Éric Hurtado
Dossier mis à jour — 23/10/2012

Porter au regard

Porter au regard, dérober au regard
Entretien d'Éric Hurtado avec Christelle Four et Laurence Dalmasso

À propos du travail réalisé lors d'une résidence artistique sur le territoire du Pays Voironnais, soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre du projet Ecriture de Lumières. Publié dans OUVERT, un chemin du visible, Pays d'art et d'histoire des trois Vals, 2010

La notion de territoire :
En tant qu'artiste, quelle définition donnez-vous au territoire ?

Ma réponse artistique est justement cette question érigée en forme visuelle. Cette problématique du territoire m'a amené à redéfinir l'approche que je pouvais avoir de celui-ci : « pensée d'un espace ou espace d'une pensée ? ». En quelle mesure puis-je m'inscrire dans ce questionnement et faire de cette question même l'œuvre, c'est-à-dire transformer le regard en vision ?

Passer du regard à la vision, c'est passer de l'illustration, à savoir considérer le réel comme une donnée établie, à s'interroger, c'est-à-dire à générer le réel, le porter à l'existence. Dans ce cas, on n'est plus dans le regard mais dans la vision.

Si on regarde des iris peints par Van Gogh ou une montre molle de Dali, on ne pourra plus jamais voir des iris sans penser à Van Gogh ou une montre sans penser à Dali. Ces artistes ont mis en lumière un réel nouveau ou peut-être quelque chose de celui-ci qui était occulté. C'est de cette façon que je me suis emparé du projet, porter au regard le territoire tout en le dérobant au regard pour en faire une vision.


Lors de vos derniers travaux, vous avez  travaillé sur des espaces différents : grottes, jardins... et maintenant un territoire de 34 communes. Quelles perceptions avez-vous eu de ce territoire ? A-t-il influencé votre regard artistique ?

Mes dernières photographies, dans un jardin ou une grotte, sont également des réponses à une commande artistique. Avec ce travail sur le Pays Voironnais, j'ai renoué avec une forme plus immédiate et spontanée de photographier, qui s'inscrit dans l'errance.

Je n'ai pas voulu appliquer la même méthode de travail nocturne que dans les jardins du musée Hébert ou dans la grotte du Mas d'Azil, ce qui aurait finalement pu déboucher sur une sorte de maniérisme visuel. Je ne savais rien de ce territoire et j'ai voulu me servir de cette inconnaissance (qui n'est ni connaissance ni ignorance), pour remettre en question ma pratique photographique, et pendant que je réalisais ces images, cette pratique a évolué.

Chaque soir, je me demandais « où vas-tu ? »... Je marchais dans l'image du chemin que l'on voit en se retournant et que l'on vient juste de tracer... Finalement, c'est le territoire lui-même qui semblait s'autodéfinir au fur et à mesure de la découverte que j'en faisais.

Lorsque je réalise un projet mettant en scène un lieu, je cherche consciemment à ne pas connaître son histoire pour éviter toute influence. Je partais à la recherche d'espaces ouverts, je cherchais à me perdre...

Je suis habitué à travailler sur des sites naturels physiquement bien délimités, mais dans ce cas le territoire était immense et j'ai dû choisir certains lieux pour les explorer plus avant. J'ai voulu m'approcher de ce que j'appellerais des espaces intermédiaires, indéfinis, à l'image du ressenti que j'avais de l'ensemble de ce territoire.

J'ai commencé mon parcours par un site historique qui est la tour de Clermont, tout en voulant y porter un regard de biais. J'y ai trouvé un chemin d'accès qui me paraissait intéressant, les ruines du château s'intégrant aussi dans une nature ayant repris ses droits... Lorsque je me trouve avec mon appareil photographique face à un lieu « photogénique », j'ai toujours tendance à regarder à l'opposé... Je pense que l'essence même d'un lieu est toujours à côté ou derrière celui-ci. J'ai d'abord pensé photographier l'ombre portée du donjon sur le village en contrebas dans la vallée, mais cela m'a semblé trop évident, trop symbolique. Finalement la photographie finale a été toute autre, je me suis éloigné de la tour, même si celle-ci figure toujours dans un coin de l'image, comme un signe.

A partir du moment où je peux commenter et expliquer une photographie, celle-ci va devenir le commentaire de cette pensée et donc cesser de m'intéresser. Il faut toujours que la question reste une question. Pour moi, l'essence d'une œuvre d'art est de poser une question et non d'offrir une réponse.

Je me suis perdu dans ces chemins et en même temps j'ai essayé d'y échapper. C'est comme s'ils cherchaient insidieusement à guider mon regard, car tracés par les hommes... En suivant leurs parcours j'allais m'inscrire dans une sorte de « socialisation » de mon rapport à l'espace qui allait enfermer ma vision. J'intégrais ces chemins dans mon cadre, mais je me suis rendu compte que je me plaçais à côté, ce qui me permit d'affirmer mon point de vue et mon intention de questionner ce que je voyais.


