Éric Hurtado
Dossier mis à jour — 23/10/2012

JAJOUKA

JAJOUKA, Quelque chose de bon vient vers toi
Entretien avec Olivier Pierre
Publié dans le quotidien du FIDMarseille, juillet 2012

Vous êtes connus sous le nom du groupe Étant Donnés comme performers, musiciens, cinéastes, comment avez-vous rencontré les Maîtres Musiciens de Jajouka et élaboré ce projet de film ?

Tout d'abord, bien sûr, le choc de la musique des Maîtres Musiciens. Ce fut d'abord quelques notes intrigantes apparues sur des enregistrements de cut-up de W.S Burroughs et Brion Gysin des années 50, puis la découverte du merveilleux disque enregistré sur place par Brian Jones des Rolling Stones et un fabuleux concert à Grenoble en 1985, l'idée du film est tout de suite venue après...
Puis une première rencontre, déterminante, Brion Gysin à Paris en 1986, juste avant son décès. Quelques paroles échangées, "Faîtes-le, faîtes ce film, après il sera trop tard !".
Nous connûmes par la suite Bachir Attar lors d'un concert d'Eliott Sharp, et le projet du film s'est peu à peu monté, donnant l'occasion d'une première tentative de production  en 1989 et d'un voyage au Maroc, à Tanger, (nous habitions l'ancien appartement de Jane Bowles), puis au village de Jajouka. Paul Bowles nous accueillit chez lui avec une grande générosité, c'était un grand ami de Bachir.
Nous étions habités par cette musique, sa magie. Une puissance et une vérité éternelle nous nourrissait, nous donnant le courage d'avancer sur ce projet de film, dont il faut bien le dire, personne ne voulait... Nous reçûmes également l'appui de Timothy Leary, le "prophète" du LSD et de Jean Rouch.
Les Maîtres Musiciens nous firent tout de suite confiance, c'est la passion qui nous guidait, et non l'intérêt. Bachir nous dit un jour, lors d'un séjour à Jajouka "Pour la première fois on pourra voir sur l'écran ce que avons en tête lorsque nous jouons tous ensemble...".
Nous avons toujours pensé réaliser un film de poésie et non un documentaire. Pour nous la poésie est en effet l'objectivité maximum, nous retournons à l'essence matérielle du monde par la poésie. Sur le territoire de la poésie, le distinguo entre documentaire et fiction ne se pose plus, c'est le Grand Réel !

Ces musiciens ont été une source d'inspiration artistique majeure depuis les années 50.

En effet tout commence par Paul Bowles qui, dès les années 50, fit découvrir  le village et ses musiciens à des artistes comme Brion Gysin et Willam Burroughs, puis ce fut les Rolling Stones et particulièrement Brian Jones qui enregistra un disque avec les Maîtres Musiciens en 1968. Ornette Coleman vint aussi en 1973 enregistrer avec les musiciens.
Bill Laswell, Peter Gabriel, Talvin Singh, Howard Shore, Pattie Smith, Flea (Red Hot Chili Peppers), David Cronenberg, Bernardo Bertolucci, Nicholas Roerg, Genesis P–Orridge, Eliott Sharp, Maceo Parker, Timothy Leary, Randy Weston font partie de la longue listes d'artistes qui ont collaboré  avec Bachir Attar et  les Maîtres Musiciens de Jajouka.

Comment avez-vous mis en scène ces rites magiques avec les habitants de Jajouka qui convoquent un imaginaire légendaire avec Le Père des Peaux, la Démone des rivières et des collines et le Laboureur au lion ?

Nous avons intégralement respecté les diverses sources de connaissance sur les légendes et les rites de Jajouka. Les textes et les descriptions de Brion Gysin furent notre première base de travail, puis bien sûr, notre "enquête" sur place, nos longues discussions avec Bachir sur les traditions du village.
Il s'avère que Bou Jeloud, "Le Père des Peaux" est en fait le dieu Pan avec ses flûtes... et que les rites de Jajouka remettent en scène les Lupercales romaines, ces rites de fertilité ancestraux.
Ce fut assez étrange d'arriver à Jajouka sans acteur... Nous les trouvâmes sur place, au village. Mais les gens jouent en fait leur propre rôle, par exemple Bou Jeloud est le vrai Bou Jeloud, c'est à dire quelqu'un de quasiment incontrôlable, débordant d'une énergie surnaturelle, qui est presque considéré comme tabou dans le village et pourtant d'une extraordinaire gentillesse...
Ce ne fût pas facile tous les jours... On se trouvait parfois au cœur de conflits entre familles, il fallut parfois lutter pour pouvoir intégrer dans le film tel ou tel acteur, comme par exemple le petit garçon, qui est extraordinaire. Tourner au Maroc est délicat, surtout pour une petite équipe sans budget. C'était un combat de tous les instants, à la fois matériel et artistique.

