Richard Monnier
Dossier mis à jour — 23/04/2024

C'est moi qui souligne

C'est moi qui souligne
Textes et entretiens : 1976 - 1992

1 Fonction informatrice du moulage en cire de l'intérieur du cœur (expérience de L. de Vinci).
2 Fonction reproductrice (consommatrice) du moulage de la sculpture.

Dans les deux cas : antériorité d'une forme :

1 qu'un désir de connaissance pénètre pour s'instruire
2 qu'une nécessaire conservation demande de reproduire.

1 Une forme dont l'extériorité ne livre pas le fonctionnement interne : la cire chaude en empreinte les parois. La cire froide en fiche la circulation
2 Une forme dont seule l'apparence est intelligible : le plâtre liquide en épouse les contours. Le plâtre sec en fixe le volume.

1 Quand l'expérimentateur coule la cire dans les ventricules rien de ce qui'l voit ne lui permet de déduire les caractéristiques de l'organe qu'il étudie. Précisément c'est l'ambiguïté de la forme apparente qui l'a induit dans son expérimentation.
2 Quand coule le plâtre dans le moule plus rien n'est à découvrir pour le sculpteur. Précisément, c'est quand il a évalué que sa forme répondait à ces préoccupations qu'il l'a jugée définitive, définie : reproductible.

1 Le moulage des ventricules ne révèle qu'un agencement à l'expérimentateur, les correspondances que celui-ci discerne ne peuvent qu'appeler à un fonctionnement plus général : l'organe a été isolé empiriquement. Impossible de fixer l'attention sur le moulage comme objet où se condenserait une connaissance objective. Plus il est saisi dans ses détails plus il s'abstrait de demande d'aller voir ailleurs. Plus l'organe est compris, plus il signale ses afférences. Connaissance diffuse.
2 Dans le moulage se concentre une somme de connaissances. Même si dans l'élaboration des esquisses, du modelage, le sculpteur s'est écarté d'une vision traditionnelle, même s'il a affronté des incertitudes, le moulage n'offre plus dans sa définition, qu'un lieu où se fixent, se nouent, s'objectivent, une histoire, un sujet, une expérience. Le regard doit contourner le volume pour lier les partie, l'envelopper pour comprendre l'intention. Objet à reconnaître, que la reproduction multiplie uniquement.

Dans les deux cas, on peut toutefois distinguer un même moment où l'expérimentateur et le sculpteur ne peuvent qu'assister l'inscription : la cire et le plâtre se figeant. Moment où la plasticité s'affirme silencieusement.

1 Ce moment inaugure la découverte de l'expérimentateur. Toutes les précautions que celui-ci met en œuvre ont pour fin de faire apparaître des particularités que ses expériences précédentes, ses intuitions, ses réflexions ont pu lui suggérer. Un défaut, une surface indéchiffrable, seraient encore instructifs quand à la qualité des parois et à la configuration de l'organe. Refaire l'expérience ne sera pas ici reproduire le moulage. Même quand celui-ci réapparaît identique, il confirme seulement une première lecture. Quand il est différent, il l'infirme et reconduit alors l'expérience laquelle s'affirme de toutes façons.

2 Ce moment termine la reproduction du modelage dont le moulage efface l'originalité en le répétant et en absorbant d'un seul jet, sous une apparence polie, le travail laborieux de la terre. Toutes les techniques que le sculpteur met en œuvre obéissent à cette exigence : que le moulage lui restitue le modelage durablement. Ainsi la sculpture apparaît toujours déjà une reproduction, ainsi s'éloigne indéfiniment le lieu et le moment de son élaboration. (1976)

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.

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Une idée fixe le lichen : fleurir toute l'année.

In cat. "Dedans... / Dehors... / Propositions", Centre culturel de Bretigny-sur-Orge, 1982.

