Johann Rivat
Dossier mis à jour — 07/04/2021

Poltergeist

Poltergeist
Par Judicaël Lavrador
In Picturodrome, Éditions deux-cent-cinq, 2013

Malgré l'immense attrait de Johann Rivat pour le paysage, il y a parfois, dans ces vastes plaines ou derrière ces bâtiments aux façades compliquées, des personnages qui pointent le bout de leur nez. Ils le font timidement. Même si, dans le tableau, ils occupent une place centrale ils sont relégués au second plan ou menacés de l'être. Ils sont engagés sur une mauvaise pente. Les contours de leur silhouette sont contestés, comme grapillés par le paysage alentour. Ses couleurs les gagnent. Différents procédés sont utilisés pour créer cette instabilité du personnage (ou, en quelque sorte, de sa définition) : l'eau et les reflets à sa surface, légèrement agités de vaguelettes, viennent lécher le corps du baigneur, dont les jambes, immergées, apparaissent complètement marbrées et bleutées. Le point de vue choisi, en plongée, accentue son engoncement dans le fond, sa disparition au fond (de l'eau), dans les tréfonds de la peinture (Rudolf, le garçon salement noyé, 2010). Même la bouée qui le porte contribue à sa perte : elle peut bien l'aider à flotter, elle le noie en fait un peu plus, la tête jaune de l'animal lui disputant la place de modèle principal.

Quelques années avant, les premières toiles de Johann Rivat laissaient de même l'eau de la mer mordre sur les personnages qui s'y ébattaient. Cela donnait des corps tronqués plutôt qu'immergés, des corps coupés en deux parce que le maillot de bain prenait les couleurs de l'eau, des corps rayés, se fondant dans leur élément aquatique et autant dire leur élément pictural (Suzanne, 2004). Cet océan qui déborde sur les personnages représente la matière qui leur prête corps : la peinture. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'artiste utilise une peinture à carrosserie automobile, une peinture "malléable, humide, fluide", rapidement "bue et absorbée" par la toile. Elle permet de ménager des effets de transparence et contribue alors à empêcher les personnages de faire tâche, de se démarquer sur le fond. Après tout, ils sont constitués de la même eau, de la même patte. Ces figures ont en commun avec lui une texture flottante. Elles finissent par donner l'impression d'être comme happées et tentent, plus ou moins vainement, d'y surnager. Cette manière de liquéfier, sinon de liquider, la place, la consistance, l'aplomb des personnages est aussi une manière de les tourner en dérision. De les mettre en crise et de traduire par-là la difficulté du peintre au travail.

La preuve avec ces deux jeunes hommes, dépeints en fort mauvaise posture, alors qu'ils sont pris de vomissements. Le premier, en plein milieu d'une forêt de bouleaux, lors d'une nuit étoilée, s'appuie d'une main contre un arbre et de l'autre, se tient le ventre. Ce qu'il vomit fait un petit tas doré et légèrement verdâtre, à ses pieds. Cela brille légèrement dans la nuit (Counting the Stars, 2010) ! Une scène ni morbide donc, ni abjecte, pleine de dérision plutôt. Cet épanchement nauséeux représente une petite image de la peinture, ou d'une certaine conception, un peu datée, par trop lyrique et expressionniste, de la peinture, cette matière visqueuse (onctueuse si on préfère) et bigarrée que le peintre fait gicler sur la toile, voire expectore avec ses tripes et toute son âme. Cette conception-là, remontant aux années 50-60, n'est plus guère de mise. Et a viré au cliché, au mieux au mythe. Johann Rivat en est conscient, comme tant d'autres de sa génération. Cependant, lui, comme les autres, continue à être travaillé au corps par ce difficile exercice de la peinture. Et vice-versa : nombreux sont ceux qui n'ont pas renoncé à la travailler au corps, à travers une pratique matiériste ou gestuelle. Il en va ainsi de l'œuvre totale réalisée par Johann Rivat au centre d'art de Flaine, procédant de projections successives et impulsives de peintures sur les fenêtres. Or, de cette action, l'artiste livrera un tableau nuancé d'un contrepoint plein de dérision, une saynète impromptue qui met au pied du mur de ce centre d'art un petit personnage lui aussi pris de nausées (Closer, 2010). D'une giclée à l'autre, d'un moment (héroïque) de l'histoire de la peinture à l'autre (sa répétition en mode mineur). D'ailleurs, ce n'est pas un hasard, si son wall-painting (window-painting serait peut-être un terme plus juste) veut être perçu à la fois de l'intérieur et de l'extérieur : un double point de vue fidèle à la position ambivalente occupée par les peintres aujourd'hui, tout à la fois concernés par cette histoire héroïque, physique, chorégraphique de la peinture et cependant distants à son égard. Johann Rivat est pleinement dedans et se tient pourtant aussi en marge de cette manière de peindre.

