Marine Lanier
Dossier mis à jour — 08/07/2021

De la vie des morts

De la vie des morts, par la photographe Marine Lanier, messagère psychopompe
Entretien de Marine Lanier avec Fabien Ribery
Blog L'intervalle, 2017

Pourquoi avoir choisi la couleur mauve pour la couverture de votre livre, Nos feux nous appartiennent ? Qu'évoque-t-elle pour vous ?

Auprès de Benjamin Diguerher, des éditions Poursuite, j'ai évoqué l'idée d'un « vieux rose ». En lien avec une image du feu qui se trouve dans le livre — une image plus douce que les autres. On y voit une fumée rose emplir le cadre — seulement quelques branches de cyprès sortent de la brume. Au départ, j'avais décidé que ce serait l'image de couverture. Cette couleur est en relation avec une part plus féminine, plus intérieure, plus secrète. Ma grand-mère maternelle me parlait souvent de ce « vieux rose » — je le relie à une sorte d'Eden, à quelque chose d'enfoui qui refait surface, à l'enfance, au passé dans lequel je vais chercher obstinément la matière de tout ce que je réalise — même si pour chaque projet je l'ouvre à des thématiques plus larges. L'enfance, le passé, les souvenirs fantasmés ou réels sont un terreau fertile, inépuisable, dans lequel je vais aussi à la rencontre du monde.
Mon univers était jusque-là très masculin. Je me suis intéressée à la branche de mon père dans le clan familial, parce que j'avais plus d'éléments à ma connaissance. L'appréhension des couleurs me vient du côté maternel. Ce rapport à une couleur qui envahit le cadre, aux monochromes, aux aplats. La couleur est ce qui reste. Elle est l'essence, le souvenir, la sensation quand nous ne pouvons plus raconter.
Dans le même temps, je souhaitais contrebalancer l'âpreté de certaines de mes photographies, froides, sombres, compactes, à une atmosphère plus vaporeuse, plus évanescente, plus chaude, à quelque chose qui serait de l'ordre du rêve. Après discussion avec Benjamin Diguerher des éditions Poursuite et Jörg Brockmann des éditions JB, nous avons choisi d'un commun accord une autre image, celle d'une serre. Le feuillage, le dôme, renvoie aussi à un endroit mystérieux, secret, étrange, une sorte de chrysalide, où l'on peut avoir la sensation de replonger dans le passé ou de connaître un climat d'anticipation. Nous avons eu l'idée de passer cette image en bleu, en lien avec l'encre sur un buvard, qui remonte à la surface, comme une nappe de passé. Benjamin Diguerher a trouvé le papier que je cherchais pour la couverture, un rose sur lequel nous avons imprimé l'image de serre bleue. Par superposition cela a donné ce ton mauve, teinte que l'on retrouve dans certaines de mes images. Évidemment, ce n'est pas un choix innocent. Le mauve évoque pour moi un endroit qui serait peut-être celui des limbes. Un endroit intermédiaire situé entre la vie et la mort. Le mauve peut symboliser cette couleur du passage. J'entretiens un lien singulier à la mort. Non quelque chose de morbide, mais plutôt une sorte de familiarité. Mes images peuvent être des images qui contiennent beaucoup d'énergie et dans le même temps présenter des choses au repos, dans un demi-sommeil, tapies dans l'ombre. Il y a une cohabitation très forte des pulsions de mort et des pulsions de vie. Un aller-retour entre le passé, le présent, le futur, les vivants, les morts — un trouble temporel et géographique.

La nuit nous appartient (2007) est un film de James Gray, cinéaste très attentif à la force et toxicité des liens familiaux. Y avez-vous pensé dans le choix du titre de votre livre ? Comment le comprendre ?

