Rajak Ohanian
Dossier mis à jour — 30/06/2021

Aux bardes de la frontière

Aux bardes de la frontière
Par Annie Le Brun
Préface de l'exposition Métamorphoses au Quartz de Brest, In De l'inanité de la littérature, Jean-Jacques Pauvert aux Belles Lettres, 1994

Plus aventureux que de mener au bout du monde, il est des voyages au cours desquels les limites disparaissent dans la dentelle de leur écume. En ce qui concerne Rajak Ohanian, je ne sais ce qui l'a, un jour, conduit aux confins de la Bretagne. A-t-il eu envie de se pencher au bord de cette « péninsule spectatrice de l'Océan », dont parle Pline ? Ou bien a-t-il voulu approcher la raison obscure de son émergence ?

Qu'importe, les photographies qu'il en a rapportées nous font voir, au-delà des choses elles-mêmes, une façon de regarder qui ramène à la lisière du regard, à flanc de néant entre ce qui apparaît et ce qui disparaît. Mais en montrant quoi ?
Des pierres, de l'eau, des reflets. Seulement, des pierres, de l'eau, des reflets, pris et repris dans une ténèbre primordiale dont il reviendra sans doute à Rajak Ohanian d'avoir été le premier à nous la rendre visible. Et à nous la rendre visible, grâce à l'instantanéité de la photographie, comme la force qui donne forme et aussi matière et, de surcroît, matière à métamorphose.

Deux années durant, à l'affût saison après saison, Rajak Ohanian en a, en effet, guetté les apparitions décisives, faisant soudain de la mer un bouclier de mica, de l'horizon un ventre de granit, du creux de la vague un nid d'aigle pétrifié...Étrange œuvre au noir, rappelant celle de la poésie celte, où le plus ou le moins de ténèbre détermine le trop ou le peu de ce qui survient :
Je te salue, barde de la frontière, puisses-tu être auprès de celui dont les os sont de brouillard en un lieu où s'abattent deux caractères de vent. 1
Comme si le même désir de côtoyer l'origine empêchait, dans l'un et l'autre cas, entre métamorphose et métaphore. Au point de permettre à Rajak Ohanian, la violence photographique aidant, de saisir l'instant du passage entre ce qui est et ce qui n'est pas, pour nous montrer, en suspend au-dessus du temps, des ravines de lumière plus sculptées à même l'eau que les chemin de la mer s'incrustant dans le sable, un déferlement d'œufs de pierre sur lesquels il ne saurait être question de marcher mais bien de courir, des guerriers-citadelles surgissant pour faire barrage au jour...
Jusqu'à ces rochers - barques des morts ou gisants - pris dans une infinie dérive minérale, semblable à celle dans laquelle le barde Taliesin se laisse emporter vers la splendeur aventureuse du mythe où le temps sombre définitivement :
J'ai été dans la Citadelle,
avec Dylan, fils de la Vague,
sur une couche, au centre,
entre les genoux des rois,
lorsque les eaux comme les lances
ardentes, tombèrent du ciel
jusqu'au plus profond.
2

Dérive semblable, non parce que ces vers du Cad Goddeu me reviennent en mémoire pour illustrer paradoxalement les photographies de Rajak Ohanian, mais parce que les uns et les autres par le même projet de transmettre le même vertige et par le même désir de le fixer.
Est-ce alors la raison, naïve, affolée, pour laquelle Rajak Ohanian découpe systématiquement en quatre le champ de vision? Peut-être. Mais on aurait bien mauvaise grâce à lui en faire grief quand, aujourd'hui tout nous dissuade d'aller au-devant de l'énigme et nous détourne de cette quête, avec laquelle se confond justement la poésie celte, où l'individualité ne se conçoit au contraire qu'à travers le passage à l'autre, fût-il inanimé, pour conduire à la conscience globale. Aussi, la profonde honnêteté de Rajak Ohanian est-elle de lancer cette géométrie sur le vide comme une croisée de corde au-dessus de l'abîme, pouvant seul nous engager à retrouver une familiarité avec le chaos qui, pour être l'apanage de la vraie poésie, est notre plus intime lien au monde.

Et c'est là que le travail de Rajak Ohanian s'affirme en curieux courage de remonter vers l'essence des choses, à ce point dangereux où elles peuvent, en nous comme en dehors de nous, être elles-mêmes et leur contraire. Si, en effet, le barde gallois peut d'emblée plonger dans l'essence des choses :
Pendant une année et demie (...)
j'ai été courant marin, j'ai été aigle,
j'ai été bateau de pécheur sur la mer,
j'ai été victuaille du festin,
j'ai été goutte de l'averse,
j'ai été une épée dans l'étreinte des mains,
j'ai été bouclier dans la bataille...
3,

Rajak Ohanian fait le chemin inverse, guettant dans l'instabilité des apparences comment prendre la forme à revers, à l'instant où elle s'incarne. Et notre chance est qu'il réussit à nous le montrer, en jouant des ténèbres, comme d'un raccourci fulgurant pour aller du mythe de l'énigme à l'origine du mythe.

C'est ainsi que, tout naturellement, de muraille en gouffre d'obscurité en brillance..., il retrouve, intactes, des villes englouties et le grand air de leurs citadelles absolues. Il était une fois la ville d'Ys, dit-on. La faisant émerger d'entre les immenses déchirements du rocher ou des minuscules miroirs d'eau redevenue prisonnière, Rajak Ohanian établit simplement la nécessité du chaos, pour qu'à chaque fois il soit une fois.

  • — 1.

    Taliesin, "Conjuration hostile", in Jean Markale, Les grands bardes gallois, Paris, Falaize, 1956, p.62

  • — 2.

    Taliesin, "Migrations", in Jean Markale, Les grands bardes gallois, op. cit. p.66

  • — 3.

    Taliesin, "Migrations", in Jean Markale, Les grands bardes gallois, op. cit. p.64