Rajak Ohanian
Dossier mis à jour — 30/06/2021

Rajak Ohanian : un regard sur l'humain et sur l'urbain

Rajak Ohanian : un regard sur l'humain et sur l'urbain
Par Laurent Godin et Dirk Snauwaert, 2004

Rajak Ohanian appartient à cette génération de photographes qui a émancipé la photographie de la reproduction dans des publications imprimées (livres, revues) comme unique vecteur de visibilité. Ils ont développé les potentialités qualitatives du médium en travaillant à produire des images d'expression plastique et en recherchant méthodiquement des situations sociales particulières : cela leur a permis d'obtenir une reconnaissance d'un autre type et d'opérer des rapprochements entre le champ des arts plastiques et ceux du cinéma documentaire et de l'enquête scientifique.

Pendant son long parcours de presque cinquante ans de photographie, Ohanian a connu une évolution en deux phases majeures. A ses débuts, il est proche des photographes humanistes le plus souvent liés aux agences de photoreporters, comme Robert Doisneau, qui poursuivent l'image saisissante, l'instant décisif ou le document-témoignage. Puis, il a adopté des méthodes de travail fondées sur des protocoles rigoureux tels qu'ils étaient pratiqués par la sociologie structuraliste et l'art conceptuel, et qu'on trouve aussi, plus récemment, dans les approches de Patrick Faigenbaum ou de Marc Pataut. Abandonnant le reportage-document des débuts, il s'orientera au fil du temps vers des sujets moins spectaculaires : un groupe de personnes, un pays ou une ville feront ainsi l'objet d'enquêtes menées dans la durée sur un lieu précis et ceux qui l'habitent. Il captera ainsi l'essentiel d'un lieu, d'un milieu, et construira une autre articulation du "document social", moins axé sur le  témoignage complice que sur l'analyse distante et la description. Parallèlement à ces projets définis sur la longue durée, il continuera à faire des portraits de personnes qu'il admire.

Le Rectangle et L'Institut d'art contemporain se sont engagés à présenter "en première" deux grandes suites datant d'il y a quelques années. Les photographies qui composent ces suites ont été produites, spécialement pour ces expositions, à la taille initialement prévue par l'artiste qui n'avait pu jusqu'ici - faute de moyens - les réaliser à la dimension et au déploiement dans l'espace qu'il leur avait assignés.

L'exposition au Rectangle s'ouvre avec une trentaine de Portraits. Le genre du portrait est central dans la pensée esthétique de Rajak Ohanian en ce qu'il lui importe au plus haut point de représenter une personne dans toute sa dignité et toute son épaisseur psychologique, sans manipulation ni usurpation de l'image d'autrui. Une approche froide, formelle ou typologique est à l'exact opposé de sa pratique. De ses portraits, se dégage au contraire une grande sympathie, voire une admiration, pour les écrivains, les philosophes, les gens de théâtre, les artistes et les musiciens : Bram Van Velde, Gaston Bachelard, Louis Aragon, Thelonious Monk, Jean-Noël Vuarnet... Il ne les a pas photographiés sur commande ou parce qu'il s'agissait de célébrités, mais parce qu'il les admirait pour ce qu'ils étaient et faisaient. Ses portraits ont été réalisés lors de rencontres où "faire la photo" était accessoire, plutôt un prétexte. Tous rassemblés, ils représentent aussi le portrait et l'étude d'une "communauté d'esprit", et d'autant d'univers et de personnalités qu'Ohanian a accompagnés, fréquentés et photographiés de par son métier mais aussi, et avant tout, en raison de son goût pour la rencontre.

Au-delà de ces photographies de portraits au format habituel, l'exposition se poursuit avec une série de trente-deux portraits à taille presque réelle dont les regards fixent le spectateur. Cette galerie monumentale, intitulée Portrait d'une PME, a été réalisée en 1999. Plutôt que de mettre l'accent sur la qualité ou les défauts d'un visage, ces portraits décrivent et documentent le corps social particulier et typique de l'univers de travail que constitue une PME.

Ohanian avait déjà développé ce type de projet dans une grande série réalisée entre 1979 et 1982, Portrait d'un Village, où il avait représenté les quarante-quatre habitants d'un petit village de Bourgogne, Sainte-Colombe-en-Auxois (Côte-d'or). Dans ces ensembles, il met en oeuvre, avec les moyens de l'esthétique, une approche comparable à celle des enquêtes sociologiques : établir le relevé d'une microsociété vivant dans un lieu relativement isolé, à la fois par la description des gens et de leurs modes de fonctionnement et d'échanges et par celle de l'économie du lieu et de ses transformations. Ohanian a été l'un des artistes qui ont introduit dans la création photographique la notion d'observation de "systèmes de vie réelle" et élaboré les méthodes d'investigation propres à la mettre en œuvre. Le monde du travail industriel, peu représenté en art, n'est pas traité comme un sujet héroïque, avec des poses destinées à exprimer l'élan dramatique de l'ouvrier et de celui du photographe, comme c'est le plus souvent le cas. L'ouvrier bénéficie d'une approche totalement dédramatisée, toute activité et toute productivité arrêtées, au repos, sous une lumière égale et dans des poses presque sereines.