Un des personnage les plus stables de la galerie de portraits de Johann Rivat demeure celui de cet homme, bien assis, installé au centre du tableau et devant un autre tableau. America, America (2010) est quasiment un double portrait (tel que le signifie d'ailleurs le titre en forme de répétition). Le chanteur Al Foul, homme-orchestre, bluesman virant rockabilly, guitare en main et tambourin au pied, y est portraituré devant un diptyque (figure du double à nouveau) d'Olivier Mosset. L'histoire de la peinture est bien l'arrière-plan de la toile. Mais c'est une histoire proche et incarnée. Mosset est, pour Johann Rivat comme pour tant d'autres peintres de sa génération, une figure tutélaire, omniprésente, emphatique et pas seulement un manifeste radical des années 60. Quelqu'un qui raconte volontiers de vive voix ce que fut la scène artistique à cette époque autant qu'il s'intéresse à ce qu'elle est aujourd'hui. La scène dépeinte a lieu au MAC de Lyon, en 2010, au cours de l'exposition du peintre suisse. Lequel avait invité son ami de l'Arizona à venir se produire en live. Le monochrome à l'arrière-plan a perdu de sa monotonie chromatique : passé sous les pinceaux de Johann Rivat, il a déteint et doit composer avec la variation des éclairages du musée où il était présenté, avec la texture de la photo qui a documenté l'événement, et avec les aléas de la peinture humide qu'utilise le jeune artiste. Du sol au plafond, de l'arrière-plan au premier-plan (Al Foul impassible), tout succombe à cette fine pluie picturale qui fait divaguer les formes et se mêler les couleurs. La toile America, America touche au(x) mythe(s) sans scrupules, sans se rendre malade, sans déférence ni offense.

L'autre portrait qui s'inscrit de manière double mais plus trouble dans le tableau c'est celui du Colonel, Harland Sanders, fondateur de la chaîne de restauration rapide KFC (Me and the Colonel, 2009). C'est le portrait d'un type dont le visage avenant est devenu un logotype et qui fait office d'enseigne. Un portrait au statut ambigu qui brille d'ores et déjà, partout dans nos villes, de sa propre lumière – électrique et publicitaire. Le personnage ne vaut plus vraiment pour lui-même, ne renvoie plus à une personne, mais à une marque et brille au-dessus d'un lac. Le portrait ne renvoie donc plus à personne - de même que l'enseigne dépeinte par Johann Rivat ne s'ancre à aucun lieu, que dans un vaste no man's land crépusculaire et ne s'adresse à personne, qu'à des ombres. Le personnage est là comme inconsistant. Il est comme l'ombre de lui-même. Il est une icône publicitaire érigée dans un paysage déserté – n'est-ce pas là les seules rencontres que l'on fait dans les zones où il n'y a rien ni personne : les panneaux publicitaires ?

Les personnages de Johann Rivat avaient déjà du mal à se tenir d'aplomb : débordés par la peinture qui leur prête consistance tout en contestant leur épaisseur, envahis par l'arrière-fond historique, ou comiquement assez mal en point, ils en arrivent à ne plus incarner personne, qu'une figure trop générique, trop emblématique (du capitalisme), et trop spectrale dans ce paysage lacustre et nocturne. De fait, on ne les voit bientôt plus ces personnages. Ils laissent place à des points lumineux, des architectures blanches, brillantes, qui font comme une trouée dans les vastes paysages. Comme si, trop instables, trop bancals, ils avaient été absorbés par la peinture, tout en continuant à émettre le signal de leur présence : ils sont passés à l'intérieur des bâtiments ou dans le halo lumineux d'enseignes électriques. La peinture se livre alors à une espèce de libre adaptation de Poltergeist, film d'horreur des années 80 où les personnages passent derrière l'écran, dans la lumière cathodique d'un poste de télévision, à moins qu'ils ne se volatilisent dans un coin reculé et invisible, dématérialisé, de la chambre des enfants. Trouée vers l'au-delà infernal, sas entre le monde des vivants et celui des morts, ce tunnel ne se matérialise que par un écran de fumée blafarde ou encore par la neige cathodique. Or, il arrive que les toiles de Johann Rivat grésillent d'une zone blanche et brillante un peu similaire. Elle représente un édifice, un pan de bâtiment architectural, un toit qui lance des ailes recourbées vers le ciel (Pineapple Shiit, 2013) ou bien, ce qui ressemble à une enseigne (encore) mais peut aussi bien être un fragment de façade (Casino, 2013). Même une caravane (Flamingo, 2013), à la carrosserie métallique, gris rutilant, se met sous les coups de pinceaux à luire d'un étrange éclat. Eclat spectral qui pourrait dire quoi ? Que ces personnages dont on a suivi la trace jusqu'ici se sont évaporés là, dans ces habitacles, dans ces zones de peinture vibrantes. Qu'eux, si mal en point déjà, avaient fini par s'évanouir dans le paysage, dans ces éléments qui le ponctuent. Mais qu'en s'éclipsant ainsi, ils ont laissé derrière eux cet espèce d'halo, de nébuleuse de couleur blanche rayonnante teintée de jaune, de mauve, d'ocre, de rouge. Or, si les œuvres s'attachent ainsi à mettre en scène, avec les accents du genre fantastique, ce motif paradoxal de la disparition (ils y sont sans y être, ils y étaient mais y sont toujours...), c'est que la peinture elle-même, aujourd'hui, est un fantôme : hantée par les maîtres anciens, survivante après le démontage en règle que les avant-gardes lui infligèrent, elle erre au milieu des autres pratiques, telle les zombies de Romero au milieu du supermarché. La peinture ne se pense aujourd'hui, et sans doute ne se pratique, que dans ces zones blafardes et désertées, recoins marginaux entre deux eaux, où son éclat se ravive au contact de quelques initiés.