Slimane Raïs
Dossier mis à jour — 08/09/2016

Pour parler

Pour parler, entre art et sociologie - rencontre avec Slimane Raïs - Introduction
Par Pascal Nicolas-Le-Strat, Presses Universitaires de Grenoble, 2002
[...] Pour parler. L'œuvre de Slimane Raïs se réalise sous le signe de l'échange et de la conversation. C'est aussi de cette façon que ce livre a été confectionné, sur le mode d'une conversation, une conversation qui s'amorce en février 2000 dans le cadre d'un séminaire de la Biennale d'art contemporain de Lyon, plus précisément à l'occasion de l'initiative L'art sur la Place, et qui se poursuivra sur deux années, au bon vouloir de l'un et de l'autre, en fonction des disponibilités d'emploi du temps et des contraintes de déplacement. Comme toute conversation, elle connut des lenteurs et des accélérations, ses temps de latence et ses moments plus intenses ; elle sut s'interrompre pour mieux se relancer. Ce livre est issu de ce cheminement (le fil discontinu d'une conversation) et sut profiter des entrecroisements qui jalonnent cet échange.

Une rencontre fut à l'origine de ce livre et elle en resta la principale raison d'être : comment une problématique sociologique rencontre une démarche artistique ? Qu'est-ce qu'elle peut en dire ? Et surtout comment réussit-elle à en parler ? Ou, plus exactement, comment l'approche sociologique et l'approche artistique parviennent-elles à se parler ? Les mots ont leur importance. Il ne s'agit pas, pour le sociologue, de se saisir d'une réalité et de l'élaborer d'un point de vue méthodologique et conceptuel mais avant tout de rencontrer une démarche et d'échanger avec elle. Dans ce livre, l'œuvre de Slimane Raïs n'est pas prise pour objet - l'objet d'une investigation sociologique - mais elle représente une opportunité de rencontre (une opportunité pour parler), au fil de laquelle un propos sociologique réussit à se développer et à se formaliser.

Ensemble, un artiste et un sociologue allaient donc parcourir cinq années d'un travail de création, un "parcours d'expérience" déjà long qui a mené Slimane Raïs de Grenoble à Ivry, Dortmund ou Lyon, avec, dans chacune de ces villes, l'occasion d'aller à la rencontre des personnes et de travailler avec certaines d'entre elles, le temps d'une création. L'ouvrage s'attarde sur cinq réalisations, simplement parce que ces cinq-là, à tord ou à raison, ont semblé plus accessibles à l'investigation sociologique car, pour le sociologue, la difficulté était bien d'accéder à ces œuvres, qui, par définition, laissent peu de traces. Il devait partir à la quête de ces traces et jamais il n'y serait parvenu si l'auteur de ces œuvres ne lui en avait ouvert le chemin. Comment se rapprocher de ces œuvres ? Comment les approcher alors qu'elles ne sont que partiellement accessibles au regard ou à l'écoute ? Des photographies existent, des vidéos aussi, certains objets conservent le souvenir de l'œuvre mais ces œuvres ne devinrent réellement accessibles que par l'intermédiaire de ces conversations car, à l'occasion de ces conversations, les œuvres redevenaient présentes, re-vivaient dans les mots de leur auteur, dans les rapprochements de mots, dans l'empêchement aussi des mots. En fait, elles se laissèrent découvrir dans le mouvement même de la conversation, et grâce à lui, à travers ses avancées et ses bifurcations, ses hésitations et ses continuités. Le sociologue parvint à cheminer parce que cette parole devint active et qu'il put s'appuyer sur elle. Ce serait trompeur que de dire simplement que la conversation fut le cadre qui permit de discuter les œuvres. Loin d'être seulement un cadre, elle fut, plus fondamentalement, un moyen, un intermédiaire pour accéder à elles, pour négocier un passage vers elles : un moyen de les atteindre en prenant appui sur les mots et les souvenirs de leur auteur, sans se laisser pour autant arrêter par ces mots et ces souvenirs. Ces conversations eurent une fonction de passeur. Laisser passer et faire passer. Tout aussi inexact serait de penser qu'elles constituèrent un "dispositif" commode pour recueillir le "vécu" de l'auteur - et on sait que les sociologues sont habiles pour s'approprier le vécu et le faire "fonctionner" à leur compte. Bien sûr que ce vécu était central car seul l'auteur pouvaient raconter et décrire. Il est bien l'informateur privilégié de son propre travail. Mais, ici aussi, nous insistons ; ces conversations ne furent pas uniquement cela. Elles furent essentiellement un moyen d'accéder aux œuvres et de cheminer à travers elles. Et c'est bien cette idée de cheminement qui est importante. Le sociologue ne se contente pas de collecter des mots et de récolter des souvenirs, il chemine, il construit un parcours à l'intérieur même de ces réalisations, au plus près d'elles. La conversation accordait une nouvelle présence - une présence par les mots et l'échange de mots - à des œuvres qui ne possèdent pas de présence matérielle et physique, ou faiblement. Elle rendait contemporaines des réalisations qui, sans cela, appartiendraient définitivement à la mémoire de l'artiste. Et c'est justement parce que ces œuvres redevenaient présentes, se vivaient à nouveau au présent, que le sociologue pouvait les rencontrer, les ressentir, les regarder... qu'il pouvait lui aussi parcourir ces œuvres. Elles acquerraient une nouvelle actualité, une nouvelle existence, et seule cette présence était accessible, seule cette existence disponible pour l'investigation sociologique.

