Frédéric Houvert
Dossier mis à jour — 03/03/2022

L'ampleur des liens

L'ampleur des liens
Par Vincent Romagny, 2013
Pour l'exposition Clairière, Bikini, Lyon

Les Anciens poussèrent très loin les possibilités de la greffe. Elle doit assurer la cohésion de l'hétérogène jusqu'à une certaine limite, mais cette limite peut être étendue au-delà de celles de la loi naturelle – et paradoxalement en conserver le principe générateur.
Pline opposait deux tentatives de greffe, l'une portant sur l'union du semblable (Corellius et Téréus greffent sur un châtaignier ses propres scions – ils sont plus productifs), l'autre sur celle du dissemblable (Columelle greffe une branche d'olivier sur un figuier, de même que Pline se souvient avoir vu à Tibur, près des cascades de Tivoli, un arbre chargé de noix, baies, raisins, poires, figues, grenade et pommes – « mais dont la vie fut brève »).
Jackie Pigeaud, à qui j'emprunte ces références 1 après les avoir rééditées 2, cite d'autres exemples de greffe plus improbables, mais plus explicites quant à la nature sexuelle de l'opération et à sa possible illimitation. Ainsi Lucien dans son Histoire vraie (8/97) raconte-t-il que des pieds de vigne aux corps de femmes 3 séduisirent deux de ses compagnons qui « restèrent liés par les parties sexuelles, {se} greffèrent sur elles et poussèrent des racines avec elles ; en un instant leurs doigts furent changés en rameaux et enlacés dans les vrilles ils étaient sur le point eux aussi de porter des fruits. »

On ne saurait trouver aux œuvres de Frédéric Houvert consistant en un tuteur greffé à une bûche (Greffe 01, 2013) et à sa photographie d'un bâton, qui l'hiver sert à mesurer la hauteur de la neige mais ressemble à un tuteur quand il ne neige pas (Sans titre, 2013), on ne saurait donc leur trouver de dimension sexuelle, mais il ne fait pas de doute qu'il s'agit là tout autant de greffes qui relèvent d'une poétique pour laquelle la physis, la nature comprise comme mode de production spécifique, avec ses lois propres, donne ses règles à l'art. Ici, sculptée, une greffe entre une fonction et une forme, déliées, au plus haut point de rupture à même l'objet de la greffe, quand le morceau d'arbre tient le tuteur (d'ailleurs, Greffe 03, non exposée, est au sol...) – et une autre greffe, photographiée entre une forme et une possible fonction nouvelle, au plus au point de solidarité, puisque le bâton de mesure peut devenir tuteur pour peu qu'une branche s'y accole. Alors on ne saura pas comment passer de l'un à l'autre, si ce n'est la similarité de la forme, la forme-bâton. Une forme – comme toutes les formes – que rien ne relie à un sens ou une fonction, mais dont l'absolue plasticité permet de passer de l'un à l'autre. Plus d'hétérogénéité à rechercher – non plus « ce que nous voyons » vs « ce que nous comprenons », mais un passage, un glissement.

S'agit-il là des seules greffes possibles – limitées à ces seules œuvres, que nous avons pourtant greffées par la mise en rapport de modalités opposées, hétérogènes ?
Frédéric Houvert a réalisé d'autres œuvres sous forme de bâtons, en particulier peints (Platane, Crimée, 2012), et peint des motifs végétaux sur toiles. Faut-il voir une contiguïté entre le bâton et la peinture, le châssis en bois et le motif floral ? Autant de mixtes, de composites 4, dont on ne voit pas en quoi ils se limiteraient à des objets finis. Pourrait-on alors penser ce texte comme une autre greffe, à même ces œuvres ? Car la greffe n'est pas juste formelle, et si elle s'affranchit de la loi naturelle, si elle unit des hommes à des femmes-ceps par le sexe, et qu'ils en produisent des fruits, elle ne saurait avoir la moindre limite (elle changerait le genre, le statut, la fonction...). La greffe irait alors au-delà de la forme, puisqu'elle en serait pourvoyeuse, pour autant qu'elle assure la cohésion d'un divers toujours plus large.
Son champ pourrait, en matière d'art, ne pas se limiter à l'œuvre, ni à un corpus d'œuvres, mais s'étendre au moindre contact métaphorique. Il ne serait plus stricto sensu celui de la nature, même s'il en garderait le principe générateur, et pourrait s'appliquer à celui de sa perception (l'œuvre comme cohésion de l'hétérogène) puis à celui de la perception de cette perception (l'analyse de l'œuvre comme cohésion des hétérogènes que sont l'œuvre et le texte). Autant de greffes que les Anciens et autres penseurs de la Renaissance appelaient aussi liens, qui étaient à même de régler l'épineuse question contemporaine de la séparation – et dont nous ne nous autorisons pas l'usage autant que nous le pourrions et devrions. Et à quoi les œuvres de Frédéric Houvert nous incitent.

  • — 1.

    Jackie Pigeaud, L'Art et le vivant, Paris, Gallimard, nrf/essais, 1995, p. 196 et al.

  • — 2.

    Vincent Romagny (éd.), Sources, Marseille, Immixtion Books, 2013, p. 302 et al.

  • — 3.

    Daphné devenue arbre, après le départ du dépité Apollon ?

  • — 4.

    La dernière catégorie à laquelle les Anciens recourraient était celle d'avorton...

© Adagp, Paris