la commémoration [p. 114, 123]. Tous ces éléments, discrets, font partie d'une mémoire alternative de la modernité, centrée sur une exigence de justice sociale opposée au dogme de la modernisation productiviste.

HI :
J'aimerais revenir sur la structure du livre et la comparaison des « deux montagnes », Kumano et Ashio. Kumano se situe par rapport aux villes voisines de Nara et Kyoto, qui furent successivement les capitales du Japon du viiie au xixe siècle, et à la cour impériale de Yamato, le berceau historique du Japon ; Ashio se situe par rapport à la ville d'Edo – rebaptisée Tokyo en 1868 quand elle devint la capitale du Japon –, au système de l'État moderne et au processus d'industrialisation.
La région de Kumano est un arrière-pays mythique, sacré/damné, avec une profondeur historique et mémorielle, une stratification ethnique et végétale. La question écologique qu'elle soulève est « végétale », c'est celle de la dévastation des forêts, avec les figures de Kumagusu Minakata et Kenji Nakagami en précurseurs, qui doivent cependant être situés dans cette trame historique et culturelle. Quant au site minier d'Ashio, dans l'arrière-pays de la capitale Edo/Tokyo, il est moderne et prémoderne ; c'est une pièce maîtresse de l'industrialisation du pays et du développement du capitalisme japonais, tout comme la ville d'Hitachi, siège du groupe Hitachi, qui s'est développée à la même époque à partir d'une mine (de cuivre). Il soulève une question écologique « minérale » : la destruction de la forêt est passée par la pollution du sol. En émerge la figure de Shōzō Tanaka, un homme politique, un pionnier, un moderne, écologiste avant la lettre et protagoniste des mouvements de revendication qui s'inscrivent dans l'histoire de la formation de la monarchie constitutionnelle de l'ère Meiji.
L'île Kashima (« îlot de la divinité ») – évoquée page 74-77 [texte français p. XX] –, dont la première mention figure dans le Manyōshū (le plus ancien recueil de poèmes connu, viiie siècle), est et était totalement couverte de forêts subtropicales dites « laurisylves » (shōyōju-rin). Minakata s'opposa à leur abattage dans le contexte du mouvement de résistance à la politique d'étatisation de la religion shintoïste. Cette politique exigeait en effet que chaque unité villageoise ne conserve qu'un seul sanctuaire shinto ; la destruction de chaque sanctuaire entraînait la disparition des bois sacrés qui l'entouraient, et l'anéantissement de la culture locale.
L'histoire des forêts est liée à l'histoire des couches ethniques composant les populations. Il y a controverse chez les ethnologues sur l'histoire de la domination ethnique depuis l'essor du peuple Yamato, dont on trouve une transposition littéraire dans les films de Hayao Miyazaki. Princesse Mononoké met en scène les conflits ethniques dans les forêts primaires du Japon ancien : deux cultures des forêts s'affrontent, puis le peuple Yamato envahit l'ensemble de ces régions et établit sa domination. Je remarque en passant que la forêt est le cadre principal de l'univers de Miyazaki ; il s'est beaucoup documenté, a étudié l'ethnologie et le folklore de ces régions. Selon la théorie dite « des laurisylves », une couche ethnique archaïque s'était développée au sud-ouest du Japon suivant la zone de culture laurisylve venue du Vietnam et de la Chine du Sud. L'implantation des pins, de types sugi et hinoki, s'est accompagnée d'une transformation culturelle. Kumagusu, dont le prénom se compose des mots signifiant « ours » et « camphrier » (Cinnamomum camphora), incarne cette problématique mythico-écologique, ainsi que la question de la flore de la péninsule.

JCV :
Kumano, Kumagusu, le lieu et l'homme puisent dans la mythologie de l'ours (kuma) ; arrêtons-nous un instant sur cet animal. Invité au printemps 2017 à Yokohama, au colloque international « Re-Orienting the Fairy Tale », qui fut consacré exclusivement aux contes et légendes, j'ai pu mesurer à travers l'intervention de Lizanne Henderson, de l'université de Glasgow, la place singulière occupée par l'ours dans toutes les régions où il vit. Partout, l'homme y voit son plus proche semblable : comme lui, l'ours est capable de se dresser sur ses pattes arrière, de nager ou encore de monter aux arbres. L'homme y voit le passeur entre monde naturel et monde humain. Julien a choisi une illustration montrant un personnage dressé sur les épaules d'un ours [p. 23]. Des rivages de la Colombie-Britannique aux forêts de Sibérie, les contes et légendes qui font de l'ours le personnage central transmettent des savoirs et pratiques vernaculaires qui sont pensés comme autant de moyens de se préserver de la catastrophe ; l'ours est celui dont l'homme a besoin pour ne pas s'égarer.
    Kumagusu Minakata était cet ours qui a alerté le gouvernement Meiji sur les catastrophes à venir si les sanctuaires d'ordre inférieur étaient détruits, car cela revenait en réalité à faire disparaître les sanctuaires les plus proches des villageois, et avec eux les camphriers millénaires qui les entouraient. Ces camphriers marquaient la limite de la forêt qu'il ne fallait pas toucher sous peine de représailles, ils protégeaient les sanctuaires tout autant que les sanctuaires les tenaient à l'écart de l'avidité de quelques-uns. Leurs racines profondes constituaient l'indispensable protection des zones habitées, tout le long de la bordure avec les montagnes, qui porte le nom de satoyama.
    Hidetaka évoque l'œuvre de Miyazaki ; en regardant le film Mon voisin Totoro, on saisira la valeur de protection de cet arbre, mais aussi l'idée du passage progressif entre le monde des humains et celui des kami à travers le satoyama, lisière à la fois spatiale et spirituelle. « Camphrier », justement, est le second mot qui compose le prénom de Kumagusu (kusunoki, « camphrier » ; la phonétique transformant le « k » en « g »), ce qui confirme de façon prémonitoire la mission que celui-ci a endossée sa vie durant : alerter sur les risques qu'il y avait à oublier le message des ours et des camphriers. Un siècle plus tard, Miyazaki ne s'y trompe pas, ce ne sont pas les sugi qui apportent protection à Totoro, ni des murs de béton, mais l'hospitalité généreuse et sensible du camphrier millénaire.