Le titre Nos feux nous appartiennent, m'est venu de manière très instinctive, lorsque j'ai rassemblé mes séries dans le cadre d'une exposition qui se tenait en 2015 à l'artothèque de Grenoble, sur une proposition de Brigitte Bérenger et d'Anne-Marie Guigue. C'est après coup que j'ai pensé au film de James Gray. La Nuit nous appartient m'a marquée lors de sa sortie en salles. J'ai le souvenir d'une décharge électrique, quelque chose de très pulsionnel — une tension qui se joue entre l'énergie et le climat délétère qui court dans le lien familial. C'est cette tension qui m'a plu. Mais surtout, l'interprétation animale de Joaquim Phoenix. Son visage aussi résonnait avec mon travail — la cicatrice qu'il porte au-dessus de ses lèvres. J'ai revu ce film récemment, mon avis est aujourd'hui beaucoup plus mitigé. Les rapports entre les deux frères sont manichéens, notamment dans la manière d'opposer le bien et le mal. C'est malgré cela un cinéaste qui m'intéresse beaucoup. Son dernier film The Lost city of Z sur l'univers d'un explorateur est en lien direct avec la suite de mes préoccupations.

Je m'intéresse vraiment au cinéma. J'aime particulièrement les films métaphysiques comme ceux des cinéastes Werner Herzog, Andreï Tarkovski, Bella Tarr, Théo Angelopoulos, Kristov Kiesloswki, Nicolas Roeg, Jean Epstein, etc. Dans le même mouvement, j'ai une grande fascination pour les films de clans, de fratries, de communautés masculines, des cinéastes comme Pier Paolo Pasolini, Luchino Visconti, ou des films tels le Parrain, The Deer Hunter de Michael Cimino, Délivrance de John Boorman ou des séries comme Les Sopranos, True Detective. Les films où la notion du bien et du mal n'est pas envisagée de manière dualiste — mais suggère plutôt qu'ils soient intrinsèquement mêlés, que chaque visage soit aussi son envers, son exact opposé, que nous puissions être pétris de désirs contraires, toujours mouvants et que nous soyons par essence ambivalents. L'ensemble de mon travail repose sur des polarités qui se répondent, que ce soit à l'intérieur de chaque photographie, ou des séries elles-mêmes.

Par ailleurs, mon frère est très important dans la construction de mon travail, d'une part parce que je l'ai beaucoup photographié, filmé. Également parce qu'il m'a aidée à réaliser certaines photographies, à la fois sur un plan intellectuel, et de manière beaucoup plus pratique. En l'occurrence, les feux sont les siens, des feux où l'on brûle les déchets de végétaux. Il est jardinier. Son univers, naturel, amical, est très inspirant pour moi. Nous avons un lien singulier qui prend racine bien-sûr dans l'enfance, qui s'est construit ensuite à l'âge adulte par le travail, et également parce que nous avons traversé ensemble une expérience que je qualifierais d'initiatique. Ce lien est indéfectible, il se passe de mots, et de la même manière c'est une source qui irrigue mon travail, dans laquelle je vais puiser de la force.

Pour revenir au titre Nos feux nous appartiennent, il revêt plusieurs sens. L'idée du clan y est évidemment présente. Le feu est par essence ce qui réunit, ce autour de quoi l'on se rassemble. La charge symbolique de cet élément est extrêmement forte. Toute chose contient en elle-même son contraire. Mais c'est particulièrement prégnant avec cet élément. Le feu nous échappe, on peut difficilement le dompter. Il est ce qui protège le clan, le rassemble et en même temps le divise. Il y a donc une forme d'ironie, de perte de sens, de schizophrénie et de ralliement dans ce titre.
Il me semble qu'à l'intérieur d'un clan on peut se déchirer, or lorsqu'il s'agit d'affronter quelque chose de plus grand que soi, quelque chose d'impensable, d'innommable, une voix peut alors rassembler. C'est dans ces moments que l'on prend la mesure de la force du clan. Il devient une force presque abstraite. On retrouve cela à une échelle plus grande et plus universelle. Le peuple se rassemble lorsque quelque chose le dépasse, lorsqu'une vague le submerge. Une force, tel un flux, traverse ainsi ce corps fait de plusieurs corps, et le pousse en avant. C'est l'élan de la survie. Une énergie très belle qu'on ne pensait pas trouver en soi. Si on la découvre en soi, elle est présente aussi chez l'autre, c'est ce qui la rend magnifique. Cette énergie est en chacun de nous. Rien ne nous appartient, pourtant le titre dit que ce pouvoir-là, celui de se lever, nous appartient, personne ne peut nous le retirer. Nos feux nous appartiennent est une injonction, presque un mantra pour avancer, la volonté de prendre sa place, de délimiter un territoire, son territoire, au milieu de l'impermanence. Et cela sans rien enlever à l'autre.  

