Frédéric Houvert
Dossier mis à jour — 03/03/2022

Les feuilles

Les feuilles, le mur, l'élan et la retenue
L'art de Frédéric Houvert, entre désidéalisation et réenchantement

Par Pierre Tillet, 2015
Pour l'exposition Fraga, Frédéric Houvert et Simon Collet, Angle, Saint-Paul-Trois-Châteaux

Souvent appelée, de manière impropre, « philodendron », la monstera deliciosa est une plante répandue sous nos latitudes pour son aspect ornemental et dont la représentation est récurrente dans le travail de Frédéric Houvert. Il faut préciser ici que l'artiste ne peint pas toute la liane : son intérêt se porte exclusivement sur ses feuilles, qu'il montre à plat, décontextualisées. Telle œuvre exhibe ainsi deux feuilles noires de monstera, dont les limites sont coupées par le bord du cadre. À l'arrière-plan, d'autres feuilles moins identifiables constituent un fond également sombre, brillant, d'où émergent des zones de blanc salies par des coulées de peinture. Ces caractéristiques sont présentes dans une autre peinture d'Houvert, mais selon une logique inverse. Là, le motif est abstrait, consistant en formes irrégulières, reliées les unes aux autres. D'un blanc passé, ces aplats sont bordés par un liseré jaune mimosa, d'où se répandent de fines coulées verticales. Une feuille de monstera gris clair, qui apparaît dans la partie supérieure gauche du tableau, répond à l'appétit représentatif du spectateur. Dans le premier cas, celui de la toile à dominante noire, la découpe des feuilles est aisément décelable, mais l'image qu'elles créent est comme rongée par un fond abstrait. Dans le second, aux tonalités claires, les trouées pâles sont un obstacle pour le regard, qui est appelé à le contourner pour renouer avec une iconicité. À chaque fois, les formes attirent et menacent. Elles suscitent un plaisir visuel immédiat, contrebalancé par un sentiment d'étrangeté, celui que génère un arrangement pictural hypnotique, proliférant et dépourvu de foyer.

On l'aura compris, l'intérêt de ces toiles adoptant des feuilles comme motifs 1 n'est pas, en premier lieu, naturaliste. Si Houvert choisit des référents végétaux, c'est qu'il trouve là autant un prétexte pour peindre qu'une réserve de formes. Certes, ses tableaux admettent le plus souvent un présupposé figuratif, dont ils tirent une efficacité visuelle, un élan. Le motif répété de la feuille autorise ainsi la courbe, le chevauchement, les volutes, soit autant d'aspects que l'on pourrait rapprocher du baroque tel que l'appréhende Gilles Deleuze – le baroque du mouvement, des interstices, des perspectives démultipliées plutôt qu'organisées à partir d'un centre, du rapport entre intérieur et extérieur et de l'inversion de ce rapport. 2 Ces qualités rappellent par exemple la Feuille très découpée en arabesque, dessin réalisé par Henri Matisse en 1944 à un moment-clé de son parcours, lorsqu'il établit des « connexions nouvelles entre motifs, procédures et théorie ». 3 La référence paraît d'autant plus juste, que, au-delà de leur impact rétinien, les œuvres d'Houvert résultent, elles aussi, de la volonté d'associer lignes (ou contours) et couleurs, fixité de la forme (peinture oblige) et différentiels d'intensité.

Pour cela, l'artiste a recours à plusieurs opérations plastiques. La première a trait à des œuvres quasiment monochromes, comme blanchies par le passage d'une ultime couche de peinture claire, qui gèle la couleur des feuilles peintes au pochoir. Cette lactescence sourde, parfois aveuglante, peut évoquer le minimalisme des toiles de Robert Ryman. Comme on le sait, le blanc chez Ryman n'a aucune signification spécifique. C'est un outil permettant de poser la question : de quoi la peinture, y compris la plus abstraite, est la représentation ? La réponse est connue : il ne s'agit de rien d'autre que d'elle-même. Un tableau, selon Ryman, n'est que l'expression des moyens mobilisés pour le peindre, de gestes, d'instruments, de choix de formats, etc. Mais si, d'une certaine façon, les tableaux de Houvert sont proches de ceux de Ryman (ils révèlent les éléments constitutifs de la peinture), ils le sont également de ceux de Christopher Wool lorsque celui-ci efface ou recouvre les signes déposés sur la toile, figuratifs ou abstraits (voire les deux simultanément), à l'aide de peinture blanche passée au rouleau ou appliquée sur la toile comme du blanc d'Espagne sur une vitrine.