JFC :
À la différence de Nastassja Martin, Julien n'a pas rencontré d'ours au cours de ses pérégrinations, ni même de traces, réelles ou imaginaires, de cet animal. En termes de construction légendaire, en comparaison avec Miyazaki, son expérience est également limitée. Son instrument principal est un appareil photographique qui enregistre des données visuelles locales, des faits discontinus. La notion de fait est, depuis le xixe siècle, étroitement associée à la pratique documentaire. Julien a toutefois imaginé un livre, un parcours, des séquences, une construction d'images et de textes. On peut dénoncer la conception positiviste qui considère les faits comme des grains inertes. On peut aussi considérer, avec André Bazin, que les faits correspondent à une matière d'expérience qui résiste à l'interprétation dramatique comme à la mécanique du récit (avec son enchaînement de causes et d'effets). Bazin opposait ainsi le « fait » au « plan » cinématographique. Comme tout ensemble d'images documentaires, le livre de Julien s'apparente évidemment au film. Mais, si elles sont reliées par le fil de l'expérience des prises de vue, ou par un discours sous-jacent, qui affleure dans les légendes, les images imprimées restent discontinues et relativement isolées. Le « sujet », l'argument narratif du livre, s'est formé par approches et approximations, qui sont restées plus ou moins visibles. S'ajoutent les effets de suggestion et d'ellipse (procédé particulièrement sensible dans le récit filmique).
    Il y a encore autre chose : le photographe a sollicité, en lui-même et, espère-t-il, chez les regardeurs, un ressort psychologique – on parle couramment d'empathie – qui déborde les effets et les procédés narratifs, ou discursifs. Le reportage photographique est une investigation, menée par un individu, nourrie de questions et de rencontres, qui stimule l'œuvre collective du savoir ; les connaisseurs du « terrain », historiens, anthropologues, géographes, interviennent dans l'espace ouvert par les images. Mais celles-ci restent discontinues et présentent de ce fait une qualité d'énigme irréductible. Les circonstances immédiates de la prise de vue restent « hors champ ». La discontinuité n'est pas néanmoins une stricte négation du continu ; elle suggère une continuité lacunaire, hétérogène, qui se greffe dans ce livre sur des couples récurrents de motifs : la montagne et la forêt, le village dans la vallée, la route et le sentier, le champ, la broussaille, etc. Un bel exemple de ce type de combinaison est l'image de la page 94-95 : la vue est très resserrée, mais on distingue à l'arrière-plan le début d'une pente escarpée couverte de sugi. Ailleurs, page 34-35, le premier plan forme une sorte de goulet dans lequel le regard s'engage pour parvenir au fleuve, en suivant vaguement la voie suspendue, interrompue, d'un chemin de fer désaffecté. Le photographe s'est manifestement laissé capter, arrêter par un morceau de paysage qui n'a, semble-t-il, qu'un lointain rapport avec le sujet principal du livre.

HI :
Ce pont du chemin de fer interrompu m'a retenu, moi aussi, car il s'agit d'un chemin de fer mort-né : la ligne Goshinsen, qui devait relier la ville de Gojō, dans la préfecture de Nara, à Shingū, préfecture de Wakayama, pour transporter le bois de sugi. Les travaux commencèrent en 1939 et ne furent jamais achevés ; après un remplacement temporaire par un service de cars, le projet a été définitivement abandonné. Ce qu'on voit au milieu de l'image de la page 34-35, ce sont donc les ruines d'un ouvrage inachevé ; cela introduit une temporalité paradoxale dans la photographie : un projet interrompu, une protention au passé (au sens où Husserl a avancé les notions de « rétention » et de « protention » pour rendre compte de la « conscience intime du temps », distincte du temps objectif, celui des horloges). L'atmosphère du paysage du passé subsiste dans l'image. Le chemin de fer devait longer la ville et passer au-dessus du fleuve pour traverser la péninsule de Kii et rejoindre le port de Shingū. Or, au milieu de la photo, détonne le bâtiment blanc du dépôt d'une société de construction, qui se trouve en quelque sorte suspendu dans le temps présent. Combien de couches mémorielles le champ visuel traverse-t-il ?
    Est-ce que photographier la mémoire plurielle d'un lieu implique de photographier les lieux de mémoire ? Le volet « Ashio » tente d'y réfléchir, par tours et détours, sur les pas de Shōzō Tanaka. D'abord avec l'image du monument à la mémoire de Tanaka et de l'insurrection [p. 106-107], qui introduit les descendants, puis par les gestes du directeur du musée montrant la maquette des mines [p. 113], en empruntant ensuite le dernier sentier suivi par Tanaka [p. 114], et enfin avec Ryuiji Niwata présentant la photographie prise le lendemain de sa mort [p. 123] : le discontinu narratif se construit. Cette seconde partie donne plus de place aux personnages et aux liens avec l'histoire (les révoltes des paysans, les actions de Shōzō Tanaka).
Dans ce second volet, les désastres ne sont pas du même type que dans la première partie. La terre contaminée continue de ronger le paysage. Les végétaux ont eux aussi été contaminés par l'absorption de substances nuisibles ; ils sont pollués et maléfiques, ce que pourrait symboliser le motif de tournesol qui apparaît dans plusieurs images [p. 118, 123, 129]. Je ne sais pas si cela est scientifiquement fondé, mais on dit que les racines de tournesol absorbent le cuivre et les matières radioactives ; ainsi, après Fukushima, il y a eu un mouvement de plantations de tournesol dans les zones contaminées.

