Rajak Ohanian
Dossier mis à jour — 30/06/2021

La lumière est naturelle

La lumière est naturelle...
Par Philippe Dujardin, 2001

La lumière est naturelle. Il a donc fallu consentir aux caprices du temps, du temps météorologique. Il a fallu consentir, aussi, au rite et au temps de la pose.

Temps de la pose...
« POSER n'est terme de peinture que dans cette phrase. Poser le modèle, c'est mettre un homme ou une femme dans différentes attitudes, pour dessiner ou peindre d'après ce modèle. C'est le processeur du mois qui est chargé du soin de poser le modèle à l'académie. Voyez ACADEMIE. On dit, cet homme entend bien à poser le modèle. » Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765.

Moins d'un siècle plus tard, le même terme signifie « Prendre une certaine attitude pour se faire dessiner, pour se faire peindre. Il pose bien. J'ai posé aujourd'hui deux heures chez mon peintre. » Dictionnaire de l'Académie française, 1835.
Non plus « être posé », mais « poser », soit se faire dessiner, se faire peindre. Autres temps, autres mœurs !

Le portrait est en pied. Le photographe, à quelques pas de son modèle, a opéré en légère contre-plongée.

Portrait...
« Portrait (Peinture) [...] Le principal mérite de ce genre de peinture est l'exacte ressemblance, qui consiste principalement à exprimer le caractère et l'air de physionomie des personnes qu'on représente. [...] Dans tout portrait, on ne peut trop le dire la ressemblance est la perfection essentielle. »
« Portrait en pié (Peinture), c'est un portrait en grand comme nature, et qui représente la personne toute entière debout. Nous avons quelques portraits en pié de rois, de princes, de généraux ; mais il était réservé à la folie de Néron de se faire peindre en pié sur une toile de cent vingt piés de haut. C'est Pline qui nous l'apprend... » Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765.
Hors le cas mégalomaniaque évoqué, l'archétype du portrait en pied ne serait-il pas ce Louis XIV, roi en majesté, peint par Rigaud en 1701, dont les vignettes ont orné plus d'un manuel scolaire ?

Et cependant, ici, nul dais à baldaquin, nul manteau royal. Pas même d'habit du dimanche. Le vêtement est celui-là " de tous les jours ", de l'un de ces jours ordinaires, de ces jours ouvrés qui n'appellent nul apprêt ou afféterie ; mais plutôt le simple confort, la protection contre le risque, la tolérance à la souillure. L'un de ces jours de prise de vue, comme un autre jour parmi les jours ouvrés.

Alors ! Où sommes-nous ? En quel temps, cette pose, en quel lieu, ces portraits en pied, nous projettent-ils ?

Nous sommes dans le temps. Dans le temps continué de la geste manufacturière. Cette geste s'applique à une activité dite d'ennoblissement des tissus. Ennoblissement de la matière, donc. Des millions de mètres de tissus ennoblis, ici, chaque année, témoignent trente-deux échantillons constitués en toiles de fond. Le cadre ainsi établi n'aura rien retenu de la chaleur des étuves, du bruit cadencé des machines, de l'odeur d'alcali. Il est là pour la pose : atelier du photographe dans le grand atelier que le spectateur ne peut que deviner aux indices déposés, malgré tout.

Nous sommes dans le temps indéfiniment reconduit de la diaspora. Diaspora des pourchassés, des laborieux, des prolétaires. Cohorte des patronymes. Homophonies originelles, homophonies familiales.

Nous sommes dans le temps propre de la posture à laquelle chacun aura consenti : il a été posé. Que chacun aura adoptée : il pose. Face à l'opérateur. Dos au motif textile aléatoirement disposé. Jambes rarement écartées. Mains le plus souvent à l'aplomb du corps : paume aux trois quarts ouverte, paume à demi fermée, paume cachée ; les pouces, les doigts effleurant le tissu du pantalon. Une main gauche retient une paire de lunettes ; un index est au contact du pouce droit. Mains croisées dans le dos, les avant-bras plus ou moins visibles. Mains dans les poches du pantalon, de la combinaison de travail, de la veste de travail ; une main droite est à l'aplomb du corps, l'autre dans la poche gauche du pantalon. Bras croisés à hauteur du plexus, dissimulant ou non les poignets, l'un ou l'autre poignet. Mains aux hanches, doigts ou pouce tourné vers l'appareil de prise de vue. Mains suspendues par deux doigts à l'échancrure de la poche du pantalon. Une seule a croisé les mains à hauteur de bassin, le poignet droit retenant l'avant-bras gauche. Un seul pose de trois-quarts, le bras gauche à peine visible ; la veste est de tweed.

Nous sommes dans le temps d'une rémanence. Rémanence d'une certaine chimie de la photographie : le temps de l'argentique ; le temps du Noir et Blanc et du doux « éboulis » de ses nuances. De l'ennoblissement par la transposition du motif dans le monde achromatique du dessin, de la gravure.

Nous sommes devant l'effet du geste photographique de l'agrandissement.
« Agrandissement se dit figurément de l'augmentation et de l'accroissement en biens, en fortune, en dignités. Cette famille doit son agrandissement à tel prince. Dictionnaire de l'Académie française, 1835
« Agrandisseur, Appareil employé en photographie pour les agrandissements ». Nouveau Larousse Illustré, 1897

Nous sommes dans le temps et devant l'effet du geste démocratique de l'agrandissement. L'augmentation en dignité aura été telle que La Déclaration universelle des droits de l'homme  (1948) a constitué les individus en personnes égales en dignité avant même de les dire égales en droits.
Le manteau du monarque est donc là. Il est celui du regard que le photographe a jeté sur ceux qu'il a magnifiés, ennoblis.

Le photographe aura-t-il, au total, dressé le portrait d'une PME ?

« Portrait, Image, Figure, Effigie (syn.)
L'effigie est pour tenir la place de la chose même. L'image est pour représenter simplement l'idée. La figure est pour montrer l'attitude et le dessein. Le portrait est uniquement pour la ressemblance.
On pend en effigie  les criminels fugitifs. On peint les images  de nos mystères. On fait des figures  équestres de nos rois. On grave les portraits des hommes illustres. » Encyclopédie, Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1765.

Il y aura eu trente-deux portraits. Trente-deux portraits dessinant l'image d'une PME. Par le truchement d'un photographe-processeur nous nous serons fait une « idée » d'une PME. Est advenue, en sus, par ce truchement, comme une « démophanie » : l'apparaître, non d'hommes illustres, mais d'un « peuple » ordinaire et ordinairement caché.