La seconde opération a déjà été mentionnée et est plus fréquente dans les tableaux d'Houvert. Elle a trait à la présence de coulées de peinture qui pourraient sembler périphériques au projet, alors qu'elles y participent pleinement. Ces coulées vectorisent le tableau, elles accentuent la perception d'une chute. Elles soulignent la matérialité du processus pictural et défont partiellement l'iconicité des motifs – leur capacité à faire image, leur caractère mimétique. Grâce à ces coulées, l'artiste déjoue la maîtrise perceptive du regardeur qui s'attend à trouver du sens dans une toile grâce au rapport réglé entre figure et fond. L'organisation de ce rapport (ou plutôt sa désorganisation) tient à la méthode adoptée par Houvert pour réaliser ses œuvres. Comme on l'a brièvement noté, il se sert de pochoirs découpés dans du carton pour peindre des feuilles stylisées. De là découle le troisième acte plastique permettant de porter un regard neuf sur le mélange de représentation et d'abstraction spécifique à son travail. Car en procédant de la sorte, Houvert atténue l'importance de la gestualité dans la création du tableau, l'emploi de pochoirs impliquant une prise de distance vis-à-vis de la pratique du peintre travaillant à main levée. De nouveau, il est proche de Matisse, non du Matisse dessinateur, mais de celui qui composa ses dernières œuvres à l'aide de gouaches découpées, sans les peindre au sens traditionnel du terme. Il s'en distingue cependant, dans la mesure où l'utilisation des mêmes pochoirs pour peindre plusieurs tableaux apporte une dimension sérielle à son travail, d'où une retenue qui modère l'apparente spontanéité de leur facture.

Ces pochoirs – une médiation entre la toile et le geste –, Houvert les a reproduits en porcelaine. Ce qui n'était qu'un outil d'un processus pictural est alors transposé dans le domaine de la sculpture, même si le contour des formes obtenues et l'épaisseur réduite de la porcelaine renvoient également au dessin (voire au dessinateur devant sa feuille). Dans l'exposition Fraga, au centre d'art Angle de St-Paul-Trois-Châteaux, Houvert présente notamment une « bibliothèque » constituée de ces pochoirs, alignés à l'intérieur d'une structure métallique. Cette série autonome de formes fait appel au souvenir que le spectateur peut avoir des feuilles apparaissant dans les tableaux. Elle permet aussi à l'artiste de mettre l'accent sur la fabrique de la peinture, même si la matérialité des pochoirs en porcelaine est étrangère à celle des tableaux. Concomitamment, l'artiste expose à l'Hôtel Burrhus de Vaison-la-Romaine un ensemble de peintures (comme à Angle), accompagné d'un « aquarium qui renferme les formes positives des pochoirs. » 4 Celles-ci absorbent l'encre de Chine versée au fond du contenant, ce qui est une façon de faire retour vers la peinture, tout autant que vers son référent végétal – l'imprégnation par l'encre pouvant être une image de la plante qui absorbe l'eau nécessaire à sa croissance.

Si la peinture est la matrice du travail de Houvert, elle se prolonge dans d'autres écritures plastiques. Kerguelen M (2013) est, par exemple, une large boîte en bois mouluré, qui pourrait être utilisée pour le transport d'un tableau. Exposé verticalement, le volume fait peinture, car un de ses côtés a été peint en blanc. Ainsi, le contenant se substitue métonymiquement au tableau qu'il pourrait renfermer. Lorsque l'œuvre est placée au sol, sur du feutre protecteur, Houvert prend soin d'entrouvrir l'un de ses côtés pour montrer la vacuité de la caisse et, en même temps, produire en trois dimensions un zip à la Barnett Newman. Moins immédiates sont les relations que peuvent entretenir ses photographies avec ses toiles. Pourtant, une œuvre comme Tableaux (2013), quoique ancrée dans un réel énigmatique (que sont ces panneaux blancs altérés par des traînées de rouille, devant un terrain vague ?), s'inscrit avec évidence dans la réflexion d'Houvert sur la définition de la peinture. Cette image est une manière de ready-made : une chose banale devient un polyptyque expressif. La peinture y apparaît comme une série d'écrans, une succession d'unpainted paintings 5 rappelant les tôles les plus abstraites de Raymond Hains ; soit une façon d'aborder le tableau davantage comme un objet matériel, concret, que comme une fenêtre ouvrant sur un espace autre. 6