JCV :
L'utilisation de plantes pour la décontamination des sols est une technique connue depuis de très nombreuses années ; on la nomme « phytoremédiation ». C'est la fonction assignée aux roselières du lac de Yanaka, situé en aval des mines d'Ashio, sur le lieu du bassin de rétention qui a recouvert l'ancien village dont parle Julien  [voir le texte p. 121 (en français p. XX) et la légende de l'image p. 122] : les roseaux accumulent le cuivre qu'ils captent dans le sol par leurs racines. On voit souvent aussi des roseaux devant les maisons et abris de la région [p. 132]. Mais il reste beaucoup de cuivre dans les sols. Il est difficile de réaliser que la photo de la page 136 a été prise sur l'île du Honshū, tant les roches apparaissent dénudées. La situation s'est améliorée depuis, mais cette zone dévastée est encore nettement visible, comme une cicatrice, sur la vue aérienne de Google Maps. La rivière Matsuki, qui alimente le lac de Yanaka, se distingue encore de nos jours par la quantité de particules minérales qu'elle charrie, issues du ravinement de la montagne. Ces particules forment un dépôt qui doit être régulièrement dragué pour éviter la mort du lac. La rivière charrie également un autre polluant, les nitrates jadis employés dans les rizières, qui causent un phénomène que l'on nomme « eutrophisation » (augmentation des nutriments, multiplication des algues, baisse du taux d'oxygène) : pour être maintenu vivant, le lac doit être vidé à 80 % tous les ans durant un mois et demi, afin de diminuer la teneur en cyanobactéries (Phormidium), qui dégagent une odeur pestilentielle.
Au début du xxe siècle, les paysans, victimes de la catastrophe, ont dû abandonner leurs rizières pour la pisciculture quand le bassin de rétention a été créé (1907) ; puis dans les années 1980, lorsque le bassin a été transformé en roselière pour la dépollution du site, ils ont dû se reconvertir en producteurs de roseaux et fabricants de brise-vues. Durant des décennies, les roseaux du lac de Yanaka furent récoltés, transformés, utilisés dans tout le Japon, dispersant le cuivre de la pollution. La concurrence chinoise a rendu cette activité peu rentable, et le classement international en zone naturelle d'exception (le site est inscrit depuis 2012 sur la liste de la convention de Ramsar sur les zones humides d'importance internationale ) a fait miroiter aux paysans la manne de l'écotourisme, encouragé par le gouvernement. Mais les visiteurs tant attendus consomment très peu, ils viennent essentiellement pour des activités de loisir de plein air. Aujourd'hui, les roseaux sont brûlés sur place, et le cuivre se répand sous forme de cendres microscopiques qui se redéposent année après année sur les villages environnants. C'est le prix de la lutte contre ce polluant tenace, que semble ignorer la majorité des nouveaux touristes attirés par la zone naturelle à préserver. Ce lac en forme de cœur [p. 120] ne cesse d'illustrer au fil des décennies le désarroi des habitants dont Julien rend pudiquement témoignage par ses photos (notamment p. 133-135).

HI :
Dans une communication à l'université des Nations unies, Jun Ui, figure historique du mouvement écologiste des années 1970, qualifiait en 1982 la pollution industrielle des mines de cuivre d'Ashio de « conséquence de l'introduction de la technique occidentale et de la croissance économique industrielle » . On remarque souvent une contradiction entre l'importance de la nature dans la culture japonaise et la destruction des environnements naturels. Mais il y a un contresens historique dans la façon d'aborder cet apparent paradoxe. L'industrialisation et ses conséquences négatives, que l'on englobe désormais dans la notion d'Anthropocène, sont peut-être plus précisément le fait d'une ère qu'il faudrait nommer Capitalocène ou Occidentalocène. Augustin Berque l'a rappelé : « Le mot même d'“Anthropocène” attribue la responsabilité d'un changement planétaire à l'humanité en général (anthropos). En fait, comme Bonneuil et Fressoz l'ont souligné, il conviendrait mieux de parler de Capitalocène, d'Occidentalocène ou de Consumerocène, puisque la responsabilité réelle de l'Anthropocène n'est pas celle de l'humanité en général mais celle d'une certaine civilisation qui profite à une minorité, en excluant la majorité des humains. Cela pose un problème à la fois social et géopolitique. Comme les effets en sont d'échelle mondiale et concernent toute l'humanité, c'est aussi un problème moral, parce que dans l'ensemble, ceux qui ont causé l'Anthropocène n'en sont pas les victimes . »
    Au Japon, la notion de fūdo s'inscrit dans la problématique d'un dépassement du paradigme industriel moderne. Ce qui est en jeu est une critique de la modernité, née du monde occidental : il est bien connu que la destruction de la nature a commencé en Europe et qu'elle s'est étendue avec l'occidentalisation du monde . C'est l'industrialisation, et donc l'occidentalisation, qui a détruit la nature au Japon ; d'où la recherche d'autres paradigmes pour penser les rapports nature-culture, chez des philosophes comme Tetsurō Watsuji (auteur de Fūdo, le milieu humain, paru en 1935, traduit en 2011 en français) et d'autres dans son sillage. Je tiens à préciser que je ne souscris pas totalement et sans conditions à ce courant de pensée. Les philosophes de l'école de Kyoto, en lien avec les travaux de Heidegger – qui s'était lui-même inspiré de Jakob von Uexküll, pionnier de l'éthologie –, avaient commencé à élaborer une pensée du milieu en pointant l'aporie des oppositions sujet-objet, nature-culture, etc. ; il s'agissait de chercher un dépassement de la modernité en renouant avec des valeurs culturelles antérieures.
    Le processus est moins évident et plus complexe dans le cas de Kumano, car l'industrialisation de la forêt est plus ancienne, elle est constituée de plusieurs étapes historiques : la sylviculture de sugi a commencé à l'époque d'Edo, elle s'est développée au début du xxe siècle puis s'est accélérée pendant l'ère de grande croissance économique qui a suivi la seconde guerre mondiale. Les laurisylves, détruites au profit de forêts industrielles de sugi et de hinoki, constituaient pour les villageois un milieu associé, qui a été dissocié par l'industrialisation et les éboulements. Les traces de cette logique destructrice sont visibles dans la physionomie des paysages photographiés par Julien.