Comment avez-vous pensé la composition de votre ouvrage ? Des doubles pages blanches s'imposent régulièrement, laissant apparaître en transparence le cadre des images qui les suivent et les précèdent. Comment cette idée est-elle venue ?

Mes photographies, dans le cadre de cette sélection, sont pour la plupart assez claustrophobes. Les pages blanches sont une manière de mettre du vide autour pour qu'elles existent de manière autonome, qu'elles puissent respirer. Par ailleurs, ces blancs sont des silences, les silences que l'on peut trouver à l'intérieur des familles, mais ils résonnent aussi avec les phénomènes psychiques de sidération, d'oubli, de manque, et d'amnésie. Ou bien même encore avec la présence physique d'un membre fantôme. Les images qui apparaissent en transparence peuvent être vues comme ce qui surnage sous la glace. Sous la glace, il y a des images en attente d'être libérées. Les images ont aussi une épaisseur. Sous l'épaisseur, il y a des tas d'autres images. Nous avons réalisé cet editing à quatre, Benjamin Digureher des éditions Poursuite, Jörg Brockmann des éditions JB, et Laure Barbosa, photographe qui participe à la réalisation de la plupart de mes projets. Chaque regard a permis de construire ce parti-pris. Même si j'avance avec des idées précises, j'attache beaucoup d'importance à l'avis des personnes qui m'entourent, à l'inattendu qui permet au projet de prendre des détours. Ce projet est donc le fruit de la collaboration de plusieurs personnes. Il s'est trouvé enrichi par leur regard.

Vos images sont-elles conçues comme des amorces de récits ou des instants/ instantanés de rêveries ?

On peut recevoir les images comme des monolithes — elles sont aussi des indices. Il faut parfois y lire des symboles comme dans les cartes de tarots. Les rêves nous apportent cette possibilité, des clefs pour ouvrir des portes dérobées. Parallèlement aux images que je réalise, j'écris un récit, mes images nourrissent ce récit, le récit parfois donne lieu à de nouvelles images. Pour autant, je ne souhaite pas que mes images « racontent » quelque chose les unes à la suite des autres. J'essaie plutôt de penser mon travail dans un rapport immersif au spectateur — pour la dernière exposition à Lux Scène Nationale à Valence, j'ai songé à quelque chose d'hypnotique, proche de la sensation, pouvant convoquer une part de chamanisme. En 2006, j'ai effectué une résidence en Chine en lien avec l'École Nationale Supérieure de la photographie d'Arles et l'Université Su Yat Sen de Canton. Nous avons voyagé accompagnés de deux chamans. Je pense avoir, à l'époque, sous-estimé la qualité et la chance de pouvoir vivre cette expérience. Un monde s'est ouvert à ce moment-là. Ce n'est pas toujours au moment où l'on vit une expérience que l'on s'aperçoit des chemins souterrains qu'elle creuse en nous. Il y a une phrase de Jack Kerouac qui évoque cela : Naturellement, les voyages autour du monde ne sont pas aussi agréables qu'ils ne paraissent. C'est seulement quand vous avez fui toute cette horreur et toute cette chaleur que vous vous souvenez des scènes étranges que vous avez vues.

Vous semblez photographier le territoire d'un clan et le visage farouche de conspirateurs saisis au crépuscule. Ce lieu est-il un pur fantasme ? Un retour à l'enfance ? Un projet politique ? Une ZAD totalement fictive ?

