Richard Monnier
Dossier mis à jour — 16/09/2012

Futurs Antérieurs

Futurs Antérieurs, Position
Texte d'introduction à la Collection de futurs antérieurs, exposée à la galerie Marion Meyer Contemporain, Paris, 2011

                                                            Sensation
"Il aura fallu 24 heures au tsunami pour atteindre les côtes de l'Inde". Cette phrase placée au milieu d'une carte géographique qui illustrait un article du "Monde des Documents", a retenu mon attention parce qu'elle se distinguait de toutes les autres informations sensées apporter un point de vue objectif comme le voudrait la réputation de ce journal. En n'écrivant pas simplement "Il a fallu 24 heures au tsunami pour atteindre les côtes de l'Inde", l'auteur a laissé passer une appréciation personnelle concernant un événement qui "ne peut laisser insensible" comme on dit couramment. Avec l'emploi du futur antérieur, on ressent une sorte de fascination devant cette catastrophe pour son caractère à la fois exceptionnellement puissant et inexorablement destructeur.

                                                          Subjectivité
"Il aura fait beau aujourd'hui", cette phrase entendue au retour d'une promenade, n'avait pas provoqué de réponse dans le groupe à qui elle semblait adressée. L'ami qui l'avait prononcée, continuait à regarder devant lui sans chercher d'interlocuteur. Apparemment, il ne faisait pas un simple constat, auquel cas il aurait pu dire : "Il a fait beau aujourd'hui". En employant le futur antérieur, sa phrase était restée suspendue, comme s'il voulait faire durer un moment agréable alors qu'il voyait la fin de la journée approcher.

                                                           Collection
Collectionneur passionné mais sans moyen, j'ai décidé de thésauriser ce qui appartient à tout le monde, mais pas n'importe quels objets, seulement des moments précieux. J'expose ces moments où chacun résiste à sa façon "au temps qui passe" et à d'autres évidences qui plombent notre existence. Cette collection montre comment chacun essaie de trouver "une temporalité sensationnelle" comme le dit Germain Lacasse.

                                                              Visuel
Un certain public croit naïvement que tout ce qui est à lire relève de la littérature, et pense qu'en exposant ma collection de futurs antérieurs, je trahis mes pratiques artistiques antérieures. Oui, je suis ailleurs, il s'agit bien d'un déplacement, mieux, il s'agit d'une rencontre avec des auteurs, des grammairiens qui, de leur côté, depuis Nicolas Beauzée, se sont écartés de la forme d'analyse écrite et ont accordé une valeur explicative à la représentation visuelle des temps verbaux.

                                                     Monument historique
Pendant que d'autres artistes se mesurent au Grand Palais ou au château de Versailles, je me frotte moi aussi à un monument historique mais ce monument est encore vivant et indemne de toute intervention d'une commission de protection du patrimoine. Je ne veux pas cantonner mes déplacements sous les voutes d'un bâtiment restauré, je veux naviguer dans un monument toujours en construction, dans une œuvre jamais édifiante.

                                                          Sémiométrie
D'après Jean-François Steiner, c'est Charles E. Osgood qui a introduit le concept "d'espace de sens". Dans l'introduction de son livre sur la sémiométrie, il évoque "Ces intuitions qui nous laissaient attribuer une distance de sens entre les mots [...] elles étaient l'expression d'une réalité qui, pour apparemment inaccessible à un instrument d'observation objectif, n'en était pas moins stable...". La sémiométrie a été développée par les instituts de sondage dont le travail consiste à enregistrer les valeurs numériques attribuées à une liste de mots par les personnes sondées et à les représenter suivant des axes prédéfinis, sous forme de "nuages de mots".

                                                         Art conceptuel
Beaucoup d'œuvres des artistes conceptuels se distinguent par leur forme écrite : définitions éditées sur feuilles A4 et posées sur le rebord d'une fenêtre ou propositions directement écrites sur les murs des galeries. "Toutes les choses que je connais mais auxquelles je ne pense pas en ce moment", 1969. Robert Barry nous place physiquement devant quelque chose de difficilement concevable, ou de difficilement représentable comme il avait commencé à le faire dans ses photographies des gaz inertes. Je me souviens de ses adverbes de lieu éparpillés sur le blanc du mur.

Richard Monnier, avril 2011