JFC :
Les deux montagnes sont donc des désastres, les témoins d'une immense faillite. Mais nous en parlons calmement, avec science et sans colère. Bien. Continuons. J'aurais personnellement aimé entendre les habitants mais, quand je me suis trouvé sur place, la barrière de la langue s'est ajoutée à la vue du paysage plus ou moins obstrué, réifié, cuirassé. J'ai baissé les yeux vers le sol, je me suis rabattu sur de petites choses, sur les aménagements de proximité : les fameuses petites constructions humaines, dont le photographe saisit et enferme l'image dans le cadre de la prise de vue. À vrai dire, je ne parviens pas à m'ôter de la tête combien, depuis un peu plus d'un siècle, les artistes ont tiré profit des ambiguïtés de l'idée même de construction.
    Les photographes qui pratiquent l'enregistrement direct (sans mise en scène) peuvent prétendre établir des « faits ». D'une certaine façon, toute image directe, straight, est une image trouvée, extraite de l'environnement. Mais les faits sont ensuite combinés. On parle de montage, de construction. Je ne vais pas m'attarder sur la question très débattue du constructivisme dans les sciences sociales. En l'occurrence, pour l'objet qui nous occupe, construction et « sujet » se recouvrent. On peut se demander quel est le sujet du livre. Les repères se bousculent. Il s'agit manifestement de deux études de cas concernant la fabrique et la destruction du paysage dans le Japon contemporain, avec quelques rappels historiques et des aperçus sur l'environnement humain, sur la vie locale. D'un point de vue phénoménologique, le paysage n'est pas une étendue objectivée ni même un territoire. Le photographe n'est pas un géomètre arpenteur. Il travaille sur des mesures, des distances, des proportions (nous en avons déjà parlé), mais tout cela est inscrit dans une matière, une épaisseur, des échanges entre le proche et le lointain, autant et plus que dans une étendue mesurable. De surcroît, l'image produit des faits chargés de métaphores.
    Dans les pages de La Poétique de l'espace consacrées à l'« immensité intime », Bachelard prend d'abord l'« exemple » de la forêt. Il cite un vers de Jules Supervielle : « Habitants délicats des forêts de nous-mêmes. » Julien cherchait, je suppose, une situation, une occasion lointaine, exotique, qui lui permît de tester cette métaphore. Sur place, il a vérifié une hypothèse négative, il a constaté, et il le montre, que l'idée de « forêt ancestrale » est une mauvaise légende : « une image pour livre d'enfants », disait Bachelard, qui finissait d'ailleurs par lui opposer un véritable souvenir de sa propre enfance. Il me semble que nous avons là une clé psychologique du livre qui nous occupe.
Pour Bachelard, la conjonction de la forêt et de la montagne n'allait pas de soi ; il n'en avait pas eu l'expérience dans son enfance. Je ne sais pas ce qu'il en fut pour Julien, je note qu'il explore une relation profondément corrompue, ruinée par une technologie amnésique. L'image princeps est sans doute celle de la page 62-63 ; c'est d'ailleurs l'une des rares images qu'il a retenues de son premier séjour. Tout était dit d'un coup. Cette pièce d'armure collée en contrefort de la pinède suspendue, inaccessible, est la négation de l'idée de seuil qui régit en principe l'accès au mystère de la forêt. Reste le versant défriché, mis à nu, et la pièce de béton qui, dans l'image suivante, semble dévaler de la montagne comme une plaque de neige. La petite dérive métaphorique aboutit à l'image du tapis ovale, étendu au seuil d'un jardin [p. 66]. L'image est commentée à la première personne. Ici, la construction ressortit à une activité subjective autant qu'elle participe à la constitution de l'objet d'investigation (le sujet documentaire).

HI :
« Dans le vaste monde du non-moi, écrit Bachelard, le non-moi des champs n'est pas le même que le non-moi des forêts. La forêt est un avant-moi, un avant-nous [...] la forêt règne dans l'antécédent . » Or, dans l'archipel du Japon, la conjonction de la forêt et de la montagne est quasiment systématique : les montagnes occupent 60 % du territoire national, les forêts 67 %, et ces emprises coïncident, les forêts s'étendant presque exclusivement sur les reliefs. Dans les hauteurs des montagnes résident les esprits des ancêtres : c'est ainsi que la forêt est un « avant-nous », un « antécédent » sacré et légendaire. Ainsi les forêts de Kumano abritaient des ermites adeptes du shugendō ; Julien évoque [p. 69, texte français p. XX] l'histoire de l'un d'entre eux, Jitsukaga Hayashi, qui se jeta du haut de la cascade mythique de Nachi en 1884. Cet épisode peut effectivement être interprété comme un marqueur historique du processus de modernisation-étatisation lancé au début de l'ère Meiji, en 1868, qui a contribué à désacraliser les hauteurs mythiques bouddhico-shintoïstes de Kumano. Le même processus conduisit après un siècle et demi à la transformation touristique de l'aura spirituelle du site, parachevée avec l'inscription des chemins de pèlerinage de Kumano au patrimoine mondial de l'Unesco.
Cette dimension spirituelle apparaît dans les éléments d'illustration que Julien a choisis. L'image de la cité céleste de Koyasan [p. 38] montre que le bouddhisme ésotérique a assimilé les entités divines des montagnes dès le ixe siècle. Le mandala du pèlerinage de Nachi [p. 61], qui date du tournant des xvie et xviie siècles, témoigne quant à lui d'une première phase de vulgarisation des pèlerinages alors que le pays, pacifié par le shogun Hideyoshi Toyotomi, allait jouir d'une paix de deux siècles et demi. Ainsi la sécularisation des lieux a commencé dès l'époque féodale. Le pèlerinage se développa à l'époque Edo, annonçant l'avènement du tourisme.
Il faudrait cependant remarquer qu'il n'y a pas ici de lieu pour l'humanisme. Les habitants vivent dans une misère géographique mais il n'y a pas de révolte, contrairement à ce qui ressort des images d'habitants d'Ashio, pour lesquels Shōzō Tanaka est une figure moderne de colère et de lutte. C'est à mon avis le sens allégorique de l'image de l'église à la page 57 ; la construction humaine est dérisoire, dans cette rude localité de la péninsule de Kii, comme en témoigne aussi la maison-poste de police des pages 85 et 86.