Plusieurs de mes images sont faites de crépuscules. C'est un moment de lisière, à la frontière du royaume des ombres. On peut voir les deux jardiniers comme des frères, au lieu d'être des conspirateurs, c'est bien plutôt les membres d'un même clan. Deux têtes morcelées de leurs corps. Deux masques. Les regards sont absents. Leur présence hiératique puissante occupe tout le cadre. Deux hommes pour signifier l'affrontement et l'abattement. Deux hommes pour marquer l'intériorité puis le déploiement. Dans les sociétés tribales, la peinture corporelle est souvent associée à l'art de la guerre. Les civilisations archaïques attribuent à ces signes une connotation agressive et effrayante. Les tribus utilisent ces ornements guerriers contre leurs ennemis. La civilisation ici semble disparaître. C'est un retour à l'état proche de l'animal. À l'image de Jack, dans Sa Majesté des mouches, le visage de mon frère subit une transformation. Celle du feu. L'autre homme se métamorphose par la tonsure et la cicatrice. Ces signes sont la marque du temps. Le masque finit par incarner la figure du sauvage qui ne connaît plus de limite à ses pulsions. Il sert à exprimer son appartenance à une tribu, à établir un rapport avec le monde. Cette mutation est violente car elle met en face d'un Autre, un inconscient que l'on refoule et qui brusquement ressurgit. Les rites de passage également nommés rites initiatiques accompagnent dans beaucoup de sociétés humaines les changements biologiques et sociaux d'un individu. Au cours du rituel, l'objectif implicite est d'endurcir l'âme et le corps de l'enfant afin que la personnalité mûre et responsable de l'adulte prenne place. Le rituel se matérialise le plus souvent par une cérémonie ou des épreuves diverses. Les rites de passage permettent alors de lier l'individu à un groupe mais aussi de structurer sa vie en étapes précises qui lui permettent d'avoir une autre perception de sa condition mortelle. Ces deux portraits cristallisent ainsi la violence sauvage, crue et sensuelle, portée par la nature humaine et ses contradictions. Ils portent une réflexion sur l'identité, l'appartenance à un territoire, et la survivance de rites ancestraux.

Vous avez repris ici des images de votre livre Construire un feu (édition d'artiste, 2011), ainsi que de vos séries Eldorado, Les vagues, La vie dangereuse. Avez-vous eu le sentiment d'un travail de nature rétrospective, voire conclusive ? L'inédit est-il né pour vous du montage ?

Je n'ai jamais le sentiment de conclure, clore, ou finir quelque chose. Je rebats régulièrement les cartes de mon travail, c'est ce qui m'intéresse. La force du montage permet de regarder à chaque fois les images autrement, de créer de nouveaux liens, des associations pouvant découvrir un pan resté caché jusque-là. Même si aujourd'hui un autre volet s'ouvre avec le projet Le Capitaine de vaisseau / Dire la bonne aventure, je ne m'interdis pas de mélanger les anciennes et nouvelles images.

Jack London, socialiste darwinien, est peut-être une référence pour vous. Votre imaginaire se nourrit-il de littérature ? Le texte de la romancière Emmanuelle Pagano, qui termine, pour l'ouvrir, votre livre, a-t-il été écrit spécifiquement à partir de vos images ?

Mon imaginaire se nourrit depuis toujours de littérature. Des écrivains comme W.G Sebald, Virginia Woolf, Joseph Conrad, Jack London ont donné une orientation à mon travail. Je suis fascinée par la trajectoire libertaire de Jack London. Il représente un souffle. Peu à peu je me suis autorisée à faire dialoguer mes textes et mes images dans les expositions. C'est ce que je souhaitais faire au départ dans le livre. Et puis j'ai pensé que ce serait riche d'ouvrir le travail à un autre univers. Aussi, le texte d'Emmanuelle Pagano a été écrit spécifiquement pour le livre. Je lisais ses livres publiés chez P.O.L depuis quelques années. Son écriture m'a frappée. Cette manière de lier les sensations du corps et la nature. Le dedans et le dehors. Son écriture est pour moi comme un dialogue intérieur. J'avais parfois l'impression d'entendre une petite fille qui parle. Ensuite, j'ai lu le premier volume de sa trilogie des Rives. Il m'est apparu évident que nos deux univers pouvaient dialoguer. J'ai été touchée par son écriture, les thèmes qu'elle aborde, notamment le rapport qu'elle entretient à la géographie, à un lieu circonscrit, au fleuve, aux liens familiaux et généalogiques, aux phénomènes atmosphériques qui lient la présence des hommes au territoire. Emmanuelle n'a pas cherché à illustrer mes images par son texte. Elle a creusé son univers. En découvrant le texte, j'ai retrouvé le climat de ses livres. Dans le même temps cela faisait écho secrètement à ma propre histoire. Sans que nous nous soyons beaucoup parlé son texte était troublant de résonance. Il sera publié dans un recueil de nouvelles chez P.O.L en 2018.