Sur quoi a porté cette investigation ? Sur des œuvres qui (re)-devenaient présentes par le biais d'une conversation, à travers l'agencement d'un propos. Sur des œuvres qui lui devenaient contemporaines, justement parce que la conversation les disaient au présent. A-t-il travaillé sur une fiction ? Oui et non. Ni plus ni moins que n'est "fictive" la mémoire de l'artiste et que ne sont "fictifs" les souvenirs des différentes personnes qui ont collaboré à ces réalisations. Il faut bien l'admettre, ces œuvres sont de nature processuelle, sans portée conclusive. Leur existence naît de l'entrecroisement d'une pluralité de parcours : le propos artistique de l'artiste, la contribution des personnes, le souvenir qui en demeure, des traces conservées par l'artiste... Rien ne permet de dire définitivement ce qu'elles sont. Elles sont nécessairement plusieurs, et plusieurs conjointement, dans la même temporalité, sans que l'on puisse "départager" cette pluralité. Elles sont immédiatement et irréductiblement cela et cela et encore cela... Une trace photographique et un souvenir, un vécu et un objet-symbole... auxquels s'associent des conversations qui ont apporté une existence supplémentaire à des œuvres qui n'en manquent pourtant pas. Cette difficulté à objectiver ces travaux, cette impossibilité de les saisir de manière unitaire, ne représentent pas un manque ; bien au contraire elles leur apportent un surcroît d'existence. Chacune de ces œuvres est toujours plusieurs. Et, la vraie question n'est donc pas de définir ce qu'elle est, car le mode du "être" est beaucoup trop unifiant, mais de mesurer à quel point elle s'approprie de nouvelles existences, à quel point elle associe une existence à une autre, sans jamais substituer l'une à l'autre ; elle prolonge infiniment, elle associe. Elle existe sur le mode du multiple (et... et...). Dès que l'on tente de les définir (de les contenir dans un "être"), il faut s'attendre à devoir ajouter immédiatement : "mais, de surcroît, elle est aussi cela..." [1]. Elle s'échappe toujours sur le mode du "et".