De même, l'insolite tapis de la page 66 me paraît aussi dérisoire que l'ouvrage sabō [p. 62-63]. Ce tapis est insignifiant, car les Japonais n'ont aucune tradition du tapis : il serait exceptionnel de trouver ce type de tapis oriental classique dans une maison japonaise, il s'agit beaucoup plus probablement d'un article de pacotille acheté au hasard dont on se serait débarrassé et qui ainsi mis au dehors servirait à essuyer les chaussures en passant du champ à la maison.
Il me semble que les habitants de Kumano vivent pour ainsi dire résignés ou intégrés dans les montagnes ; ils vivent dans les flux de terre, de boue, de bois, d'eau, mais aussi dans les flux de capitaux, d'industrialisation. Leur karma, c'est l'impermanence du monde. Photographier bute sur la problématique du sens de l'univers. Ce qui me semble intéressant dans ce livre, c'est qu'on voit un jeu de décalages et d'incompréhensions qui relie le sujet photographiant, les paysages et les habitants. Le sens vacille et je pense que c'est là l'intérêt de la photographie.

JCV :
La photo de la page 70-71 montre combien, au Japon, la montagne est forêt, comme un « ciel sous le ciel » qui transmute la pluie en substance nourricière par le biais des échanges qui s'y produisent : mousses, insectes et myxomycètes constituent ce monde qui émerveillait le jeune Kumagusu dès son plus jeune âge dans les forêts de Kumano. Qui aura remarqué la maison blottie au pied de la colline ? Sur la droite de l'image, on devine aux alentours les vestiges d'un satoyama disparaissant peu à peu sous une végétation pas encore retournée à son état primitif. C'est un « non-lieu », ni habité, ni sauvage, mais seulement dénaturé, non-lieu qui ressemble à tant d'autres, abandonné par ce dernier couple trop âgé pour y vieillir seul et qui n'y croisait plus Totoro au petit matin. Au centre de l'image, l'ouvrage est monumental, la photo peut faire croire à une porte, à un passage vers la forêt, mais la gravité est si pesante qu'aucune ascension ne semble possible. Le satoyama des temps modernes est devenu une limite dépourvue d'épaisseur, une discontinuité brutale, infranchissable, impropre aux échanges. À l'intensité des pluies répondra la brutalité de l'eau qui dévalera la pente avant qu'elle n'ait eu le temps de se charger de tous les sels minéraux qui magnifient le travail du paysan : riz, légumes, saké... L'eau est omniprésente au Japon, elle prend le temps, elle ruisselle, chante, scintille, éclabousse le moindre mur de pierres sèches. Ces constructions vernaculaires donnent forme à l'espace de vie, elles créent un monde vivant jusque dans ses moindres interstices. Par leur modestie ces constructions s'adaptent au détail, à l'accident, produisant des variations à l'infini. Dans cette image ne reste qu'une trace infime de ces murs, visible derrière le seul personnage qui semble encore habiter ce lieu, résigné comme tous ceux évoqués par Hidetaka et que l'on croise au fil des pages. À l'arrière-plan domine la verticalité lisse et arrogante d'un accélérateur de catastrophe.
De retour d'une campagne de collecte d'échantillons sur l'île d'Ishigaki (archipel d'Okinawa), je montrai à Julien des images de diatomées [voir ci-dessous et ci-contre, ou p. XX et XX]. Ces algues unicellulaires forment de véritables architectures de silice transparente capable de piéger le moindre quantum d'énergie lumineuse . Julien fut frappé par leur ressemblance avec certains des ouvrages sabō les plus remarquables [p. 41, 42, 47, 51]. Les unes comme les autres sont à la fois figures géométriques et distorsions, irrégularités ou modulations subtiles. À l'inverse du mur anti-tsunami [p. 103] ou du barrage de la page 70-71, ces structures de sabō portent la trace d'une adaptation à un environnement qui est à la fois ce dont on se protège et ce sur quoi on fixe l'ancrage. Leur « froissement » exprime le compromis entre la modularité des éléments qui les constituent (imposée par la nécessaire standardisation de leur fabrication) et le sol auquel elles s'agrippent, dont les irrégularités sont autant de points d'appui. L'ingénieur compose avec ces irrégularités plutôt que de les araser, il en tire bénéfice pour renforcer l'ouvrage. Le physicien sait combien régularité et rectitude sont source de fragilités intrinsèques ; cela explique d'ailleurs qu'on ne les rencontre pas dans les structures vivantes. Les diatomées ne font pas exception à cette règle, nos travaux ont montré par exemple qu'un ordonnancement strictement régulier empêcherait certains grains de lumière de franchir leur paroi transparente et réduirait alors leur capacité photosynthétique. On parle en physique de réponse à large spectre. Il en va de même de la disposition des arbres dans une forêt, un alignement strictement rectiligne provoquerait des phénomènes de résonance, de lignes de rupture, etc., pouvant conduire jusqu'au glissement de pans entiers de forêt. Une racine ne prend jamais le plus court chemin, elle ne peut nourrir ou retenir l'arbre qu'en tirant parti des obstacles et aspérités qu'elle rencontre dans le sol ; le vivant se caractérise par sa capacité – qui est en fait une nécessité – de composer avec l'aléa d'où il tire sa force.
La photo page 12-13 m'interroge : mais que retient ce patch de béton qui fait corps avec la colline et monte jusqu'à affleurer son sommet ? Seul un mince rideau de troncs de quelques mètres l'en sépare. Ce ne sont plus seulement ces arbres qui risqueraient de glisser et qu'il faut tenter de soutenir, mais la colline dans sa totalité. En plein centre de l'image on distingue un sanctuaire shinto dissimulé, miraculeusement épargné, entouré par une forêt minuscule, tout comme la colline sur laquelle il est posé : une proie trop petite ? Tout l'espace qui entoure cette colline élémentaire est à l'image du Japon, où les zones d'habitation ont remplacé les terrains cultivés. À droite du patch de béton, une autre zone qui semble encore échapper à la conquête par les sugi, reconnaissable à son feuillage plus clair et à sa canopée infiniment boursouflée évoquant un brocoli – « fractale » dirait le scientifique. Cette colline est encore trop escarpée pour être conquise. La vie s'accroche à ces aléas, elle résiste partout où l'alliance industrielle du béton et de l'exploitation forestière tente de les araser.