Les images proviennent de différentes séries se faisant écho sur une dizaine d'années. Quels ont été les axes principaux de vos travaux depuis 2006 ?

Mon travail photographique se présente sous forme de séries minimales ou d'ensemble rhizome. J'entretiens un dialogue permanent entre les mots et l'image. La Nature se montre dans sa dimension à la fois lyrique et primitive pour questionner la puissance du sauvage qui nous entoure. Mon univers se situe à la lisière du familier et de l'exotisme, du prosaïque et de l'étrange, du clan et de l'aventure. Des lieux intimes sont le support de fantasmes fictionnels où se rencontrent pays imaginaires, cartes aux régions inconnues, climats perdus, civilisations disparues. Les images se déclinent par phénomènes de sidération, épiphanie, apoplexie visuelle ou bien encore prémonition, mirage, vision. Je rejoue ainsi de manière symbolique, au sein de constellations, des événements traumatiques, alors transcendés par l'onirisme, par une poésie de l'insondable et du mystère, un secret que l'on renverse. L'archéologie, les rituels, l'ethnologie, le mythe de l'explorateur, la fascination du voyage, toutes ces traces qui nous sont énigmatiques, revêtent pour moi un grand intérêt. Dans ce prolongement, l'idée de conquête occupe une place centrale. Des personnages fictionnels ou réels côtoient mon existence. Ils appartiennent à cette frange d'aventuriers, mercenaires, hors-la-loi, pionniers, guerriers ou bien encore à la figure du conquérant. Leurs représentations questionnent notre enracinement et l'idée de chute inhérente à notre condition. Les photographies sont le réceptacle d'une violence tue, prête à se livrer en déflagrations. Un milieu ample et fauve qui contredit l'idée panthéiste d'une nature accueillante en accord avec les hommes, conduits irrémédiablement vers un monde où toute règle a disparu, hormis celle de la lutte pour la survie. Mon appréhension du temps questionne alors les notions de limite, de transgression, de performance et de dépassement.

À certains égards, en contemplant certaines de vos photographies, on pourrait se croire du côté de la Cité des morts au Caire, ou dans le désert du Sinaï. Que voyez-vous lorsque vous remuez les cendres (première image de votre livre) ?

Comme deux fils qui se croisent, je ranime des souvenirs familiaux sur le mode sensoriel à travers l'image et l'écriture. Ma recherche se situe dans cet interstice, ce pli à la frontière du passé, du présent et de l'anticipation — les apparitions résiduelles d'époques anciennes reviennent à la surface d'un continent intérieur. J'emprunte alors la route du retour qui traverse des paysages d'enfance, ou encore laisse affleurer la présence de l'Histoire lors d'errances à l'étranger. Les champs se décuplent, leur vision en est diffractée, multipliée. Mes photographies sont enracinées dans des sols archaïques et peuvent en partir pour évoquer l'Ouest américain, l'Océan Atlantique, la Grèce Antique, le fleuve Congo. Un trouble se crée quant à l'inscription de lieux qui pourraient en évoquer d'autres. Les images interrogent la césure géographique et la façon dont l'être se trouve morcelé dans ce mouvement ; tiraillé en somme par ces questions du dedans et les appels du dehors.

Pourquoi une telle obsession du feu ?

Cela fait une dizaine d'année que je travaille autour du feu. On peut sans exagérer parler d'une véritable obsession. Je n'en ai pas terminé avec cette question. Je viens d'une famille de jardiniers, par une branche paternelle. On fait des feux depuis des générations, on brûle les végétaux, les racines, les arbres morts. Toute mon enfance et jusqu'à l'âge adulte, j'ai vu ces brasiers dans les jardins, les champs, à l'arrière des maisons. Il y a aussi dans l'histoire familiale des maisons incendiées. Et puis le souvenir d'une douleur, celle de la brûlure. Le feu est aussi un exorcisme, une énergie très puissante. Il contient toutes les polarités. Sinon, il paraît que dans ma carte astrale le feu est très présent.

