Richard Monnier
Dossier mis à jour — 16/09/2012

Entaché de lumière

Entaché de lumière
Édition Contrat maint, Marseille, 2002

Découvertes dans l'ivresse par des astronomes chinois, observées par Aristote à qui on doit leur identification, les lunules croissent sous les arbres pendant les éclipses du soleil. Après avoir été un objet d'interrogation, ce phénomène est aujourd'hui expliqué et reproduit dans les magazines. Néanmoins, contre l'évident bon sens du dicton "ce qui est fait n'est plus à faire", je veux observer de nouveau cette rare conjoncture où l'obscurité sortie de la grotte rencontre la lumière tombée du ciel, où l'arbre devient alors une chambre noire de plein-air.

Le feuillage s'oppose aux rayons du soleil pour former une ombre portée sur le sol et en même temps, il présente des trouées à travers lesquelles quelques rayons convergent pour dessiner des croissants lumineux, les lunules, qui représentent le soleil entamé par la lune. Ainsi, une des conditions d'apparition de ces premières images est contradictoire : le feuillage doit arrêter les rayons aussi efficacement qu'il doit les laisser passer.

Cet aspect paradoxal se confirme quand par souci de vérité, on lève la tête pour voir d'où tombent les lunules. Le résultat immédiat est un éblouissement : on comprend que l'origine céleste du phénomène est physiquement insupportable pour l'œil humain et qu'il est vain d'aller cueillir ce que l'arbre reproduit sans jamais le produire.

Quand on lui connaît ces tours, il est difficile de considérer l'arbre comme un symbole évident (de la sagesse, de la vie, etc.) à moins d'avoir définitivement abandonné l'étude de la nature des choses à l'autorité des définitions du dictionnaire. Prototype de chambre noire ayant existé bien avant que des mains fassent des outils, l'arbre reproduisait des images sans attendre l'attention des premiers regards. Il nous révèle ainsi l'économie d'une nature originellement dispendieuse qui multipliait des signes sans adresse. Bien avant d'effrayer le petit homme qui se croyait le destinataire de toutes les manifestations célestes, l'éclipse solaire était médiatisée par le plus simple des appareils, pour le compte d'aucun public.

Dans les années 70 du 19ème siècle français, l'astronome rencontre l'artiste sur le même terrain. Le premier propose une "astronomie populaire" et le second une peinture qui le deviendra. Tous les deux sont préoccupés par les taches de lumière sous les arbres. Après avoir décrit le phénomène de l'éclipse et des lunules, Camille Flammarion nous signale un  événement d'une autre durée : l'arbre est une camera obscura qui se révèle tous les jours de beau temps, il précise : "chaque tache est une image du soleil projetée sur le sol".

Le peintre impressionniste refuse la peinture d'histoire pour nous mêler aux loisirs populaires, Camille Flammarion délaisse le fait exceptionnel pour nourrir notre émerveillement quotidien. L'incrédule trouve que "les parties du sol éclairées rondes ou ovales" représentent trop approximativement le disque solaire, mais ce degré de précision est suffisant pour qui ne cherche pas à clore par un contour ce que l'onde diffuse. De ce point de vue, la touche des peintres impressionnistes est conforme à son objet, la lumière et ses taches images de sa source.
 
Zèle
Un observateur averti ne manquerait pas de rappeler que l'image du soleil sous l'arbre est une image inversée comme dans toutes les chambres noires. Voilà une précision étrangère à son objet. Pourquoi vouloir reconnaître l'envers d'un astre dont on ne reconnaît même pas l'endroit ?

Richard Monnier, 2002