Trois photographies d'Houvert mobilisent enfin l'intérêt de qui réfléchit à la peinture hors du tableau. L'ensemble, intitulé Block (2013), comporte différentes vues de parallélépipèdes de béton dans un paysage d'aspect méditerranéen. Sur l'une d'entre elles, un bloc est montré en gros plan, de manière frontale, semblable à un mur. Ce rectangle allongé, peu élevé, évoque un tableau, impression renforcée par la présence d'une bande noire sur sa partie inférieure. Le bandeau a-t-il été peint sur place par l'artiste ? Le spectateur ne le sait pas, mais note que le noir à tendance à migrer vers le haut, comme l'aurait fait la fumée d'un feu. S'il fixe cet aplat sombre, un « trou » se creuse dans l'image, accentuant sa dimension picturale. L'effet produit est comparable à ce que suscite le tableau Iris Morzine (2013). Lors de son exposition, l'œuvre est présentée sur un mur peint de la même teinte blanche que celle employée pour figurer certaines des feuilles. À distance, le spectateur qui focalise son attention sur cette couleur et déplace son regard du tableau vers le mur, puis du mur vers le tableau, peut voir en ce dernier des vides. Il assiste alors à une extension de l'espace pictural à l'espace du mur, ou à une rétractation de l'espace du mur dans celui de la peinture. 7 On pense à la définition que Donald Judd donnait de la peinture : « un plan situé quelques centimètres devant un autre plan, le mur, qui lui est parallèle. » 8 Un art à la fois décoratif et élémentaire, se déployant à partir du champ de la peinture et reposant sur une combinatoire étudiée : l'œuvre de Frédéric Houvert pourrait bien être, à sa manière, un chaînon manquant entre expressionnisme et minimalisme.

  • — 1.

    Frédéric Houvert ne se limite pas aux feuilles de monstera deliciosa. Il s'intéresse également à celles d'autres espèces : le laurier, le caoutchouc, le dracaena (du grec drakaina, « dragonne », encore une curieuse provenance linguistique), etc.

  • — 2.

    Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Critique », 1988.

  • — 3.

    Anne Baldassari, « Feuille découpée en arabesque », dans Œuvres de Matisse, catal. établi par Isabelle Monod-Fontaine, Anne Baldassari et Claude Laugier, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1989. Consulter le site https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c8EXKRn/rLr64dK

  • — 4.

    F. Houvert lors d'un entretien avec l'auteur en mai 2015.

  • — 5.

    L'expression est utilisée par Aude Launay, « D'une certaine idée du blanc. Scott Lyall, Hugo Pernet et Bertrand Planes », 02, n° 59, automne 2011. A. Launay cite elle-même Bob Nickas, « Wade Guyton », dans B. Nickas, Painting Abstraction : New Elements in Abstract Painting, Londres, Phaidon, 2009, p. 292.

  • — 6.

    Que cet espace relève de la mimesis, du geste, de l'expression par l'artiste de son intériorité, etc.

  • — 7.

    Se reporter, dans un autre registre, à la Delocazione réalisée en 1995 par Claudio Parmiggiani au Musée d'art moderne et contemporain de Genève. L'œuvre consiste en une salle dont les murs sont gris après que l'artiste a enfumé l'espace, sauf aux endroits où il a décroché des tableaux qui s'y trouvaient.

  • — 8.

    Donald Judd, « De quelques objets spécifiques », Art Yearbook, 1965, reproduit dans D. Judd, Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p. 11.

© Adagp, Paris