Les cendres, la glace, la rouille, la confusion des ordres minéral/végétal/animal, le goût de la structure moléculaire/alvéolaire de l'existant, font de votre livre un réseau de signes et de propositions graphiques. Photographiez-vous comme on dessine ?

Oui c'est un réseau de signes, de correspondances. J'aborde le monde par la métaphore. Le dessin fait appel à l'inconscient comme peut le faire la photographie. Ce sont avant tout des images mentales, mon rapport au réel est par ailleurs d'ordre physique, tactile, sensuel — les prises de vue alternent différentes échelles, lointaine ou très fragmentaire. La nature affleure par ses éléments irréductibles tels l'eau, le feu, la terre, la glace, la végétation, le vent, la peau, le sang, la poussière. Le tout entre en collision avec l'autobiographie — elle réverbère alors quelque chose de plus large, de plus grand, qui dépasse le particulier pour se tourner vers la mémoire collective, transgénérationnelle, vers nos mythologies, tabous, peurs primaires, cosmos invisibles.

Vous avez plusieurs fois évoqué la notion de close-up. Comment l'entendez-vous ?

La plupart de mes images n'ont pas d'horizon. Même lorsqu'elles en ont un, elles deviennent des surfaces abstraites comme les paysages d'Arménie. Je ferme intentionnellement mes images. Je demande au spectateur de regarder ce que je lui montre. Il ne peut s'échapper, se dérober. Paradoxalement, je suis certaine que la liberté de projection du spectateur est possible à partir du moment où on ne lui montre qu'une seule chose. Il peut alors s'abstraire de cet élément, son regard va circuler à l'intérieur du cadre, chaque fois, il va revenir au centre. Tout se joue dans cette tension.

Travaillez-vous à la chambre ? Utilisez-vous l'ordinateur dans le traitement de vos images, notamment en ce qui concerne la couleur ?  

Oui je travaille avec une chambre photographique, et pour certaines images, impossible à réaliser avec la chambre, j'utilise un Mamiya 7 — le format est homothétique. Je n'aime ni le carré, ni le rectangle. Le format du négatif 4/5 inch assoit les choses, les enracine dans la terre. Il y a un rapport à la gravité du sol. Mon travail sur la couleur se joue à la prise de vue et au post-traitement. Les erreurs techniques sont souvent à l'origine de la couleur d'une série. Toute la gageure revient ensuite à reproduire cette erreur pour donner de l'homogénéité à l'ensemble. Je prête une grande attention à la lumière ou à l'absence de lumière. Elle peut être irradiée ou ombreuse. Je pousse mes négatifs à la prise de vue, ce qui me donne des bascules de couleurs, que j'accentue ou diminue au post-traitement. Ce travail s'approche de l'interprétation, de la sensation, de la portée que je souhaite donner au projet. Par exemple pour Construire un feu, je souhaitais donner cette sensation du froid puisque le personnage doit traverser un désert de glace. Dans la série Eldorado, lors des premières prises de vues, j'ai vu cette couleur de l'or qui filtrait à travers la bâche des serres. J'ai décliné cette teinte, elle résonnait avec cette idée des rêves perdus.

Comptez-vous montrer vos images sous forme d'exposition ?

Oui j'exposerai ce travail à la galerie Espace JB dirigée par Jörg Brockmann à Genève, au mois de novembre 2017. Une rencontre est organisée le 23 novembre à la Société de lecture en Suisse, avec Emmanuelle Pagano, où nous évoquerons ensemble nos deux univers — ce qui nous a donné envie de les faire dialoguer. Sinon, je viens de montrer un autre pan de ma démarche au Lux Scène Nationale de Valence dans une exposition personnelle qui avait pour titre Dire La Bonne aventure, elle abordait l'univers des marins, de la magie, et des aventuriers. Ce même travail sera visible sous une forme différente dans le cadre des 22ème Rencontres du pays de Lorient à la galerie du Faouëdic, sous le titre Le Capitaine de Vaisseau à partir du 6 octobre. La série Eldorado vient d'être montrée à la Burrards arts fondation de Vancouver, et sera exposée en octobre à la Monash Gallery à Melbourne dans le cadre du Prix Fotofilmic. Nous présenterons le livre avec Benjamin Diguerhrer à la New York Art Book Fair sur le stand des éditions Poursuite du 22 septembre au 24 septembre. Des images tirées du livre seront montrées à cette occasion sous la forme d'une constellation au MoMa PS1 à New-York.