Chaque œuvre possède plusieurs vies, autant de vies que d'acteurs qui lui donnent vie. Son "être" est nécessairement multiple, et en celà, variable et mutant. Une œuvre à l'ontologie variable, ou mieux encore, à l'ontologie mutante. Elle est toujours prise dans une entre-définition d'acteurs ou de situations et négocie son "être" continûment selon le moment concerné et les points de vue à l'œuvre [2]. Laquelle de ses vies devient dominante ? A quel titre le serait-elle ? Pour quelle finalité... ? Chaque mode d'existence de l'œuvre (l'intention de l'artiste, la trace photographique, l'objet-symbole, le souvenir... le regard sociologique) interprète tous les autres, les resitue et les déplace, sans que l'on puisse réellement préciser lequel influence définitivement les autres. C'est une œuvre qui ne porte pas en elle sa propre définition (ce que pourrait être son essence originaire) mais qui l'acquiert au fur et à mesure que des personnes contribuent à son élaboration et à sa réception, au gré des influences, en fonction des temporalités et des situations. Ce processus d'accès progressif à l'existence est particulièrement repérable dans l'installation Pour Parler. Chaque fois qu'un visiteur s'approche de la cabine téléphonique et décroche le combiné, l'œuvre capitalise un supplément d'existence. C'est ainsi qu'elle prend corps, toujours sur le mode du surcroît. Sa présence est nécessairement en devenir.

Plusieurs rencontres furent nécessaires pour que ce livre s'amorce et se confectionne. Elles se sont étendues sur deux années, ponctuées de discussions mais aussi entrecoupées de longs silences. Plusieurs terrasses de café ont accueilli ces conversations, derrière la gare de Perrache, à l'entrecroisement de plusieurs rues, devant celle de Grenoble ou sur la place de la Comédie à Montpellier. A chaque fois des lieux de passage. Décidément, il était dit que ce livre se réaliserait sous le signe du trajet et du cheminement. Ce livre paraît deux ans après que le premier contact fut noué. Quel est son statut ? Que dire de cette contribution ? Déjà qu'elle ne relève pas d'un "catalogue raisonné" des œuvres de Slimane Raïs. Elle ne vise pas à recenser. Elle restera partiale et partielle puisque, fondamentalement, elle n'est que parcours, entrecroisement de parcours : des parcours de connaissance (sociologiques) et des parcours d'expérience (artistiques). Nous espérons que ce livre sera reçu en ces termes, à savoir un parcours sociologique qui s'est construit en interaction étroite avec les parcours de création de Slimane Raïs.

Cette investigation sociologique ne prétend pas non plus interpréter l'œuvre de Slimane Raïs, pas plus qu'elle n'a vocation à servir d'introduction à cette œuvre. Si nous conservons le fil de notre propos, nous dirons que ce livre accorde un supplément d'existence à une œuvre qui n'en manque pas - une existence (sociologique) qui interagit avec les autres sans chercher ni à les englober ni à les reformuler. La tentation est souvent grande dans le travail sociologique de faire prévaloir un effet de vérité, à l'encontre des autres "perceptions" et des autres "réceptions". Tel n'est pas le cas ici. Ce livre existe et, désormais, il représente une nouvelle modalité d'existence de ces œuvres. Nous ne lui donnons pas d'autres portées que celle-ci car, déjà, cette perspective est ambitieuse puisqu'elle prétend que la sociologie peut apporter un supplément d'existence.

Slimane Raïs a souhaité qu'un sociologue s'introduise dans ses travaux et les parcourt. Le sociologue s'est saisi tout à fait librement de ses œuvres ; il a tracé un parcours qui lui est propre, avec ses mots, son écriture, ses problématiques. Ce parcours nous dit effectivement quelque chose de ces œuvres, à l'égal d'autres parcours, ceux de l'artiste ou des publics, mais il ne s'impose à personne, pas plus au lecteur qu'à l'artiste lui-même. Nous dirions que ce livre portera trace du travail de Slimane Raïs, ni plus ni moins que les nombreuses autres traces qui retiennent et composent ses œuvres.

[1] Nous rejoignons la préférence de Félix Guattari et Gilles Deleuze pour le mode du "et" à l'encontre d'une emprise trop unitaire du "être".

[2] Nous reprenons ici des pronominalisations que Bruno Latour a mis en avant dans son analyse des activités scientifiques et techniques, en particulier in Aramis ou l'amour des techniques, éd. La Découverte, 1993.