Quelles impressions se dégagent du territoire ?

Un sentiment mitigé, une indécision du cœur et du regard. J'ai trouvé ma réponse dans une forme de retrait qui participe de l'essence même de ma démarche photographique, qui est d'interroger le réel dans sa phénoménalité. Heidegger dit que l'éclaircie de l'être s'effectue dans le retrait. En tant que photographe, en quête d'une certaine façon de « l'être de ce territoire », animé du désir de réaliser la « vraie image », je me suis engagé sur ce chemin du retrait. Aller vers le territoire, c'est être en retrait. On retrouve cette tension entre regard et vision dans mes photographies. Elles ne s'offrent pas, mais se dérobent au regard.

C'est un territoire qui est essentiellement un territoire de passage et, comme photographe, je n'ai fait que passer. J'étais un passant et j'espère devenir un passeur.

Cette attitude de retrait correspond aussi au sentiment de malaise ressenti face à l'envahissement de ce territoire par les voies de circulation, qui empêchent sa « rêverie » et incitent à une relation très pragmatique à l'espace, aller, venir, traverser... C'est des chemins qui mènent à des maisons habitées le soir par des gens qui travaillent à l'extérieur. J'ai eu l'impression de pénétrer dans une immense propriété privée !

C'est ce retrait, ce pas en arrière, qui fait que je vais montrer les chemins et les routes qui sont entre moi et les choses. Le regard bondit et peut franchir la route pour aller vers quelque chose qui me touche, mais il semble toujours y avoir un empêchement... La présence de la nature est très forte mais c'est comme si on était toujours irrémédiablement séparé de celle-ci par les voies de circulation, par la présence de l'homme.

Je me suis posé de nombreuses questions au départ. Je n'aurais pu montrer que des portions de routes tellement cette image est prégnante sur le territoire, mais j'ai préféré accomplir ma pratique qui est d'interroger le paysage et principalement le paysage sauvage, même si celui-ci n'existe plus vraiment comme tel, et que ce qui semble l'être encore, est en fait toujours transformé par l'homme ou l'a été.



Tu as choisi d'aborder cet ouvrage en deux parties : la mémoire et l'oubli ?

« Mémoire » pour la présence des traces d'activités humaines, les cicatrices... je dirais... le temps déposé sur la table de la lumière... et « oubli » car c'est la faculté absolument  nécessaire pour voir les choses.

Ces photographies sont au point de rencontre de la mémoire et de l'oubli. « Mémoire » il y a par les chemins, les coupes d'arbres, les paysages travaillés et « Oubli », par une volonté de dépasser cela, de projeter un devenir et un désir dans ces images.

Mémoire et oubli sont également au cœur de cette notion de patrimoine, à la fois préservation d'un passé et mémoire de l'histoire, patrimoine qui se révèle aussi, et essentiellement, dans sa capacité à générer désir et devenir, qui seuls, lui permettront de rester vivant.


Habituellement vous réalisez vos photographies dans l'obscurité, qui nécessite  un temps de pose très long et qui vous permet de sonder les choses en profondeur, faisant ressortir leur réalité.  
Les photos que vous avez réalisées sur le territoire n'ont pas été prises de nuit. Pourquoi ? Et quelle démarche de travail avez-vous alors adopté ?

J'ai entrepris une sorte d'errance sur le territoire, qui pouvait difficilement se faire de nuit. La photographie crépusculaire ou nocturne nécessite de connaître à l'avance le site à photographier, de l'avoir repéré auparavant

J'ai choisi une démarche plus légère avec un appareil télémétrique Leica argentique muni d'une seule optique 35 mm. Le 35 mm correspond au champ de vision des deux yeux et permet de garder un rapport humain au paysage, un équilibre.

Ce chemin d'errance a déterminé ma relation à la lumière et à la technique utilisée. Ce projet se situe dans l'ouvert, la lumière se tient ouverte, en présence, dans l'échange de la vision. Je dois interroger photographiquement en dévoilant le réel, interroger la capacité d'ouverture de mon regard, sans zones d'ombre.


Comment avez-vous sélectionné les photos, quels ont été les critères de sélection?

Le choix est lié au sentiment que la photographie dégage, une sorte de vibration mystérieuse, de flottement du réel... Montrer un paysage, c'est dévoiler une partie de son âme.

L'image doit cependant continuer à être indécise, c'est cette indécision qui fait que le regard reste accroché et qu'il semble que quelque chose va se passer... L'image n'est pas une information mais un chemin, une aventure.

La photographie se doit d'être comme un poème. Le poème vit chaque fois une nouvelle existence dans le cœur de celui qui le lit, l'image doit continuer de vivre dans le regard de l'autre et sans cesse questionner.