Où et comment avez-vous appris votre art ? Qu'avez-vous retenu des principaux enseignements que vous avez reçus à l'école d'Arles ?

J'ai commencé par faire des études de géographie à la Faculté Lumière Lyon 2 pour ensuite me diriger vers des études de lettres et de cinéma, ces études ont été déterminantes. J'ai senti qu'un monde s'ouvrait, je regardais beaucoup de films, je découvrais le cinéma, je dévorais les livres. Ensuite, je suis partie faire un CAP de photographie à Marseille en ayant en tête de tenter le concours de l'école d'Arles. C'est dans ce contexte que j'ai découvert la chambre photographique — me retrouver avec des personnes plus âgées provenant d'horizons très divers m'a beaucoup nourrie.
Et puis j'ai intégré l'école d'Arles — c'est un euphémisme de dire que cela a été décisif — pour les expériences, bonnes ou mauvaises que j'ai traversées là-bas. Ce qu'on m'a enseigné en premier lieu, c'est de regarder les images, parler sur les images, les mettre en relation. Le reste est advenu doucement, très lentement même. Il a fallu du temps pour que je m'accorde la confiance, la légitimité. Ce sont ensuite les rencontres que j'ai faites à Arles qui ont été essentielles, les intervenants, notamment Jean-Christophe Bailly. Par son travail et sa personnalité, l'artiste Sophie Ristelhueber que j'ai rencontrée aux Rencontres Internationales de la Photographie, a eu une grande influence. Mais aussi et surtout les étudiants, avec qui je suis encore en relation. Cela a été une grande chance de pouvoir intégrer cette école. Je suis reconnaissante du chemin qu'elle m'a ouvert. Le revers de la médaille c'est qu'il faut parvenir à s'en affranchir. Tracer sa propre voie, ne pas vouloir emprunter celle d'un autre. Cela demande du courage, de l'endurance, de la détermination mais aussi d'accepter de perdre, de se confronter à l'échec, que cela prenne du temps. Il a fallu creuser en soi, oublier peu à peu ce que j'avais appris. J'ai retenu une phrase de Stéphane Duroy qui était venu un jour en workshop. Il nous avait dit de regarder peu de photographies, de nous nourrir plutôt de la vie et d'autres médiums. Je pense encore très souvent à cette phrase — j'ai essayé de la mettre en pratique.

Participez-vous, comme nombre de jeunes photographes, à des résidences ?

Oui, j'ai aussi construit mon parcours comme cela. La première, fut une résidence itinérante en Chine en partenariat avec l'École Nationale Supérieure de la Photographie d'Arles et l'Université Sun Yat Sen de Canton en 2006. Comme je le disais précédemment, ce voyage a duré deux mois, durant lequel nous avons parcouru la Chine d'est en ouest, de Canton aux contreforts du Tibet. Je n'ai pratiquement pas réalisé de photographies — ce séjour a représenté une épreuve, mais ce qui est certain c'est que ma manière de photographier a radicalement changé après cette expérience. Les voyages sont très souvent une manière d'ébranler quelque chose à l'intérieur de soi. Ensuite de 2009 à 2011, j'étais en résidence avec la structure Angle art contemporain à Saint-Paul-Trois-Châteaux dans la Drôme, dans le cadre du programme Écritures de Lumière soutenu par la DRAC Rhône-Alpes. C'était une résidence "à la maison". Il est très intéressant aussi de chercher à épuiser un lieu que l'on connaît depuis toujours. Dans ce contexte, j'ai réalisé ma série Construire un feu. J'ai projeté sur mon espace familier des paysages d'Alaska et de déserts froids. Il s'agit à nouveau, par l'expérience de ce geste simple et primitif, celui de construire un feu, de parler de la conquête d'un territoire, de la survie d'une existence. Ensuite je suis partie en Arménie en lien avec les Beaux-arts de Yerevan, là-bas j'ai réalisé la série Les Lointains. Je viens de terminer une résidence en lien avec la MFR de Divajeu et le collectif Les Climats. Nous montrerons prochainement le résultat de ce travail. Je suis cette année en résidence numérique avec Le Lux Scène Nationale de Valence. D'autres projets sont à venir pour développer ma série Le Capitaine de Vaisseau.