Durant des millénaires, les murs de pierres sèches ont été construits dans les vallées japonaises à partir des contraintes de la matière. La forme première des pierres imposait leur usage. Le béton se joue de ces contraintes car il vient du liquide. Il n'oppose pas de résistance, au contraire, il s'abandonne aux délires les plus dévastateurs de l'esprit humain. Il se situe à l'opposé de l'art du jardin japonais qui réside dans une lecture des formes induites par la matière, que celle-ci soit immuable ou fluide. Le maître est celui qui possède l'art de se soumettre à la matière, il coproduit avec elle, il révèle l'évitement dans la subtilité d'une courbure, il lit dans la ramure ramassée du pin [p. 81] que l'outrance est éphémère.


JFC :
La légende de cette image [p. 81] indique : « Makoto Sakate et Sadako Bessho, Nosegawa ; préfecture de Nara, péninsule de Kii, 2017 ». Nous avons appris page 78 [texte français p. XX] que Makoto Sakate est la première personne que Julien a rencontrée à son arrivée dans le village de Nosegawa : c'est cet homme qui, ayant compris l'objet de sa recherche, l'a conduit auprès de Sadako Bessho, « une vieille dame qui a toujours vécu là ». Celle-ci a perdu deux fois sa maison lors d'inondations et de coulées de boues dues à des typhons : une première fois lorsqu'elle était enfant, probablement dans les années 1930, puis en septembre 2011 avec le typhon Talas. On apprend au détour du même texte que le fils de madame Bessho dirige une entreprise locale de BTP ! L'image en vis-à-vis, sur la page de gauche, représente « Le jardin de pierres de Sigeyuki Nishida, agencé par son fils au début des années 2000 ». On ne sait rien de plus de ce personnage : il habite à Nosegawa, où son fils a aménagé le jardin de pierres que nous voyons sur l'image. Évidemment, la pierre s'oppose au béton. Mais le béton peut être un parfait matériau pour le bricolage domestique.
    Dans le double portrait, la « vieille dame » est assise sur son caddie, le jeune homme en tenue de travail (combinaison et bottes) debout, tête inclinée, semble parler ou, plutôt, écouter comme elle une tierce personne qui parle hors champ, hors champ comme le photographe. L'enregistreur posé au sol indique que la saynète (la situation photographiée) est apparue au cours d'une enquête. Julien a photographié ici une situation de parole, à la manière de Jeff Wall.
    Le propre d'une situation de parole photographique est qu'on voit l'échange sans l'entendre. D'où un effet d'énigme, qui tient au caractère silencieux de l'image. On retrouve ici l'analogie avec le film : les situations de parole (inaudible) ont constitué l'ordinaire du cinéma dit improprement « muet ». Des cartons donnaient les indications nécessaires, remplacées dans un livre de photographies par les légendes. Ce qui fait l'intérêt photographique d'une situation de parole est le jeu de rapports entre les corps et le décor. Le sol, le portail ouvert, l'arbre qui fait voûte ou arcade, la maison et, semble-t-il, une paroi rocheuse ; tous ces éléments participent d'une scénographie qui constitue en elle-même – par le truchement du regard photographique – un éloge du quotidien. Le rite de la prise de vue est venu s'ajouter au rite d'interaction de la parole.
    On peut imaginer que ce qui s'est dit ce jour-là, sur cette petite avant-scène, traitait de l'histoire vécue par la « vieille dame », Sadako Bessho. Les marches du « jardin de pierres » sont alors l'indice supplémentaire d'une théâtralisation de l'espace dévolu au pas-à-pas du récit : récit lacunaire, bien sûr, et non pas enquête systématique, comme le rappelle le petit enregistreur (dont on ne sait ce qu'il a capté).
    Une image similaire est celle de la page 106-107, qui montre le monument érigé à la mémoire de Shōzō Tanaka, drôlement situé sur un petit bout de terrain pris dans un carrefour routier de la ville de Sano, et dont la légende nous dit qu'il se trouve à proximité « du temple zen Unryū-ji, qui fut le siège du mouvement d'opposition à la mine de cuivre d'Ashio ». Les stèles éparses parmi quelques arbustes et plantations redoublent l'éparpillement des panneaux publicitaires, pylônes et pièces de mobilier urbain de ce paysage de faubourg. Deux personnes sont sur le point de se rejoindre devant la stèle centrale : « Kaoru Shimano, directeur du musée Shōzō Tanaka, et Yoko Tsuzuki, native d'Ashio et salariée de l'association de reboisement Ashiomidori ». Tous deux ont contribué à la mise en place du monument en 2017. Elle avance vers lui, il l'a peut-être déjà saluée.
    Je remarque que le petit monument fragmenté, dispersé, est lui aussi une sorte de « jardin de pierres ». Pierre à pierre est le régime ordinaire de la mémoire, qui correspond à l'avancée pas à pas. C'est le travail que font ces gens, à Ashio. C'est aussi, d'une autre manière, ce qu'a entrepris Julien avec ce livre. Évidemment, chaque image, chaque document, chaque texte peut être une pierre (la métaphore est banale). Mais comptent tout autant les interstices, les blancs, les silences, dans le bruit quotidien.


HI :
Comment on habite le lieu et le temps : il me semble que c'est là que réside l'intérêt de ces scènes de rencontres et d'échanges avec les habitants, telles qu'on les voit dans ce livre.
Il faut pourtant signaler ici que l'espace-temps qu'habitent ces gens n'est pas défini selon le référentiel occidental – je suis bien conscient d'user d'une caractérisation un peu grossière. Ainsi, la langue japonaise n'imposant pas la mention du sujet grammatical, le dispositif pronominal n'étant pas essentiellement articulé selon l'axe je/tu et la différence de structure dialogique, on peut avancer, dans la lignée du philosophe Kitarō Nishida, que les habitants habitent la terre selon la logique du prédicat et du lieu (basho). Dans cette langue, c'est un « on » – quasi-impersonnel – qui habite le lieu : on est le lieu. Souvenons-nous de l'incipit du roman de Kawabata Yasunari, Pays de neige, presque intraduisible en langue occidentale : « [Le train étant] sorti du tunnel, [c']était [ou on était] un [ou en] pays de neige. » (Il s'agit d'une tentative de traduction littérale, les parties entre crochets étant absentes du texte japonais, sans que cela soit elliptique.) Le narrateur fusionne en quelque sorte avec le paysage : on est le lieu, je suis le lieu même, le lieu est mon prédicat, il me qualifie, me caractérise. Habiter consiste ainsi à devenir un lieu-prédicat ; la langue japonaise incite le sujet-habitant à devenir le sens du paysage.