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Les notions d'art abstrait ou d'art concret sont inopérantes pour décrire de nombreux travaux. L'étiquette "nouvelle abstraction" n'a pour moi aucun sens, sauf celui nécessaire à remplir les cases vides des critiques désœuvrés. Max Bill, pour se distinguer de l'art abstrait qui "résulte d'une transformation ou d'une déformation de la nature sensible", invoquait un art concret "qui en serait rien d'autre qu'une concrétisation des idées".
Ces deux conceptions ne me paraissent pas du tout exclusives à condition toutefois que cette "transformation de la nature sensible" concerne et soit déduite uniquement du matériau employé dans la sculpture, que le processus de formation soit déduit de la structure interne du matériau (angle de frottement interne du sable, enroulement des cylindres de papier par exemple).
C'est en ce sens que j'intitule mes pièces : "Formes extraites". Je n'ai pas puisé les ellipses dans le répertoire quasi illimité des formes géométriques, leur agencement ne doit rien à un modèle mathématique. C'est en considérant toutes les potentialités d'un tuyau en P.V.C. que je déduis ces formes. Cette conduite aboutit finalement à un paradoxe (qui n'est pas la moindre des qualités de cette sculpture) : les qualités spécifiques du matériau sont si bien exploitées qu'on ne reconnait même plus sa forme originelle. (cette remarque est vraie aussi pour les "Solides" en carton ondulé). (1985)

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New-York, Nouvelle-Calédonie, sont des noms que l'actualité a banalisés, rendant de plus en plus lointaines et inconnues, la ville d'York et La Calédonie. Est-ce à cause d'un point commun avec son pays d'origine que le colon a ainsi nommé ces lieux ? Où est-ce au contraire le désir de créer des repères avec des noms familiers sur une terre qui lui est étrangère ?
L'une des attitudes n'exclut pas forcément l'autre. La découverte d'un élément reconnaissable, aussi infime soit-il, peut être une amorce pour une identification rapide. On retrouve le même phénomène dans l'histoire de l'art : "néo-réalisme", "nouveaux-fauves" ou "nouvelle abstraction" sont des étiquettes qui désignent un aspect de l'actualité de l'art mais qui en même temps témoignent d'une volonté d'appartenance à une histoire. Dans les deux cas, l'acte d'identification sommaire trahit souvent plus une volonté d'appropriation qu'un désir de découverte. Ces réflexions ne sont évidemment pas sans incidence sur mon attitude dans le milieu artistique et en tant qu'artiste enseignant, car je peux être aussi bien l'objet ou l'auteur de cette appropriation. Dans un milieu comme l'école des Beaux-arts, destinée à l'affirmation des personnalités, je suis sensible au risque de passer trop rapidement de la découverte à l'identification et de l'identification à l'appropriation. (1987)

In livre de présentation, École des beaux-arts de Grenoble, 1987.

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Le plein que j'expose, c'est le vide de ma demeure.
Pour la taupe, creuser est une nécessité. Volonté aveugle. La décision d'élever une taupinière n'est pas le résultat d'une conscience claire. Volonté aveugle. C'est l'expression d'un moment ultime qui permet de prendre sa respiration.

Ce qui est visible est seulement un extrait du travail souterrain. La répartition apparemment aléatoire des taupinières ne révèle pas l'organisation interne des galeries.
L'aire occupée par la taupe n'est pas son territoire. La taupe ne dispose pas de l'espace cerné par les galeries. Le premier tracé oriente définitivement ses déplacements. Si elle veut changer de terrain, il lui faut creuser de nouveau.
Les taupinières sont nuisibles pour les petites cultures de jardins de banlieue ; elles sont utiles pour les larges champs de la culture, elles aèrent.
Dès que la taupe se montre à l'air libre, elle est une proie facile pour le premier prédateur venu.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.