Vous vivez dans la Drôme. Photographier est-il une façon d'apprivoiser, comprendre ou creuser ce territoire natal ?

Oui clairement, quelque chose s'est joué pour moi ici. Je fouille ce territoire. Je l'épuise, par la photographie, l'écriture. Ce qui ne m'empêche pas d'aller rencontrer d'autres lieux. J'aime partir, m'éloigner, prendre la fuite. Mais je reviens ici sans cesse, comme si j'étais attachée à une île.

Quelle image avez-vous de votre enfance ?

C'est une question très vaste. J'ai de nombreuses images, de natures différentes. Comme je l'ai dit au départ, c'est un terreau vivace dans lequel je plonge. J'ai des images de feu, de jardins, de maisons en ruine, de fêtes au milieu de ces ruines, de labyrinthes, des récits épiques d'aventuriers, des légendes qui se racontaient l'hiver. J'ai la sensation d'un souffle sauvage qui me parcourt, dans le même temps celle d'un étouffement, d'une torpeur. Je crois que ces deux mouvements parcourent mon travail. Mon enfance me fait penser au Grand Maulnes. Un domaine mystérieux traversé de soleils noirs, où se déroule une fête étrange et onirique.

Pourquoi devenir photographe ?

Les choses sont arrivées lentement. Par couches que l'on effeuille. Je ne me suis pas réveillée un matin en me disant que je serai photographe. J'avais une arrière-grand-mère aveugle avec qui je passais beaucoup de temps, dans une vieille maison qui s'écroulait — qui me fait justement penser au Grand Maulnes. Elle percevait seulement les intensités de lumière et la couleur de l'ombre. Son sens du récit était très prononcé. Elle soliloquait des heures devant la cheminée. Les étés, on jouait avec mon frère et ma cousine dans ce labyrinthe, traversé par un canal. Du fait de sa cécité, elle pouvait difficilement nous surveiller. Nous étions très libres. Elle nous demandait seulement de lui ramener des images du jardin lorsque nous rentrions le soir. Lui décrire ce que nous avions vu. Je ne suis pas devenue photographe seulement grâce à elle. Cependant sa personnalité m'a assez imprimée pour que je songe que cela revête une importance majeure dans mon parcours. Elle est morte lorsque j'avais dix-huit ans. Je venais d'avoir mon bac, c'était quelques jours avant mon anniversaire. J'ai demandé un petit appareil photo. C'était l'été de l'éclipse de soleil. J'ai réalisé mes premières images à l'ouest. Des images d'océan. Des années plus tard – c'est à dire aujourd'hui, je travaille sur un projet qui s'appelle Le Capitaine de vaisseau, en lien avec la figure de mon arrière-grand-père, son mari. Le projet parle de l'ailleurs, du voyage, du colonialisme, des marins, de l'aveuglement. Il n'y a pas une seule réponse au fait de devenir photographe, mais ce que je ressens c'est que plus on avance, plus les liens se tissent, les événements se relient. Leur sens, leur intrication, est mystérieux, insondable, fascinant. Je me suis longtemps sentie inutile. J'ai cherché pendant des années le sens de ce que je faisais. Je poursuis les images qui me manquent. Je découvre ce qui creuse leur épaisseur. Devenir photographe dépasse le domaine professionnel, c'est le langage que j'ai trouvé pour exister. C'est une expérience qui me retire de la vie — dans le même temps me la fait vivre avec une grande intensité. Photographier est une manière de faire partie de ce monde.