 

Deux de ces figures fantastiques, Bou Jeloud et Aïsha Kandisha reviennent dans chaque histoire composant Jajouka, comment avez-vous envisagé leur rôle dans sa structure du film ?

L'or et l'argent. Ce sont les deux pôles magnétiques et alchimiques. Ils sous-tendent la structure du récit, leur attirance réciproque est la cause de toute la dynamique du film. Leur désir est une lance de lumière, une invocation qui perce le film en son cœur.
Aïsha est double, il y a l'Aïsha femme, mythologique, vision désirée par Bou Jeloud et l'Aïsha visible, celle de la fête à Jajouka. C'est pour cette raison que le rôle est également joué par un jeune homme travesti lors de la fête.

 

Comment avez-vous conjugué ces récits mythologiques et le document sur ces musiciens traditionnels ?

La mythologie, à Jajouka, est active et vivante. Elle est présente dans chaque chose. L'Islam est venu la transcender, la sublimer vers l'Unique Créateur de toutes choses, sans en atténuer son pouvoir vibratoire. Les deux strates, religieuse et païenne, se superposent dans le domaine spirituel mais également sur le territoire de Jajouka. Certains lieux sont interdits à Bou Jeloud, l'espace social de la communauté par exemple. Gysin disait que la magie n'est jamais plus vivante en aucun endroit du monde qu'au Maroc...
Les Maîtres Musiciens forment en fait une sorte d'interface, à la croisée du religieux (c'est une confrérie soufie, dévouée à Sidi Ahmed Cheikh, le Saint au Lion) et du paganisme, comme servants de Bou Jeloud ! La conciliation entre ces deux pôles se fit donc naturellement, même du point de vue de l'esthétique du film.

 

Le tournage en super 16 mm a été déterminant pour le travail sur la lumière et les couleurs vibrantes de Jajouka qui éclatent dans les scènes de transe musicale.

Pour nous, ce film ne pouvait se tourner que sur support argentique. Le 35 mm nous aliénait les caméras vraiment légères, ce fut donc le super 16, et deux caméras Aaton A-Minima. Il était impensable de tourner en vidéo, nous aurions perdu cet échange essentiel avec la lumière, cette sensation de brûlure... et de douceur sur la pellicule. En vidéo tout paraît plus loin... on reste en face des choses. Nous voulions la fusion, la Présence.

 

Le montage de Justine Hiart fait apparaître des gros plans brefs, presque subliminaux qui donnent cette puissance hallucinatoire et magique au film.

Nous avons réalisé le montage du film. Justine Hiart s'est chargée de la partie technique.
Effectivement on peut parler de "montage-transe" pour certaines parties comme la fête. Tout ça c'est du rythme et de la musique... Dans la poésie sonore les mots n'ont pas besoin d'être compris pour exister poétiquement... C'était pareil pour les images.

 

Comment avez-vous travaillé sur l'enregistrement de la musique de Jajouka ?

La musique du film est entièrement composée à partir de sons naturels enregistrés sur place et d'extraits de parties sonores du film lui-même.
Le fait de régénérer des sons que l'on entend dans le film afin de les transformer et d'en faire une vraie composition musicale, permet d'apporter un deuxième niveau d'approche, plus subjectif, dans l'écoute et la vision du film.
Cette musique n'est pas une illustration sonore, son rôle principal est de guider le spectateur dans une direction déterminée, dans la compréhension et la sensation qui se dégage de certaines scènes du film.

 

Vous avez également produit un disque à partir de cette musique, "The Master Musicians of Jajouka led by Bachir Attar".

Ce disque a été enregistré le dernier soir de notre tournage, dans le jardin de  la maison de Bachir Attar et des Maîtres Musiciens de Jajouka.
On trouve dessus des titres de musiques qui ne figurent pas dans le film, car trop modernes par rapport  au sujet de notre film, mais les musiciens ont aussi enregistré certains titres interprétés dans le film, profitant des parfaites conditions d'enregistrement qui nous étaient offertes ce soir là.
Le but de cet enregistrement et de son traitement sonore était d'essayer de respecter au maximum l'authenticité du son et de l'interprétation des Maîtres Musiciens de Jajouka, faire réellement entendre la musique telle qu'on peut l'écouter dans le village.