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On sait que le sable meuble n'est pas plastique, qu'il ne restitue pas l'empreinte qu'on lui impose. Le langage courant affirme qu'on ne construit pas sur du sable. On relève par là son manque de cohésion interne, son instabilité. Dans "Ce sol", j'ai mis en œuvre une constante : l'angle de frottement interne, bien connu des terrassiers. C'est-à-dire que l'angle de la pente dû à la chute du sable est constant. Ainsi, avec l'apparition de plans réguliers, j'ai pu "construire" des figures géométriques.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.
(Extrait de l'entretien avec Philippe Cyroulnik)  

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Avant de m'installer dans un travail, j'aime pouvoir me promener dans plusieurs directions, multiplier les expériences, même si certaines n'aboutiront jamais. C'est ce qui me permet ensuite de choisir et de prendre une direction précise. Par exemple, lors de la réalisation de la série des "Vice-versa" avec de la mousse de polyuréthane et des tuyaux vinyliques dans l'eau, j'ai retrouvé subitement un phénomène qui m'avait frappé quelques années auparavant. Il s'agissait de plaques de glace restées suspendues horizontalement dans les hautes herbes après une décrue de la Saône, comme un signal naturel du niveau maximal de la montée des eaux. La mousse de polyuréthane se répandant sur l'eau puis suspendue aux tuyaux verticaux restituait fidèlement sinon l'image que j'avais vue mais au moins la relation des éléments entre eux. Et c'est cette relation que j'essaie depuis de mettre en œuvre.

In cat. "R.M. : 1977-1987", Crédac, Ivry ; Musée Ziem, Martigues ; Galerie Arlogos, Nantes, 1987.
(Extrait de l'entretien avec Philippe Cyroulnik)
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Le lever du soleil, l'événement le plus quotidien entre tous.
Quelle naïveté me pousse à assister aux levers de soleil au dessus de Belledonne pendant deux mois ?
Je ne sui spai assez inquiet pour y chercher seulement la confirmation de ce que je sais déjà, et pas assez instruit pour attendre un événement nouveau dans une course aussi bien réglée que celle du soleil entre deux solstices.
Ma naïveté est une naïveté éprouvante. Pas seulement parce que c'est pénible de se lever tôt le matin, mais parce qu'elle me conduit à éprouver les phénomènes : les ressentir physiquement et vérifier leur dimension.
La ligne brisée d'une chaîne de montagne est un graphique idéal pour repérer point par point, jour après jour, le déplacement du lever du soleil.
Cette ligne désigne aussi bien du temps, que de l'espace.
La montagne est alors à la fois un plan opaque et une courbe qui mesure. Une masse qui insiste, et une ligne qui fuit.

In "Numéro 1", École des Beaux-Arts de Grenoble, 1989

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Extrait d'un entretien fictif avec H.S.

H.S. : Croyez-vous que l'insistance avec laquelle vous traitez différents matériaux ou que votre attention à l'organisation interne des formes puissent avoir un écho parmi les préoccupations de l'art actuel largement orienté sur la question de l'objet et sa présentation ?

R.M. : L'attitude qui consiste à collecter, sur le mode de la déclinaison et de la sérialité, aussi bien des images que des objets s'inscrit finalement dans la tradition du modernisme. C'est toujours une appropriation du monde par la réitération d'un même geste signature où l'artiste cherche simplement la confirmation de sa propre existence.
À la place d'un art "positif apologétique" et de son opposé, un art "contradictoire critique", Baudrillard* voyait émerger un art "homologue collusif" où la "systématique objective" du geste de l'artiste rejouait et faisait le jeu du monde de la production.
L'art américain des années 60 était antérieur et servait de matière première à la réflexion de Baudrillard, tandis qu'aujourd'hui, l'œuvre de Haim Steinback, par exemple, n'est est que la dernière illustration.
Quant à moi, je ne m'identifie ni à un geste ni à une forme ni à un matériau particulier, au risque d'ailleurs d'être considéré comme un amateur, puisque mes déplacements successifs m'empêchent d'accumuler de l'expérience. Je me fond dans les formes que les qualités du matériau autorisent. En me laissant envahir par les choses, je manifeste une volonté de dessaisissement qui est à l'opposé des appropriations tous azimuts. Et si une identité est repérable parmi la diversité de mes œuvres, elle en est la résultante et non un principe directeur.

* "Pour une critique de l'Économie politique du Signe", ed. Gallimard, coll. Les Essais, Paris, 1972.

Publié sous une autre forme in numéro hors série des Beaux-Arts Magazine, publié à l'occasion de l'exposition Nos années 80, Fondation Cartier, 1989.