Dans Portrait d'une PME, Ohanian a mis en scène de façon minimale le personnel d'une PME lyonnaise spécialisée dans l'impression sur tissu et appartenant donc à un secteur économique en voie de disparition. Ce qui est assez exceptionnel, c'est qu'il ait inclu dans son projet l'ensemble du personnel, aussi bien les ouvriers que les employés et la direction. Les prises de vue en pied, frontales, montrent les trente-deux personnes faisant directement face à la caméra et établissant ainsi comme un retour du regard : elles ne sont pas traitées comme des sujets passifs à l'intérieur de leur cadre, mais le cadre mis en place, justement, par le photographe leur permet au contraire d'établir un lien avec le monde extérieur, celui du spectateur. Les toiles de fond sont l'image d'un microstudio de photographie, évoquant ceux des photographes d'autrefois. Le décor est néanmoins composé de rouleaux de textile imprimé, le produit du travail des portraiturés qui ont apparemment décidé de leur pose en accord avec le photographe, et que donc ils ont choisi l'image qu'ils allaient donner d'eux. Le décor unique fait ressortir les contours et les modelés des corps. Ces portraits traduisent bien les partis pris d'Ohanian : non seulement son intérêt pour le document social et la mesure d'un milieu social et économique, mais aussi et surtout la mise en exergue de la dignité de ceux qui sont représentés. Il réinvestit ainsi le genre classique du portrait plus sur le mode de la rencontre avec l'autre que sur celui du constat froid et mécanique des conventions de la représentation.

La ville est aussi une situation qui a été privilégiée par la photographie pour capter les réalités et les transformations sociales et économiques. La complexité et les sensations fortes suscitées par l'environnement urbain de la grande métropole sont constitutives de la naissance du modernisme. C'est là que les artistes ont cherché à saisir les rythmes, gestes, climats, structures, flux et espaces-temps qui structurent cet organisme extrêmement complexe de la vie dans la société moderne.

A Chicago, la série de suites présentées à l'Institut d'art contemporain, est une ode à la première ville moderne de la planète. Réalisée entre 1987 et 1989, elle compte au total seize suites dont sept sont montrées à l'IAC. Ces grandes suites de trente-six photos ont été produites et construites selon un protocole précisément défini. Toutes les prises de vue d'une pellicule de trente-six poses au format 24 x 36 constituent une série ; l'angle de prise de vue et le cadrage sont fixés une fois pour toutes pour toute la pellicule. Ohanian installe son appareil photographique dans des endroits précis, souvent guidé par la configuration géométrique du fond qui introduira par contraste un rythme différent de celui du mouvement des passants : la rigueur et la régularité du cadrage et du dessin de toutes les photos est perturbée par les mouvements des passants qui viennent ainsi définir la ville dans sa durée. Plus aléatoire que séquentiel, à l'image des rythmes syncopés du blues et du jazz, les trente-six photos se fondent en une nouvelle composition photographique unique et monumentale de 300 x 330 m : trente-six visions moléculaires de la réalité fusionnent en une improvisation et une variation de rythmes.

L'observation des attitudes et des gestes des passants, effectuée dans des endroits précis de la ville (la rue, des places publiques, des bâtiments) et à différents moments sur une période d'environ deux ans, permet d'enregistrer une évolution dans la durée. La rue est un lieu idéal pour introduire de l'aléatoire et faire apparaître des spécificités qui ne relèvent plus alors de la seule vision et de la seule décision du photographe. On ne contrôle plus ce qui arrive dans l'image. On saisit un instant de réalité, non plus dans une optique naturaliste mais en faisant entrer le hasard dans les images. Le cadrage précis éloigne également de la posture classique du photographe de rue qui se projette dans l'image, qui signifie au spectateur qu'il est bien là, notamment par un cadrage accentué. Dans les images d'Ohanian, le spectateur ne s'identifie pas au photographe derrière le viseur : la neutralité apparente de l'appareil photographique face aux mouvements qu'il enregistre traduit le scepticisme d'Ohanian vis-à-vis de la photographie comme document instantané, "cru" et donc authentique. Par son approche stylisée et réglée par un protocole rigoureux, il essaye de s'approcher autrement de ce qui structure la réalité de la modernité. Si on a du mal à reconnaître Chicago, on peut néanmoins situer les photos grâce à quelques détails de bâtiments typiques de la ville. Faire pourtant abstraction de la ville typique pour y installer des rythmes différents, c'est apparemment ce qu'Ohanian considère comme l'expression de la véritable caractéristique de cette métropole, qu'il associe au rôle important qu'elle a joué dans l'émergence et la reconnaissance de la musique populaire noire au XXe siècle. Ces suites révèlent l'"autre" regard que porte Rajak Ohanian sur la ville, différent de celui d'une photographie urbaine actuelle en ce qu'il s'attache plus à montrer les individus et la façon organique d'habiter l'espace qu'à souligner l'organisation orthogonale de l'espace urbain par l'architecture.