    Que Kaoru Shimano et Yoko Tsuzuki se rencontrent devant le monument à la mémoire de Shōzō Tanaka, voilà qu'ils se saluent, et ils se mettent en route en apportant chacun leurs bribes de mémoires qui sont autant de prédicats de lieux et de faits passés. Ils entameront ainsi leur chaîne trajective – j'emprunte la notion de « trajection » à Augustin Berque (inspiré de Nishida et de Tetsurō Watsuji, penseur du milieu, Umgebung). Les déplacements d'un sujet le transforment de telle manière qu'il devient le prédicat de chaque lieu qu'il visite. Dans cette chaîne trajective, dit Berque, le sujet logique (tel lieu) n'est jamais saisi en lui-même et pour lui-même mais dans les termes par lesquels il existe pour les sujets-habitants : les prédicats successifs ne cessent d'envelopper l'ensemble de la série à laquelle ils contribuent . Le sujet itinérant accumule le sens des lieux qu'il a visités au point de ne plus pouvoir se séparer de ces lieux. Tout comme, par ses promenades, le petit Marcel devient inséparable du sens des lieux à Combray.
Dans la pensée japonaise, à la différence de la conception aristotélicienne du Sujet, la terre n'est jamais hypostasiée comme support primordial (hypokeimenon proton). La prédication est toujours locale – c'est pour cette raison que chez Nishida la logique est toujours logique du lieu. La logique de trajection, logique mineure, s'opère chez le sujet-habitant toujours à partir du lieu présent, à travers la succession des prédicats antérieurs. On peut alors imaginer Kaoru Shimano et Yoko Tsuzuki poursuivant leur conversation : en se fiant à leur mémoire commune des lieux, ils reprendront leurs jeux de trajections, en réactualisant leurs souvenirs.
    Dans les scènes de dialogue des films de Yasujirō Ozu, il y a toujours quelque chose d'agrammatical. Souvent les séquences de champ-contrechamp ne respectent pas la règle des 180 degrés ; les regards ne se croisent pas pour ancrer psychologiquement les personnages ; les jeux intersubjectifs sont liés au lieu, chacun des personnages se situant sur une sorte d'échiquier mental, les deux regardant dans la même direction pour s'assurer de ce lieu commun. De même dans les photos de Julien, les regards ne convergent pas vers l'objectif, il y a un partage du lieu (basho) ; la logique du lieu est aussi logique du ma, « entre ». Le mot japonais pour « être humain », 人間, est formé des caractères « homme », au sens de « personne humaine » (人), et « entre » (間) : ainsi l'être humain enveloppe l'être-entre du paysage comme celui de la mémoire.
À la page 81, la dame assise agit, par son témoignage, à la manière d'un prédicat sur le paysage et le temps d'antan, le garçon prend soin de ce témoignage – les deux énonciations et écoutes s'enveloppent l'une l'autre mais sans quitter leurs postures ni leurs âges respectifs. Il en est de même pour la photo de la page 88 ; c'est le ma des deux personnages qui a été photographié.
    Dans l'ensemble du livre, la spatialité des gestes est lisible selon cette logique du ma. La dimension gestuelle de cette logique du lieu est mise en abyme dans la photo de la page 113 : le directeur du musée pointe le lieu de mémoire dans le paysage miniature, ce qui institue une circularité de la logique du lieu, à laquelle participe la photographie. On pourrait dire aussi que cette image a capté le moment de formulation d'un passé traumatique à partir d'un jardin de pierres issu d'une pratique thérapeutique de la miniature. La pratique psychothérapeutique du hakoniwa (« jardin miniature », littéralement « jardin en boîte ») s'est développée au Japon depuis les années 1960 comme une adaptation du « jeu de sable » jungien. Proche de la tradition du bonsaï, le hakoniwa date de l'époque Edo ; il s'enracine dans la pratique culturelle de la scène mentale qui ne mobilise pas la parole, que l'on retrouve à l'œuvre dans le jardin de pierres.
    Dans ce livre, la photographie tente d'amener au visible les traumatismes des paysages, avec des images d'habitants qui par leurs gestes sans paroles prédiquent ces paysages traumatisés. Dans la circulation entre témoignages photographiques et photographies de témoignages, qui va parfois jusqu'à la mise en abyme, les paysages détruits – à Kumano, à Ashio – réapparaissent.


JCV :
En effet, il est ici remarquable (la dame et le garçon, page 88) de voir que l'intention du photographe s'est abandonnée à la logique du lieu. Cela renvoie à une qualité que l'on nomme en japonais ba no kuuki wo yomu : littéralement « lire l'air », c'est-à-dire saisir l'atmosphère d'un lieu, d'une situation, sans recourir à la parole. Cette notion est centrale dans la culture japonaise, elle joue un rôle majeur dans le développement de l'intelligence sociale. Comme le souligne Hidetaka, l'image de la page 88 atteste que Julien est parvenu à intérioriser les prémices d'une pensée extérieure à ses représentations. Elle permet à l'observateur d'être absorbé dans cet entre que Tetsurō Watsuji a exprimé avec les mots du philosophe. On peut ressentir l'inconfort de cette position pour un regard occidental, un spectateur-sujet : la photographie ne lui accorde aucune position singulière. Nous sommes devant une représentation de l'immanence : le lieu n'est pas objectivé et le moi est sujet non substantiel. Mais alors, comment situer le noyau d'une volonté dans l'impermanence du monde ? Comment s'articule la responsabilité d'un sujet non substantiel et vis-à-vis de qui s'éprouve-t-elle, à partir de quoi se conçoit-elle ? Un sentiment d'impuissance imprègne les personnages qui traversent les images de ce livre.