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Au début de l'hiver, l'escargot sécrète une membrane protectrice, un opercule dont on découvre l'aspect singulier quelques mois plus tard, lorsqu'il s'en libère sur le lieu même de sa retraite. L'opercule n'est pas à proprement parler l'empreinte d'un organe.
Abandonné sur le sol, il reste difficilement identifiable : ni œuf ni mue. Néanmoins, il se distingue nettement de tout bris et de toute déjection. Il est une forme particulière d'expression, un genre unique, ce qui est tout naturel pour un hermaphrodite.
Nécessairement, l'escargot se sépare de son opercule là où il l'a sécrété. Ainsi, l'opercule représente en un seul et même lieu, à la fois une retraite et un départ, une réserve et un abandon.
Généralement, c'est plutôt la pellicule de bave laissée sur son passage que les observateurs pressés retiennent comme trace caractéristique de l'escargot. A partir de cette trace, on peut suivre ses déplacements, repérer ses activités quotidiennes. Mais l'itinéraire ainsi établi ne rend compte que des nécessités de la vie courante. Par contre, en conservant tous les opercules que l'escargot a fabriqués depuis sa première hibernation, on peut retracer les étapes successives de sa croissance, on peut suivre son évolution année par année, lire sa biographie concrètement. (1991)

In cat. "Lato Sensu", Musée des Beaux-Arts de Mulhouse, 1991. 

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"L'autre" * ; les photos ainsi désignées décrivent noir sur blanc la trajectoire de la lune lorsqu'elle "traverse" ma rue. Plusieurs raisons technico-mythiques m'ont conduit à utiliser le sténopé pour fixer cet événement. Le choix du négatif comme première et dernière épreuve révèle mes dispositions quand à la reproduction.
Ici, la photographie n'est pas considérée comme trace d'un moment unique indéfiniment reproductible mais comme unique trace d'un moment qui se reproduit, reproduction céleste celle-là. (1992)

* Comme souvent chez Monnier, le titre de ces œuvres a changé ; ces photographies sont désormais désignées par la date du jour de la prise de vue. (Note de l'éditeur) 

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Toutes les formes réalisées au C.I.R.V.A. obéissent à un même principe de base : le verre pilé est fondu sur le sable dont les pentes sont produites par écoulement naturel, soit sur des plaques carrées, la forme extérieure est alors pyramidale, soit sur des plaques rondes, la forme extérieure est alors conique. Un trou percé dans ces plaques produit, toujours grâce à l'écoulement du sable un cône creux. Ce principe quoique limité, permet de multiples combinaisons. Je me suis arrêté pour l'instant à la forme du sablier, une vision paradoxale du sablier. L'écoulement du sable est antérieur au sablier et il détermine la forme des cônes en verre qui ne verront jamais le temps passer. (1992)

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"La colonne sans moyen" est réalisée avec du grillage à poule qui est fabriqué avec des fils de fer torsadés deux à deux puis pliés suivant un angle tel qu'ils forment une maille hexagonale. Cette opération basée sur un geste simple est encore considérée, son exploitation industrielle en témoigne, comme une des façons la plus économique de produire de la surface.
En superposant plusieurs couches de ce grillage et en faisant coïncider les mailles entre elles, il est possible de torsader deux à deux, les fils de couches consécutives. Une fois que les couches sont solidaires, il est possible de les écarter d'une distance telle qu'il se forme une sorte de maille à trois dimensions.
A partir de ce procédé qui doit ses qualités abstraites à un geste archaïque, il m'a été difficile de ne pas rendre hommage à Brancusi, d'autant plus que les zig zags verticaux du grillage m'y encourageaient.
Hommage un brin dérisoire, la colonne, très souple, a du mal à se supporter elle-même.
Hommage critique sans doute quant au point de vue convenu suivant lequel Brancusi aurait enfin considéré le socle comme forme à part entière s'intégrant à la sculpture qu'il supporte. Ici, ce point de vue est respecté au pied de la lettre, sculpture et socle sont une seule et même chose. (1992)


Richard Monnier