    Cette question de la responsabilité s'est posée à Toramaru Hirano, ancien haut fonctionnaire au sein de la police de la préfecture de Kumamoto (île de Kyūshū), quand il a constaté la disparition des forêts naturelles. Je crois savoir que Julien envisage de poursuivre son enquête auprès de lui et dans ce nouveau territoire. Enfant durant la période où l'attaque sur Pearl Harbor avait embrasé le Pacifique, il parcourait ces forêts, apprenait avec son père à lire le moindre bruit, le plus subtil changement de nuance de lumière, l'infinité des odeurs autant que leur fugacité. Tout comme celles de Kumano, les forêts de Kyūshū ont aujourd'hui pratiquement toutes été remplacées par des plantations intensives de sugi. La disparition du milieu a entraîné l'évanescence de la mémoire pour les générations qui ont suivi. Et qu'est alors devenue l'idée de causalité élargie (engi en japonais) et, avec elle, l'idée de responsabilité, vis-à-vis des ancêtres ou des générations futures ? J'ai du mal à faire coïncider l'idée de trajectivité avec la réalité de ces plantations, leur rectitude, l'appauvrissement des sols et leur fragilisation. En revanche, je comprends la prise de conscience individuelle du vieil homme qui a décidé, seul, d'engager le combat contre les autorités en rachetant, par le biais de l'association qu'il a créée, certaines des terres dénaturées depuis qu'il les avait parcourues dans son enfance avec son père, il y aura bientôt un siècle. Chose rare dans le Japon contemporain, le vieil homme a opté pour un affrontement direct avec les autorités en décidant de couper les sugi qu'on y avait plantés.
En parlant avec cet homme qui coupait des arbres, j'ai découvert que le combat qu'il mène est celui d'un sujet libre qui s'est forgé une intime conviction. Il a ainsi été capable d'entraîner avec lui une multitude de bénévoles qui croient à la possibilité de s'émerveiller un jour devant l'explosion de graines endormies. Un minuscule kiosque hexagonal en bois fait office de tour de guet. Des bénévoles s'y retrouvent à deux ou trois pour monter la garde face aux autorités mais aussi, depuis quelque temps, à des braconniers qui ont fait de ces espaces ouverts un terrain de chasse aux graines et aux animaux fuyant l'obscurité des forêts de sugi. De l'autre côté de la petite route, une modeste construction héberge ceux qui viennent accompagner cette minuscule initiative certes « écologique » et « politique », mais surtout puissamment symbolique. Le vieil homme s'en ira, espérons que beaucoup de graines encore parviendront à sortir de leur sommeil avant qu'il ne soit trop tard. Alors nous croiserons de nouveaux visages, des visages bien différents de ceux qui jalonnent ce livre, des visages qui apporteront la plus belle des réponses aux interrogations qui traversent les images de Julien.


JFC :
Nous devons clore ou du moins suspendre notre discussion. Il est significatif que nos interprétations d'une même image diffèrent tant. Cela indique au moins que le propos du livre est resté ouvert. Jean-Christophe imagine une issue à la saynète muette, en introduisant la figure exemplaire d'un militant de l'environnement, en opposant les graines de la révolte et du renouveau aux interrogations du livre. Pourquoi pas ? Il est un fait que Julien n'a pas rencontré de héros. Ni, vraiment, des victimes. On ne sait pas ce que raconte la vieille dame ; d'ailleurs les témoignages des victimes ne peuvent jamais constituer les seules sources d'information.
    Une photographie descriptive montre l'apparence d'une situation : c'est peu. La légende fournit des données, des textes ponctuels apportent des compléments d'information ; aucun montage images-textes ne remplace la consistance et la linéarité d'un reportage littéraire ou cinématographique. Cependant les lacunes peuvent être plus intéressantes que les données positives. En ce sens, la suggestion, le non-dit, sont des composantes du montage. Julien me dit avoir évité de rapporter des propos fragmentés et extraits de leur contexte. Il s'en est tenu à des lieux et des moments. Ces traces d'expérience (la sienne et celle des personnes qu'il a rencontrées) sont rassemblées dans un livre, dont un modèle est le kaléidoscope. Au fond, ce sont toujours les rapports qui font le sujet et déterminent le rythme. Le livre traduit bien les ruptures d'échelle entre l'ingénierie paysagère – les « ouvrages d'art » – et les artefacts domestiques. La mémoire des combats passés se situe du côté des (petits) objets. Toutefois, les images constituent une fabrique du territoire, seconde, dérivée.
    Nous n'avons pas parlé du rapport de la couleur et du noir et blanc. Avant le Japon, Julien travaillait en couleur. Il a retrouvé au Japon le noir et blanc, ou plus précisément le gris, qui l'avait passionné pendant ses années d'étude. La couleur n'éclate pas, elle est assez contenue, sourde ; le gris reste très présent, jusque dans les images en couleur, il correspond à un aspect intime (intériorisé ?) du territoire. Cela se vérifie par exemple dans l'image de la page 28-29. Le noir et blanc, c'est le gris de la cendre, qui donne une image du temps consumé, absorbé dans et par l'image. Au-delà des effets de pittoresque auxquels il a été associé dans l'histoire de la photographie, le gris, dans ce livre, couleur comprise, exprime une intimité qui participe d'une survivance spectrale du territoire .
    Cette étrange survie répond à la folie de destruction. Le phénomène est représenté ici avec des moyens qui permettent d'éviter le pathos et l'efficacité démonstrative que l'on attend généralement du reportage-illustration. Julien a peut-être choisi un terrain d'enquête, il aurait pu essayer de décrire une pathologie sociale ; il en a rassemblé effectivement des indices. Il a également relevé des traces documentaires d'histoire. Au fond, ces matériaux sont les éléments d'une construction, menée sur le mode du bricolage, qui répond à la destruction. La construction, c'est le livre lui-même. Nous y avons contribué en ajoutant des mots aux images et aux mots du photographe.
© Adagp, Paris